Archives de catégorie : Fiction

Go West ! (114)

(…) J’ai dit ça presque en criant, mais je ne le pensais pas, pas vraiment, pas complètement. C’était encore confus dans ma tête, mais dans tout ce qu’elle m’avait, je ne voyais rien qui puisse montrer qu’elle s’était moquée de moi. Seulement, j’étais malheureux et de façon surprenante, ça me faisait du bien de le dire. C’était peut-être pour lui faire un peu de mal en retour, pour qu’elle se sente un peu plus coupable, ou peut-être pour qu’elle m’affirme le contraire, pour qu’elle me dise qu’elle m’aimait… quand même…ou un peu… ou beaucoup… ou tout court ?

Patricia n’a rien dit de cela. Elle a éteint le plafonnier, allumé une lampe de chevet et s’est assise sur le bord du lit. Elle m’a dit de m’asseoir à côté d’elle et m’a demandé de ne plus crier. Elle allait m’expliquer, j’allais comprendre, surement, mais il ne fallait plus que je crie. Elle m’a dit qu’elle n’avait rien calculé, rien prévu de tout ce qui était arrivé, qu’elle ne s’était jamais moquée de moi, que je comptais beaucoup pour elle, que je l’avais aidée à se sortir d’une situation dont elle ne voulait plus, qu’elle avait eu de la chance de m’avoir rencontré, qu’elle me serait toujours reconnaissante d’être ce que j’étais, d’avoir fait ce que j’avais fait pour elle, qu’elle ne m’oublierait jamais. Moi, j’écoutais. Bientôt apaisé par sa voie calme et monotone, je me suis mis à me balancer doucement, d’avant en arrière, les bras croisés, comme si je berçais les suites d’un coup de poing à l’estomac. Je ne comprenais pas tout de ce qu’elle me disait. Ce que j’avais fait pour elle ? Être ce que j’étais ?

—Je te fais de la peine, Philippe. Je suis désolée. Je sais qu’il y a longtemps que j’aurais dû t’écrire qu’il ne fallait pas venir me voir, que j’avais Continuer la lecture de Go West ! (114)

Go West ! (113)

(…) Je réalisais que, dans quelques jours, je serai dans la même situation que lui, que moi aussi je serai séparé de Patricia, mais pour moi, ce serait sans espoir de la revoir avant longtemps, et probablement jamais. Ça me tordait l’estomac, mais je gardais ça pour moi. De toute façon, notre séparation était écrite, inéluctable. Que je gémisse sur notre sort n’aurait mené à rien d’autre que gâcher nos derniers jours.

Je me souviens de cette dernière nuit. Nous étions rentrés au Biltmore fatigués par une longue promenade. Elle avait commencé dans la pleine chaleur de l’après-midi sur les bords de l’Hudson et s’était poursuivie à travers West Village jusqu’à l’Université de New York. A Washington Square, assis dans l’herbe, nous avions écouté de la musique de chambre par un quatuor formé d’étudiants. De là, dans la moiteur de la nuit, nous avions remonté la 5ème avenue puis Broadway pour arriver à l’hôtel vers minuit.   Épuisés mais heureux, nous nous étions jetés sur le lit sans même nous déshabiller. Dans la chambre, l’obscurité était totale. Gaiment, Patricia s’était mise à imaginer sa vie future à New-York, entre Manhattan et Brooklyn. J’étais allongé sur le dos, les yeux grand ouverts et je l’écoutais sans rien dire.
Elle habiterait avec Frances ou alors elle chercherait Continuer la lecture de Go West ! (113)

Go West ! (112)

(…) Et après, quoi faire ? Décider de ne pas prendre cet avion, de rester plus longtemps aux États-Unis, d’y rester toujours ? J’y avais déjà pensé, bien entendu, mais seulement dans un éclair, comme une de ces solutions magnifiques dont on sait qu’elles sont impossibles car finalement, au contraire de Patricia, moi, je n’étais pas prêt à de tels bouleversements. Alors quoi ? Partir tout de suite, arracher le sparadrap d’un seul coup pour ne pas souffrir davantage un peu plus tard ? Mais cela voulait dire renoncer aux quelques jours de bonheur que Patricia me promettait à côté d’elle, et ça, je n’en avais ni l’envie ni le courage
— Philippe ! Est-ce que tu veux ? Vraiment ?

J’ai dit oui, bien sûr, et le lendemain nous avons pris le Shuttle.

