Archives de catégorie : Fiction

Floue

par MarieClaire (Première diffusion le 26/10/2017)

La seule chose que j’apprécie vraiment c’est le flou. Le flou des choses, le flou des gens. C’est un état confortable que je connais bien, je suis moi-même quelqu’un de flou.

Tout d’abord il y a mon physique. On ne peut donner de moi une description très précise : ni grande ni petite, ni grosse ni maigre, ni brune ni vraiment blonde… Je m’habille de vêtements larges, presque informes, indéfinissables, rien de compromettant.

Ma pensée elle aussi est floue. Je n’ai pas d’avis tranchés, je ne prends aucune décision, j’attends que les autres le fassent pour moi. Nul ne peut se flatter de connaître mes opinions politiques, d’ailleurs je n’en ai pas, je ne vote évidemment pas.

Je n’ai jamais pu dire oui à un homme, je n’en ai gardé aucun. Bien entendu, je n’ai pu envisager d’avoir un enfant. Je suis seule.

Je flotte, je suis une non-personne. Je ne suis capable Continuer la lecture de Floue

Go West ! (83)

(…) Telle est la légende de Sikyangpu et de la fleur nommée Mansi. »
Je dis à Mansi que son histoire était très belle et qu’il faudrait qu’un jour elle me montre une de ces fleurs.
— On n’en trouve plus par ici. Elles ont complètement disparu depuis la grande sécheresse.
Je venais de me rendre compte qu’à mon tour j’avais dit « un jour » et que j’étais en train d’inscrire notre histoire dans la durée. Était-ce vraiment ce que je voulais ? Il faudrait que je fasse plus attention, très attention.
Après un moment de silence, Mansi finit d’un trait son verre de vin et puis, comme si c’était la conclusion d’une longue réflexion, elle reprit son ton neutre habituel pour constater :
— La seule qui reste, c’est moi. Je suis probablement la dernière Mansi sur terre.
— Oui, mais toi, au moins, tu ne risques pas de mourir de soif !

Je réalisai tout de suite que ma remarque était idiote et je la regrettai aussitôt. Pauvre répartie qui se voulait spirituelle, remarque totalement inadaptée à l’instant spécial que nous venions de vivre, elle était le produit d’un automatisme qui nous habitait tous, je veux dire mes amis et moi, étudiants arrogants et, en apparence, sûrs d’eux-mêmes, et qui nous poussait à vouloir être drôles à tout prix et à tout instant. C’était la règle parmi nous. Il fallait être spirituel, ironique, mordant, quitte à faire mal et, si possible, il fallait avoir le dernier mot.

Mais Mansi ne rit pas Continuer la lecture de Go West ! (83)

Go West ! (82)

(…) Alors, je m’étais mis à quatre pattes et m’étais approché de mon père par le côté opposé au chien. J’avais hésité un instant, et puis je m’étais allongé sur lui, mon ventre contre son ventre, mon nez dans sa chemise blanche qui sentait le savon. Ni mon père ni Vercors n’avaient bougé, mais j’avais entendu le chien pousser un nouveau soupir d’aise. Quelques secondes plus tard, relevant la tête, j’avais vu mon père qui, tout en prenant soin de ne rien bouger d’autre que son bras, pinçait son cigare entre deux doigts et, d’une pichenette, l’envoyait à travers la fenêtre rejoindre le boulevard cinq étages plus bas. Après, j’avais dû m’endormir.

Bien sûr, Mansi voulut en savoir davantage. Alors je lui ai raconté le collège Sévigné, qui était mixte jusqu’à la huitième, l’école Massillon, religieuse, pas mixte du tout, et puis le Lycée Saint-Louis où j’allais retourner à l’automne. Je lui ai parlé des dimanches de chasse où j’accompagnais mon père, d’abord avec un bâton, puis avec un fusil. Et puis, forcément, je me suis mis à lui parler de mon centre du monde à moi, de mon port d’attache, du jardin du Luxembourg où j’étais venu enfant, puis étudiant, vers lequel, mais je ne le savais pas encore, je reviendrai toujours, à toutes les époques de ma vie, jusqu’à devenir l’un de ces Vieux Messieurs du Luxembourg que chantaient, mélancoliques, les Frères Jacques. Je lui ai raconté aussi le Quartier Latin, La Sorbonne, vieille de sept-cents ans, la Tour Eiffel, dix fois plus jeune, Saint Germain des Prés, Sartre, Montparnasse, La Coupole, Picasso, Hemingway…
Silencieuse, les yeux au plafond, Mansi m’écoutait sans m’interrompre mais je crois que c’était la chanson de mon accent français qu’elle Continuer la lecture de Go West ! (82)

