Archives de catégorie : Textes

Carnet d’Écriture (7) – une histoire pleine de bruits et de fureur, racontée par un idiot

(…) Plutôt que de développer devant cet ami tous mes arguments en réponse à sa remarque, j’ai préféré annoncer que je ne tarderai pas à lui prouver le contraire par une prochaine nouvelle.
Voilà pour le « pourquoi » de Blind diner ».

Passons maintenant au « comment ».

Très rapidement, je décidai de raconter mon histoire en gestation à la première personne du singulier et au présent de l’indicatif. Ce choix présente quelques avantages propres à faciliter la rédaction : ce temps de narration élimine pratiquement tous les problèmes de concordance des temps et le choix du narrateur-acteur, au contraire de cet insupportable pédant qu’est le narrateur omniscient, permet d’avancer dans l’histoire en toute innocence, sans prescience de ce qui va se passer, conditions imposées ipso Continuer la lecture de Carnet d’Écriture (7) – une histoire pleine de bruits et de fureur, racontée par un idiot

L’incertitude comme principe

Rediffusion

Le principe d’Heisenberg ou « On n’est jamais sur de rien »

— Dis-donc, je viens d’en entendre une bonne. Y a un savant, un allemand, Wurtemberg je crois qu’il s’appelle, ou quelque chose comme ça, il a dit qu’en principe, c’est pas possible connaitre en même temps la vitesse et la position d’un truc qui se déplace un peu vite. Non mais, j’y crois pas ! C’qu’ils vont pas chercher quand même ! En tout cas, si c’est vrai, il faudra le dire aux flics ! Parce qu’ils arrêtent pas de m’envoyer du papier pour me dire que, j’sais plus quand, j’étais Porte de la Chapelle à 129 kilomètres-heure sur le Périphérique. Y doivent pas en avoir entendu parler, de Gutenberg ! Eh, garçon ! Un aut’ Calva, siouplait ! Tu r’veux un café ?
— Non, merci. Il s’appelle Heisenberg, Werner Heisenberg.
— Qui ça ?
— Eh bien, le savant dont tu parles. C’est un physicien : Heisenberg. Pas Gutenberg, ni Wurtemberg : Heisenberg.
— Ah bon …
— Et ce dont tu parles, c’est de son principe, le Principe d’Heisenberg. C’est de la science.
— Comme le Principe d’Archimède, alors ?
— C’est ça. On dit aussi Principe d’Indétermination ou Principe d’Incertitude.
— T’es certain ? Non, j’rigole ! Et c’est bien ça qu’y dit, Machinberg, qu’on peut pas savoir en même temps où on est et à quelle vitesse on va ?
— Si on veut, mais ça ne s’applique qu’à des particules.
— Des trucs tout petits alors ?
— C’est cela, de la taille de l’atome, ou plus Continuer la lecture de L’incertitude comme principe

Go West ! (112)

(…) Et après, quoi faire ? Décider de ne pas prendre cet avion, de rester plus longtemps aux États-Unis, d’y rester toujours ? J’y avais déjà pensé, bien entendu, mais seulement dans un éclair, comme une de ces solutions magnifiques dont on sait qu’elles sont impossibles car finalement, au contraire de Patricia, moi, je n’étais pas prêt à de tels bouleversements. Alors quoi ? Partir tout de suite, arracher le sparadrap d’un seul coup pour ne pas souffrir davantage un peu plus tard ? Mais cela voulait dire renoncer aux quelques jours de bonheur que Patricia me promettait à côté d’elle, et ça, je n’en avais ni l’envie ni le courage
— Philippe ! Est-ce que tu veux ? Vraiment ?

J’ai dit oui, bien sûr, et le lendemain nous avons pris le Shuttle.

Le Shuttle, c’est le DC 4 qui vous amène en trente-cinq minutes de Washington à l’aéroport de Newark pour la somme de 12 dollars. C’est tout simple, il n’y a pas de réservation, pas de contrôle ; vous vous présentez au départ et s’il y a de la place, vous montez, sinon vous prendrez le suivant, une demi-heure plus tard. De Newark, nous avons pris un bus qui nous a amenés à la gare de Grand Central, en plein cœur de Manhattan, et de là, nous avons marché jusqu’au Biltmore. Pour respecter un minimum de convenances, c’est moi qui ai pris la chambre tandis que Patricia faisait semblant de s’intéresser aux vitrines du lobby, mais j’ai bien vu que l’employé à la réception regardait Patricia du coin de l’œil et qu’il n’était pas dupe. Patricia connaissait sans doute déjà bien l’hôtel, car elle m’avait demandé de prendre une chambre ‘’low rate special’’ au quatorzième étage. Ces chambres étaient les plus économiques de tout l’hôtel pour plusieurs raisons. La première était qu’au Biltmore, par superstition, le treizième étage n’existait pas. On passait donc directement du douzième au quatorzième. Ça n’empêchait pas les clients superstitieux de refuser les chambres du prétendu quatorzième, dont ils savaient pertinemment que c’était en réalité le treizième. La deuxième raison était que, Continuer la lecture de Go West ! (112)

Carnet d’Écriture (6) – Quand on connait personne, on s’emmerde comme jamais

Blind diner – Pourquoi ?