Le Shuttle, c’est le DC 4 qui vous amène en trente-cinq minutes de Washington à l’aéroport de Newark pour la somme de 12 dollars. C’est tout simple, il n’y a pas de réservation, pas de contrôle ; vous vous présentez au départ et s’il y a de la place, vous montez, sinon vous prendrez le suivant, une demi-heure plus tard. De Newark, nous avons pris un bus qui nous a amenés à la gare de Grand Central, en plein cœur de Manhattan, et de là, nous avons marché jusqu’au Biltmore. Pour respecter un minimum de convenances, c’est moi qui ai pris la chambre tandis que Patricia faisait semblant de s’intéresser aux vitrines du lobby, mais j’ai bien vu que l’employé à la réception regardait Patricia du coin de l’œil et qu’il n’était pas dupe. Patricia connaissait sans doute déjà bien l’hôtel, car elle m’avait demandé de prendre une chambre ‘’low rate special’’ au quatorzième étage. Ces chambres étaient les plus économiques de tout l’hôtel pour plusieurs raisons. La première était qu’au Biltmore, par superstition, le treizième étage n’existait pas. On passait donc directement du douzième au quatorzième. Ça n’empêchait pas les clients superstitieux de refuser les chambres du prétendu quatorzième, dont ils savaient pertinemment que c’était en réalité le treizième. La deuxième raison était que, Continuer la lecture de Go West ! (112)

Go West ! (111)

(…) Et puis, vers la fin de l’après-midi, nous étions allés dans un cinéma du centre qui donnait des films français. Nous y avions vu A bout de souffle, à peu près le seul film français qui intéressait les américains, peu nombreux à en juger par le nombre de spectateurs dans la salle. J’avais déjà vu le film deux fois et pendant la projection, je guettais les réactions de Patricia. Contrairement à ce que je craignais, elle n’avait pas l’air de s’ennuyer. A la sortie, je lui dis qu’à part la coiffure, elle ressemblait à Jean Seberg. Je ne suis pas sûr que ça lui ait fait plaisir. Elle me dit que je ressemblais à Jean-Paul Belmondo, et ça, ça me fit vraiment plaisir.

Pour terminer cette folle journée de vieux couple en weekend, nous avons acheté des poulets frits et des milk shakes dans un Kentucky Fried Chicken et nous sommes revenus à la maison pour les manger devant la télévision en buvant une bouteille de vin italien prélevée dans la réserve du père de Patricia. Nous discutions de la fin du film de Godard quand Patricia s’est interrompue brusquement au milieu d’une phrase… Elle est restée silencieuse quelques instants, les yeux dans le vague, et puis brusquement :
— Je vais y aller avec toi, à New York.
— Quoi ?
— Mes parents rentrent samedi, dans trois jours. Nous partirons avant qu’ils n’arrivent. On prendra le Shuttle. On descendra au Biltmore. Je resterai avec toi jusqu’à ton départ.
Elle avait dit ça sur un ton monocorde, comme si elle répétait pour les mémoriser les étapes successives d’un processus. Elle a redit :
— On prendra le Shuttle demain.

J’aurais dû Continuer la lecture de Go West ! (111)

La Contrescarpe en Technicolor

Elle est assise à la terrasse du Café Delmas. Il est neuf heures moins le quart.

Elle arrive d’Oklahoma City. Retraitée célibataire et aisée de la First Farmer’s City Bank, elle a pris un billet « One platinum week in Paris » : avion, limousine, hôtel, petits déjeuners, entrées dans les musées, guides bilingues, trois repas dans de grands restaurants, shopping rue du Faubourg Saint-Honoré, une soirée à l’Opéra et deux dans des cabarets.

Pendant les trois premiers jours, elle a suivi strictement le programme que l’agence avait établi pour elle. Chaque matin, une voiture est venue la prendre à son hôtel de la rue de Sèvres pour la déposer au Musée d’Orsay ou sur le parvis de Notre Dame ou devant les grilles du château de Versailles. À chaque fois, un guide l’attendait, tickets en main. Le premier soir, elle a dîné seule au Grand Veyfour puis elle est rentrée rue de Sèvres en limousine, un peu éméchée.

Le deuxième jour, Continuer la lecture de La Contrescarpe en Technicolor

Go West ! (110)

(…) Alors, oui, il y avait des bas, de la frustration, du dépit, mais j’avais toujours peur de la brusquer. Je me disais que notre flirt, notre bonne entente de faux cousins ne pouvait pas ne pas évoluer vers quelque chose de plus fort. Alors, j’étais doux, gentil, gai et, de temps en temps, je faisais une tentative… enfin, tu vois, j’espérais. Et finalement, j’ai eu raison…
— Oui, je sais… encore une fois, tu vas me parler de la nuit du Marvin’tavern.