Le revolver

par MarieClaire

Le vent a bousculé les pages et j’ai perdu le fil de l’histoire, l’histoire de Lisa. J’ai reposé le cahier rouge, fermé les yeux et reconstitué à ma façon ce qu’elle y révélait de sa vie.

Sa triste enfance, elle la voit comme une tempête ponctuée de coups : ceux que son père lui assène, ceux que ses frères se donnent et auxquels elle n’échappe pas non plus. Cette violence la terrorise et elle tente de la fuir en rêvant.

Elle se décrit comme une chétive gamine à lunettes. Mais à l’adolescence, elle se transforme et apprend consciencieusement à faire d’elle une jolie femme. Elle abandonne ses lunettes, préférant voir un monde flou pour que ce monde la remarque. Son ambition s’est éveillée, pour fuir toutes ces violences, elle sera belle donc enfin aimée.

Et Simon apparaît. Il a une belle voiture, porte des chemises à son chiffre, la sort, la cajole : elle est Continuer la lecture de Le revolver

Le souffle

Par MarieClaire
Première diffusion : 21/07/2017

Etre une très vieille dame, presque cent ans, au fond de son fauteuil. Regarder longuement ses mains déformées, tâchées de brun. Tourner la tête et voir l’unique arbre de la cour perdre ses feuilles. Un automne de plus.

Avoir le corps rompu mais garder haut la tête. Oui, la garder bien claire malgré l’usure du temps. Y veiller, s’accrocher.

Pourquoi tous ces efforts, pourquoi tenir encore ? Pourquoi entretenir ce fil de plus en plus tenu auquel la vie reste attachée ?

Pour attendre la chaleur du thé du matin qu’une jeune fille souriante vous apporte enfin ? Pour son réconfort, pour cette habitude ?

Pour apercevoir le rayon de soleil, pour Continuer la lecture de Le souffle

Go West ! (80)

(…)Rafraichi et reposé, vêtu de vêtements propres, rassasié de café, j’ai allumé une cigarette et j’ai entrepris d’inspecter la maison de Mansi. J’ai commencé par le placard où elle avait rangé mon sac. Il était toujours là, sous mon éternelle veste en daim, pendue à un cintre. Dans le sac, j’ai retrouvé toutes mes affaires, mes vêtements, mon revolver, mes cartouches, le dictaphone et même mon passeport. Rassuré sur ce point, j’ai poursuivi mon exploration.

Dans le placard d’à côté, les vêtements d’homme qui m’avaient perturbé la veille étaient toujours là. Quelques sobres chemises, bleu ciel ou blanches, deux T-shirts kaki, une tenue militaire de couleur beige, complète, pantalon, veste et calot, plus un treillis et un blouson de combat en toile camouflée, le tout impeccablement propre, sur cintres en fil de fer et sous housses en papier léger à la marque d’une blanchisserie de Barstow. Je remarquai quelques vêtements civils, un blouson léger rutilant en rayonne rouge marqué aux armes argentées d’une équipe de bowling de Junction City, et une veste en daim à frange comme on en trouve dans les boutiques d’artisanat indien en Arizona. Debout côte à côte dans un coin du placard, il y avait aussi deux de ces gros sacs cylindriques militaires en épaisse toile kaki et, sur un des deux sacs, un képi à galon doré et, à côté, un étui pour deux boules de bowling et une petite malle métallique noire fermée par Continuer la lecture de Go West ! (80)

Go West ! (79)

(…) Une autre fois, je plane ; littéralement, je plane ; comme un vautour ; je suis un vautour ; je vole lentement en larges cercles au-dessus de la table basse ; ma vision de vautour est perçante et je distingue parfaitement les détails de la pièce, la table, les chaises, les tapis, le poste de télévision et, dispersés au milieu du désordre, des corps à moitié nus, enchevêtrés, emmêlés sur le canapé, sur la table, sur le sol, des corps qui remuent lentement comme un nœud de serpents et parmi lesquels, je le reconnais au peignoir jaune qui l’embarrasse, il y a le mien.