Je me propose aujourd’hui de vous raconter comment est né et comment s’est développé ce bref roman, cette longue nouvelle, cette pièce de théâtre qui ne dit pas son nom, ‘’Blind dinner’’.

L’idée m’est venu de la remarque que me fit un jour un ami. « Hier soir, m’avait-il dit, nous avons dîné chez Untel. Personne ne connaissait personne. On s’est ennuyé comme des rats morts. On n’a pas idée d’organiser un dîner comme ça. Pour qu’une soirée soit réussie, il faut que les gens se connaissent, tout le monde sait ça ! » Je ne suis pas certain que ce soit là les mots exacts qu’il employa, mais c’était bien le concept : « Quand on ne connaît personne, on s’emmerde. »

Mon esprit de contradiction, qui toujours sommeille en moi juste à côté du cochon, me fit réagir immédiatement à Continuer la lecture de Carnet d’Écriture (6) – Quand on connait personne, on s’emmerde comme jamais

Le Roman des regards – Critique aisée n° 266

Le Roman des regards
Daniel Pennac-Laurent Mallet
Éditions Philippe Rey – 25€

Moi, je ne suis pas comme Daniel Pennac. Je n’ai pas eu la chance de rencontrer Lorenzo dell’Acqua pour la première fois dans un musée. La première fois que je l’ai vu, c’est dans le cabinet médical qu’il exploitait sous le nom de guerre de Laurent Mallet. Ce médecin avait-il pour habitude de discuter avec tous ses patients d’autre chose que de leurs intérieurs, ou m’avait-il trouvé particulièrement sympathique, on ne sait ; toujours est-il qu’il me demanda ce que je faisais pour m’occuper pendant ma retraite car, depuis quelques temps, celle-ci était devenue évidente. Quand je lui eu expliqué mon cas, il me précisa que cette question le préoccupait beaucoup car lui-même allait bientôt prendre la sienne et se demandait si son hobby de toujours, photographier, suffirait à remplir son futur. Je lui dit que le mien, l’écriture dans les bistrots, y parvenait aisément. Ainsi rassuré, il me laissa repartir sans plus barguiner.

Quelques mois plus tard, Lorenzo me contacta. Sa retraite était prise, et il aurait bien pris aussi un café, une bière Continuer la lecture de Le Roman des regards – Critique aisée n° 266

Carnet d’Écriture (5) – Trois hommes dans un bateau

« Messieurs, j’ai beau ne pas être sujet de Sa Majesté le roi Georges V, je me flatte néanmoins d’être un gentleman. A part le fait que le nom de cette jeune fille n’était pas réellement Tavia, vous n’apprendrez rien de plus de ma bouche de ce qui s’est finalement passé entre elle et moi. »
Puis il se renversa à nouveau dans son siège pour fouiller dans son gilet et en extraire un autre cigare. Quand il l’alluma, je crus voir dans son œil à demi fermé comme une petite lueur d’amusement. Mais ce devait être le reflet de la flamme de l’allumette.

Après la théorie du HQVHQVO passons à la pratique en détaillant par exemple les conditions qui ont prévalu à l’écriture des « Trois premières fois ».

La situation était la suivante : influencé par un recueil de nouvelles de Joseph Conrad que je venais de lire, je décidai d’en écrire une qui mette en œuvre le procédé HQVHQVO. Je choisis donc de faire se rencontrer trois hommes, dont le narrateur, et de leur faire raconter à chacun une histoire sur le même thème. Les trois hommes ne se connaissent pas et vont partir cette nuit sur le même cargo pour un long voyage. Ils se sont rencontrés au bureau de la compagnie maritime pour les Continuer la lecture de Carnet d’Écriture (5) – Trois hommes dans un bateau

Go West ! (111)

(…) Et puis, vers la fin de l’après-midi, nous étions allés dans un cinéma du centre qui donnait des films français. Nous y avions vu A bout de souffle, à peu près le seul film français qui intéressait les américains, peu nombreux à en juger par le nombre de spectateurs dans la salle. J’avais déjà vu le film deux fois et pendant la projection, je guettais les réactions de Patricia. Contrairement à ce que je craignais, elle n’avait pas l’air de s’ennuyer. A la sortie, je lui dis qu’à part la coiffure, elle ressemblait à Jean Seberg. Je ne suis pas sûr que ça lui ait fait plaisir. Elle me dit que je ressemblais à Jean-Paul Belmondo, et ça, ça me fit vraiment plaisir.

