C’est un peu plus loin qu’il revenait en détail sur son enquête :
« Avant d’entrer cette nuit-là dans la chambre de Marylin, des cadavres morts par overdose, j’en avais vus pas mal, mais jamais l’expression qui demeurait sur leurs visages figés par la mort ne m’avait fait penser à un enfant endormi comme cela avait été le cas pour Marylin. Au contraire, la grimace définitive qui les défigurait révélait l’intensité de la douleur qu’ils avaient dû subir pendant leur agonie. Le visage de Marylin était tout à l’opposé, paisible et détendu.
De la même manière, alors qu’on retrouvait toujours les morts par overdose recroquevillés sur eux-mêmes, dans la position du fœtus, le corps de Marylin reposait tout tranquillement, ses jambes à peine fléchies, ses cheveux à peine décoiffés et son peignoir à peine en désordre, comme si elle s’était allongée pour faire une sieste. Il était donc impossible qu’elle soit morte par absorption de médicaments. Comme elle ne portait pas de traces de violences, je pensai tout de suite que seule une injection directe permettait d’expliquer sa mort subite. Mon intuition fut confirmée un plus tard quand j’obtins une copie du rapport du médecin légiste par un ami que j’avais au bureau du Coroner. Le rapport disait que la mort était due à la présence très abondante de Nembutal dans le sang de la victime. Un peu plus loin, il précisait incidemment qu’aucune trace de cette molécule n’avait été trouvée dans son système digestif. Par incompétence ou sur instructions, le Coroner n’avait pas tiré la conclusion évidente de cette absence : puisque le Nembutal n’avait pas été avalé, c’est qu’il avait été injecté et puisqu’on n’avait retrouvé sur place ni ampoule ni seringue, c’est qu’il avait été administré par un tiers. »
Et Clemmons concluait son chapitre ainsi :
« Il était donc maintenant établi qu’il s’agissait d’un homicide volontaire. Dans les affaires criminelles, la règle
est que toutes les hypothèses doivent être examinées jusqu’à leur élimination ou leur vérification. Je procédai donc de cette manière.
A priori, trois personnes seulement pouvaient être suspectées : la nurse, l’ami et l’agent du FBI.
Murray avait-elle eu l’occasion de faire la piqure mortelle ? La réponse était évidemment oui. Avait-elle un mobile pour provoquer la mort de celle qui l’employait ? Non : Marylin ne gardait pas d’argent dans sa maison et pour la plupart ses bijoux étaient des faux. Par ailleurs, aucun testament en faveur de sa nurse n’avait été retrouvé. Aurait-elle eu des raisons de vouloir la tuer par jalousie, par vengeance… Jalousie de qui, vengeance de quoi ? Ça ne tenait pas debout.
Lawford avait-il eu l’occasion de commettre le crime ? Bien qu’il n’ait rien dit de sa découverte du dictaphone, le reste de ses déclarations était crédible et concordait avec le témoignage de Murray. À moins d’imaginer une complicité entre eux, non, il n’avait pas eu une telle occasion. Un mobile éventuel ? L’intérêt ? Certainement pas ; à l’époque Marylin était couverte de dettes alors que Lawford tournait film sur film. Un crime passionnel ? Pourquoi pas ? Mais pas dans des conditions aussi machiavéliques. Ni mobile, ni occasion… Lawford innocent.
Restait Marietta. Tout l’accablait : son appartenance au FBI, sa présence sur les lieux, sa connaissance de l’existence du dictaphone, les échanges radio que j’avais eus avec lui. Il avait les compétences nécessaires aux effractions discrètes et aux injections qui ne laissent pas de marque. Il était entré dans la chambre, avait tué Marylin, placé le dictaphone et était ressorti en effaçant ses traces. Son mobile ? Les ordres qu’il avait reçus.
J’affirme donc solennellement que Miss Monroe a été assassinée par un ou plusieurs agents du FBI. »
Dans le chapitre suivant, sans avancer de véritable preuve, Clemmons se livrait à de longues considérations sur les identités éventuelles des commanditaires de l’assassinat et sur leurs possibles motivations, que l’on pourrait résumer comme suit : le FBI est une agence fédérale aux ordres de l’Administration en exercice ; les frères Kennedy, qui avaient autorité sur le FBI, avaient des raisons de faire taire la star encombrante. On avait le mobile, on avait l’occasion, ne manquait que l’aveu. La preuve était faite, ou presque, que John F. ou Robert ou les deux ensemble avaient donné l’ordre de supprimer Marylin.
Pourtant, « Say goodbye to the President » ne provoqua pas la tempête qu’il aurait déclenchée s’il avait paru vingt ans plus tôt. Hoover étant mort depuis une dizaine d’années, Webster, le nouveau directeur du FBI, se contenta de nier l’existence d’agents infiltrés dans les administrations américaines. Il tenta en même temps de discréditer Clemmons en lui attribuant quelques bavures, quelques casseroles, vraies ou fausses.
Mais, en réalité, l’Administration républicaine de Reagan de 1983 n’était pas mécontente de voir apporter une preuve supplémentaire des turpitudes du démocrate Kennedy. Elle fit donc en sorte que le FBI cesse de critiquer la théorie de Clemmons et même de communiquer sur l’affaire. Le scandale naissant s’éteignit de lui-même dans le mois qui suivit.
De toute façon, je savais, moi, que la théorie de Clemmons était fausse. Il se trompait de coupable, comme toute l’Amérique, et avec elle le monde entier, s’était trompée depuis tant d’années. En fin de compte, si Peter Lawford et moi étions les seuls à avoir écouté le message d’adieu de Marylin, j’étais le seul à avoir compris que c’était un faux et, soixante ans plus tard, soixante ans trop tard, le seul à en avoir déduit que l’assassin de Marylin était en réalité l’homme qui avait créé en 1924 le Federal Bureau of Investigation et qui l’avait dirigé jusqu’à sa mort, J. Edgar Hoover.
Quand j’achevai cette partie de la rédaction de mes souvenirs, je sentis que j’étais parvenu à un tournant du récit. De la simple narration d’un voyage somme toute assez banal aux USA, j’en étais arrivé à l’élucidation d’un crime que, depuis des années, d’innombrables enquêteurs, journalistes et écrivains avaient tenté en vain de résoudre. C’était moi qui à présent en possédais les clés. Il fallait que je choisisse : devais-je extraire de mon récit tout ce qui pouvait concerner 12305 5th Helena Drive et Marylin Monroe pour en faire un livre d’investigations (J’en avais déjà le titre : Qui a peur de Marylin Monroe ? ), ou devais poursuivre mon Go West !comme je l’avais commencé, c’est-à-dire avec la narration de mes petites aventures américaines ? J’hésitais parce que contrairement aux livres de souvenirs et aux récits de voyage, les livres d’enquête rencontrent souvent le succès. Bien ou mal écrits, la question n’est pas là, ils satisfont le goût d’un certain public pour le sensationnel, le scandaleux, surtout quand il frappe des personnalités connues. Avec les Kennedy, avec Marylin Monroe et même avec Lawford, on ne pouvait trouver guère mieux pour attirer le chaland. En ajoutant à tout ça un complot ourdi par des puissants, une énorme erreur judiciaire et la réhabilitation d’un Président adulé par une moitié de l’Amérique et détesté par l’autre, je détenais des éléments très forts. Écrire un volume là-dessus était vraiment tentant.
A SUIVRE