La soirée du Marvin’s tavern a tout changé. Je ne sais plus du tout ce que Patricia et moi y avions mangé, mais je me rappelle très bien que nous avions bu du vin et que la soirée avait été merveilleuse. Je me sentais inspiré, confiant, drôle, oserai-je dire brillant, et séduisant même. Patricia était ravissante, gaie et attentive. Ce soir-là, face à face dans notre petit box près de la fenêtre, nous avions flirté, je veux dire flirté verbalement, en nous tenant la main à travers la table, en nous disant des choses… pas des « je t’aime » bien entendu, mais des choses… Une fois dans la voiture, Patricia était devenue tendre et nous nous étions embrassés.

Comme il était encore tôt, elle m’avait proposé d’aller prendre un verre dans une boite de jazz. À cet instant, moi, je ne rêvais que de rentrer tout droit à la maison, mais je ne voulais pas avoir l’air d’un barbare, alors j’avais dit Continuer la lecture de Go West ! (110)

Go West ! (109)

(…) Veulerie, paresse, facilité ? Je ne sais pas, mais j’ai fini par laisser mes questions en plan. L’essentiel, c’était que Patricia était redevenue gentille et gaie, peut-être même amoureuse. En tout cas, elle ne me demandait pas de partir. L’essentiel, c’était que j’allais rester près d’elle. Bien sûr, je gardais en moi cette blessure d’amour ou d’amour-propre, cette image de ce salopard de Carver couchant avec Patricia pendant que moi, tout feu tout flamme, je préparais mon voyage pour la rejoindre. Mais l’essentiel, c’était que celui qui était près de Patricia aujourd’hui, c’était moi.

Les parents de Patricia ne devaient rentrer de voyage que le 1erseptembre pour aller le lendemain chercher Walter à son camp de voile. La maison était donc toute à nous pour une douzaine de jours. De plus, comme le cabinet de Carver était fermé jusqu’au 3, Patricia était entièrement libre de son temps et elle me le consacra entièrement. Elle fit même preuve de grandes qualités d’organisatrice, de guide et d’animatrice. Chaque jour, au milieu de la matinée, nous partions en voiture vers le centre de Washington et nous visitions musées, monuments, bâtiments fédéraux, quartiers de la ville, tout ce qui était à voir de la capitale des États-Unis. Avec les années, les images que j’en avais gardées, statues gigantesques, palais somptueux, perspectives majestueuses, se sont peu à peu floutés. Pourtant, quelques-unes demeurent encore bien nettes : la salle inoccupée des séances du Sénat, évocation de la toute-puissance de ce nouvel empire romain, sobres pupitres sénatoriaux, moquette étoilée, silence de cathédrale ; le vilain petit bâtiment rouge brique de la Philips Collection avec, à l’intérieur, Auguste Renoir, le Déjeuner des Canotiers devant lequel nous étions restés longtemps assis à imaginer les vies, les amours et les destins de chacun des personnages et même du petit chien ; l’irrépressible émotion devant la simplicité splendide du cimetière militaire d’Arlington ; l’énergie des conquérants d’Iwo Jima incarnée dans le Memorial du Corps des Marines ; l’élan et la légèreté du terminal de Dulles Airport…

En fin de journée, nous rentrions à Bethesda pour y diner sur Continuer la lecture de Go West ! (109)

Go West ! (108)

(…) Je me suis laissé tomber, assis sur le lit. Elle s’est assise à côté de moi et nous sommes restés un moment comme ça, moi, la tête entre les mains, elle, me caressant le dos. Et puis elle m’a poussé doucement sur le côté jusqu’à ce que je m’allonge ; je n’ai pas résisté et, tout de suite, je me suis couché en chien de fusil, ramassé sur moi-même ; elle en a fait autant, son corps collé au mien, imbriqué. J’ai dû m’endormir avant elle.

Les derniers jours qui me restaient à vivre avec Patricia, seize exactement, d’abord à Washington puis, pour finir, à New-York, ne se sont pas passés comme je l’avais espéré. Et pourtant, tous ces jours, toutes les nuits qui les ont suivies, nous les avons vécus côte à côte, tous les deux, dans la même maison ou dans la même chambre d’hôtel, sans que personne ne nous dérange ni même ne nous observe. Nous avons dormi ensemble, nous avons pris des petits déjeuners ensemble, nous sommes allés au cinéma et au théâtre, nous avons pris l’avion ensemble, roulé en voiture, pris le métro, visité des musées et des grands magasins, flâné dans des rues et dans des jardins… Presque tout ce qu’on doit faire ou voir à Washington et à New-York, nous l’avons fait, nous l’avons vu. Pendant ces quelques jours, notre vie a ressemblé à celle d’un couple en vacances. C’était un peu comme si, Patricia et moi, nous étions en voyage de noces. Seize jours dont je n’aurais jamais osé rêver. Mais le cœur n’y était pas… pas vraiment.