Pour terminer cette folle journée de vieux couple en weekend, nous avons acheté des poulets frits et des milk shakes dans un Kentucky Fried Chicken et nous sommes revenus à la maison pour les manger devant la télévision en buvant une bouteille de vin italien prélevée dans la réserve du père de Patricia. Nous discutions de la fin du film de Godard quand Patricia s’est interrompue brusquement au milieu d’une phrase… Elle est restée silencieuse quelques instants, les yeux dans le vague, et puis brusquement :
— Je vais y aller avec toi, à New York.
— Quoi ?
— Mes parents rentrent samedi, dans trois jours. Nous partirons avant qu’ils n’arrivent. On prendra le Shuttle. On descendra au Biltmore. Je resterai avec toi jusqu’à ton départ.
Elle avait dit ça sur un ton monocorde, comme si elle répétait pour les mémoriser les étapes successives d’un processus. Elle a redit :
— On prendra le Shuttle demain.

J’aurais dû Continuer la lecture de Go West ! (111)

La Contrescarpe en Technicolor

Elle est assise à la terrasse du Café Delmas. Il est neuf heures moins le quart.

Elle arrive d’Oklahoma City. Retraitée célibataire et aisée de la First Farmer’s City Bank, elle a pris un billet « One platinum week in Paris » : avion, limousine, hôtel, petits déjeuners, entrées dans les musées, guides bilingues, trois repas dans de grands restaurants, shopping rue du Faubourg Saint-Honoré, une soirée à l’Opéra et deux dans des cabarets.

Pendant les trois premiers jours, elle a suivi strictement le programme que l’agence avait établi pour elle. Chaque matin, une voiture est venue la prendre à son hôtel de la rue de Sèvres pour la déposer au Musée d’Orsay ou sur le parvis de Notre Dame ou devant les grilles du château de Versailles. À chaque fois, un guide l’attendait, tickets en main. Le premier soir, elle a dîné seule au Grand Veyfour puis elle est rentrée rue de Sèvres en limousine, un peu éméchée.

Le deuxième jour, Continuer la lecture de La Contrescarpe en Technicolor

Carnet d’Écriture (4) : le procédé HQVHQVO

(…) — Ainsi, vous pensez que je pourrais avoir une méthode sans le savoir, et que l’examen des circonstances qui ont prévalu à l’écriture de plusieurs textes pourrait la révéler. Théoriquement l’idée est intéressante bien que je doute du résultat. Mais, après tout, nous pouvons toujours essayer.

Les Trois premières fois, une nouvelle « HQVHQVO« 

J’ai beaucoup lu de nouvelles de Maupassant. C’était il y a bien longtemps. Plus récemment, j’ai lu beaucoup de nouvelles de Joseph Conrad, encore plus que de Maupassant. Au cours de ces lectures, j’avais pu remarquer que ces deux-là, les maitres du genre, avaient en commun — mais ils ne sont pas les seuls — un procédé d’écriture que je désignerai par HQVHQVO, acronyme de « L’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours ».

Dans l’avant-dernier tome de À la Recherche du temps perdu (Albertine disparue), Marcel Proust évoque ainsi ce procédé : « Les romanciers prétendent souvent, dans une introduction, qu’en voyageant dans un pays ils ont rencontré quelqu’un qui leur a raconté la vie d’une personne. Ils laissent alors la parole à cet ami de rencontre, et le récit qu’il leur fait, c’est précisément leur roman. »

Pour moi, je le définirai de cette manière : Le procédé HQVHQVO consiste pour l’auteur à prétendre qu’au cours d’un voyage en train, d’un diner dans une auberge ou d’une nuit dans un refuge de montagne, quelqu’un, préférablement un inconnu, lui a raconté une aventure véridique vécue par lui, et c’est le récit de cet inconnu qui constitue le corps même de la nouvelle de l’auteur.

Ce procédé assez courant présente pour l’écrivain de multiples avantages.
Avec son indispensable Continuer la lecture de Carnet d’Écriture (4) : le procédé HQVHQVO

Go West ! (110)

(…) Alors, oui, il y avait des bas, de la frustration, du dépit, mais j’avais toujours peur de la brusquer. Je me disais que notre flirt, notre bonne entente de faux cousins ne pouvait pas ne pas évoluer vers quelque chose de plus fort. Alors, j’étais doux, gentil, gai et, de temps en temps, je faisais une tentative… enfin, tu vois, j’espérais. Et finalement, j’ai eu raison…
— Oui, je sais… encore une fois, tu vas me parler de la nuit du Marvin’tavern.

La soirée du Marvin’s tavern a tout changé. Je ne sais plus du tout ce que Patricia et moi y avions mangé, mais je me rappelle très bien que nous avions bu du vin et que la soirée avait été merveilleuse. Je me sentais inspiré, confiant, drôle, oserai-je dire brillant, et séduisant même. Patricia était ravissante, gaie et attentive. Ce soir-là, face à face dans notre petit box près de la fenêtre, nous avions flirté, je veux dire flirté verbalement, en nous tenant la main à travers la table, en nous disant des choses… pas des « je t’aime » bien entendu, mais des choses… Une fois dans la voiture, Patricia était devenue tendre et nous nous étions embrassés.

Comme il était encore tôt, elle m’avait proposé d’aller prendre un verre dans une boite de jazz. À cet instant, moi, je ne rêvais que de rentrer tout droit à la maison, mais je ne voulais pas avoir l’air d’un barbare, alors j’avais dit Continuer la lecture de Go West ! (110)