Et puis, j’ai eu une vision. Insérée quelque part au milieu des images incohérentes et irrationnelles qui me sont restées en mémoire et de celles qui n’ont pas laissé de trace, j’ai eu une vision très précise. Une vision… je n’aime pas cette idée. Je n’avais pas cru un instant à la vision de Mansi. J’avais mis son récit sur le compte d’une idéalisation ou plutôt d’une rationalisation de son coup de foudre pour Bo. Que l’on puisse avoir une prémonition aussi précise, une vision aussi nette d’un instant à venir était en pleine contradiction avec mes certitudes rationnelles. S’il était possible à qui que ce soit d’avoir une vision de l’avenir, le sien ou celui d’un autre, cela voudrait dire que le futur existe déjà quelque part et qu’il est possible d’y avoir accès, et cela, je me refuse à y croire.

Malgré tout, malgré Continuer la lecture de Go West ! (79)

Automne indien

par MarieClaire

Il fait très chaud. Après un mois de septembre pluvieux, l’automne s’est fait radieux.
Dehors, sur la terrasse, deux chaises longues attendent leurs occupants. Le tourniquet diffuse une fine pluie sur la pelouse et elle aimerait profiter de sa fraicheur, mais il a décidé de monter la bibliothèque. Les cartons la contenant encombrent le garage depuis des semaines !
– Déballe les montants pendant que je prends les mesures, dit-il.
Elle s’exécute avec mollesse et maudit cette maison qui depuis des mois lui gâche tous ses dimanches.
– On aurait dû choisir un jour de pluie pour faire ça. Il fait si beau…Ne fais pas les trous avant d’être sûr des mesures.
Elle frémit à l’idée de voir percer Continuer la lecture de Automne indien

Go West ! (78)

(…)Et le dictaphone ? Ah ! Le dictaphone ? Eh bien, mais… ça venait d’une pièce de théâtre… de Steinbeck, oui c’est ça, de Steinbeck, Mort d’un Lion de Montagne ; quand j’étais à Flagstaff, j’avais rencontré une fille qui devait jouer la pièce avec une troupe amateur ; j’avais enregistré le monologue pour aider la fille à l’apprendre ; comme elle admirait Marylin, elle essayait de jouer comme elle ; pas plus compliqué que ça !
Voilà ce que j’allais raconter à Mansi et Fran et tout le monde serait content. On pourrait continuer à fumer, à boire et à faire la fête. Mais encore une fois, ça ne s’est pas passé comme ça. Pas du tout comme ça…

Ça ne s’est pas passé comme ça parce que, au moment où je commençais à raconter le vol du pick-up, Bob et Brenda sont entrés dans la chambre. Bob a allumé la lumière et pris un temps pour contempler le tableau que nous formions, Fran et Mansi, assises sur le lit côte à côte, adossées au mur et le drap du dessus remonté jusqu’aux épaules, et moi, assis de biais au bout du lit, toujours vêtu de mon peignoir trop grand. Brenda avait posé sur ses épaules la grande chemise à carreaux que Bob portait hier soir en arrivant. Lui, il avait noué une serviette de bain autour de sa taille.
Bob a dit que nous n’avions Continuer la lecture de Go West ! (78)

L’attente, la nuit

Par MarieClaire
Publié pour la première fois le 27 décembre 2013

Le jour va s’achever, j’allume les lampes un peu partout dans chaque pièce. C’est mon refus de la nuit qui pointe, toujours la même comédie, la hantise de ne pas trouver le sommeil quand le moment viendra. Là, il reste encore un peu de temps avant que je ne parte à sa recherche. J’ai consacré une bonne heure au dîner pour deux, souvent plus. La maison rangée, j’ai à effectuer les rites de chaque soir, des rites qui sont censés m’aider : volets fermés, fenêtre entr’ouverte, bouteille d’eau, journaux, au moins un livre. Après ça, la fête peut commencer !
J’ai posé un comprimé de somnifère coupé en deux sur la table de chevet : d’abord la moitié puis le reste pour plus tard… Je m’allonge, ma nuit d’attente est installée.
Les premiers moments ne sont pas inutiles, je pense Continuer la lecture de L’attente, la nuit