Au retour de la baie de Chesapeake, quand nous étions arrivés devant sa maison, je n’avais pas la moindre idée de ce que Patricia allait faire. La fin de la nuit avait été difficile tant pour elle que pour moi et, depuis que nous avions quitté le Candlewood Motel, nous n’avions pas échangé trois mots. Rester Continuer la lecture de Go West ! (108)

Go West ! (107)

(…) tu m’écrivais que tu viendrais chez moi, que nous serions ensemble… Là, j’aurais dû t’en dissuader ; j’aurais dû te dire non, tu ne peux pas venir parce que mes parents… parce que mon travail… parce que…, mais je n’ai pas eu ce courage. J’essayais vaguement de te le faire comprendre… j’étais moins tendre dans mes lettres, je les faisais plus brèves, je mettais plus de temps à répondre aux tiennes, et à chaque occasion, j’élevais de nouveaux obstacles à ta venue chez moi. Mais je ne te disais pas « Ne viens pas ! Tu vas te faire du mal, tu m’aimes trop et je ne t’aime pas assez, il faut que tu m’oublies, ne viens pas ! ». Et puis, en même temps, je pensais « Eh bien, qu’il vienne après tout, puisqu’il y tient tant ! On verra bien !»

Mais ce n’est pas vrai, ce qu’elle raconte ! Ce n’est pas vrai ! Elle m’attendait, elle voulait que je vienne… Pendant tout ce temps, elle m’a fait croire que… et ce n’était pas vrai ?

« Et puis un jour, c’était la fin du mois de mai et je venais de recevoir ta lettre qui me disait quand tu allais arriver. Ce jour-là, j’ai vu John dans la rue. Tout de suite, je suis entrée dans un magasin pour me cacher, mais quand il a dépassé la vitrine, je suis sortie et j’ai commencé à le suivre. Je me demandais pourquoi je faisais ça, c’était idiot, il ne fallait pas… mais je le suivais. Je l’ai suivi jusqu’à ce qu’il se retourne brusquement pour appeler un taxi. Il m’a vue, il a hésité une seconde. Il avait l’air bouleversé. Il est venu vers moi, mais je lui ai fait signe que non, que je ne voulais pas… Alors, il a souri tristement, il a haussé les épaules et il est monté dans son taxi. Je l’ai regardé s’éloigner. Il ne s’est pas retourné, il ne m’a pas fait de signe. Je me sentais vide, épuisée, mon cœur battait à cent à l’heure, mais j’étais fière de moi : au moins, j’avais résisté à cette tentation…
Mais le lendemain matin, j’ai appelé son cabinet en me faisant passer pour une de mes amies. Il y avait un rendez-vous de libre en fin d’après-midi. Je l’ai pris… Continuer la lecture de Go West ! (107)

Go West ! (106)

(…) Et puis, à Paris, tu es revenu me chercher… notre déjeuner, notre balade, ta joie de me retrouver, ta fierté de me montrer ta ville… et toujours, cette gentillesse maladroite, cette délicatesse, ce respect même… c’était émouvant. D’un seul coup, sur la petite place, j’ai décidé tout envoyer promener, j’ai décidé de tomber amoureuse.  Et je t’ai amené par la main jusqu’à ma chambre d’hôtel… Tu as dû me prendre pour une fille facile… »

Sa respiration s’était accélérée. Elle s’est tue un instant. Moi, je pensais que ce n’était pas très flatteur d’être considéré comme un enfant, mais au moins, elle le disait : elle était tombée amoureuse.
— Moi aussi je t’aime, Patricia. Comment aurais-je pu te prendre pour une fille facile ?

Ça y était, je l’avais dit, le mot gênant, le mot interdit, définitif, celui qui change tout, ou qui casse tout, je l’avais dit, ce je t’aime redoutable. Mais comment ne pas le dire à une fille dont on rêve depuis des mois, pour qui on a traversé l’Atlantique et les États-Unis ? Comment ne pas le dire quand il est minuit, qu’on est couché dans le même lit, à côté d’elle, dans une chambre au bord de la mer et que c’est elle qui vient de vous dire la première qu’elle vous aimait ? Parce qu’elle l’avait dit, ou tout comme. Alors on dit « Moi aussi je t’aime ».
Mais Patricia n’a pas relevé. C’était comme si je n’avais rien dit. Elle a allumé sa lampe de chevet et après un long silence, elle s’est remise à parler.

« Maintenant, il faut que tu saches Continuer la lecture de Go West ! (106)