(…) J’ai dit ça presque en criant, mais je ne le pensais pas, pas vraiment, pas complètement. C’était encore confus dans ma tête, mais dans tout ce qu’elle m’avait, je ne voyais rien qui puisse montrer qu’elle s’était moquée de moi. Seulement, j’étais malheureux et de façon surprenante, ça me faisait du bien de le dire. C’était peut-être pour lui faire un peu de mal en retour, pour qu’elle se sente un peu plus coupable, ou peut-être pour qu’elle m’affirme le contraire, pour qu’elle me dise qu’elle m’aimait… quand même…ou un peu… ou beaucoup… ou tout court ?
Patricia n’a rien dit de cela. Elle a éteint le plafonnier, allumé une lampe de chevet et s’est assise sur le bord du lit. Elle m’a dit de m’asseoir à côté d’elle et m’a demandé de ne plus crier. Elle allait m’expliquer, j’allais comprendre, surement, mais il ne fallait plus que je crie. Elle m’a dit qu’elle n’avait rien calculé, rien prévu de tout ce qui était arrivé, qu’elle ne s’était jamais moquée de moi, que je comptais beaucoup pour elle, que je l’avais aidée à se sortir d’une situation dont elle ne voulait plus, qu’elle avait eu de la chance de m’avoir rencontré, qu’elle me serait toujours reconnaissante d’être ce que j’étais, d’avoir fait ce que j’avais fait pour elle, qu’elle ne m’oublierait jamais. Moi, j’écoutais. Bientôt apaisé par sa voie calme et monotone, je me suis mis à me balancer doucement, d’avant en arrière, les bras croisés, comme si je berçais les suites d’un coup de poing à l’estomac. Je ne comprenais pas tout de ce qu’elle me disait. Ce que j’avais fait pour elle ? Être ce que j’étais ?
—Je te fais de la peine, Philippe. Je suis désolée. Je sais qu’il y a longtemps que j’aurais dû t’écrire qu’il ne fallait pas venir me voir, que j’avais changé, que j’avais une liaison avec un homme. J’aurais dû… tu aurais été déçu, malheureux peut-être, mais ça n’aurait pas duré, tu n’aurais pas souffert comme maintenant. Il faut que tu saches… le jour où tu as téléphoné pour dire que tu arrivais, je suis revenue du cabinet de John pour t’attendre chez moi. À ce moment-là, je voulais tout te dire, tout ce que je t’ai dit plus tard au motel. Je t’aurais dit aussi que tu ne pouvais pas rester, qu’il fallait que tu partes, tout de suite, ou le lendemain matin. Je t’aurais même donné un peu d’argent si cela avait été nécessaire. Mais tu n’arrivais pas, alors je suis allée retrouver John à notre hôtel. Mais j’étais troublée par ton arrivée et John m’a trouvée bizarre. Il m’a questionnée, il a insisté, insisté et nous avons fini par nous disputer. Je suis partie de l’hôtel furieuse contre lui.
Quand je suis rentrée à la maison, je ne savais plus quoi faire de toi. J’en voulais à John de nous être disputés ; je t’en voulais d’avoir voulu m’entraîner dans la véranda ; je m’en voulais de ne pas t’avoir dit la vérité. Je ne savais plus où j’en étais. Le lendemain dans la voiture, j’ai hésité pendant tout le voyage jusqu’au Summer Camp de Walter. En conduisant, je revoyais notre soirée à Zermatt et puis notre après-midi à Paris, et je me rappelais comme tout cela avait été joli, gai et jeune. Tu étais si doux, tu paraissais si heureux. Alors, d’un coup, j’ai voulu revivre ça et j’ai décidé de t’emmener au Candlewood. Et je l’ai revécu… Mais dans le milieu de la nuit, je me suis réveillée et je me suis mise à réfléchir : j’avais honte. J’avais honte d’avoir été pendant si longtemps la maîtresse cachée d’un homme marié qui aurait pu être mon père. C’était peut-être en moi depuis longtemps, mais ce que je venais de vivre avec toi m’avait à nouveau décidée : j’allais rompre avec John et je ferai en sorte que, cette fois, ce soit définitif. Il fallait que je change de vie et pour ça, il fallait d’abord tout quitter, Washington, ma famille, John. Ce ne serait pas facile, mais il fallait que je le fasse. C’est pour cela que je pleurais quand tu t’es réveillé. Mais je pleurais aussi à cause de toi. J’avais honte de t’avoir menti, à toi qui semblais si amoureux, si sincère, si innocent. Alors, pour me rattraper, j’ai décidé de tout te dire, d’un seul coup. Et c’est ce que j’ai essayé de faire. Je n’aurais pas dû. J’ai réalisé depuis que si je t’ai tout dit cette nuit-là, c’était plus pour soulager ma conscience que par pure honnêteté. Je me débarrassais d’un poids sans me soucier de ce que cela pouvait te faire. Je te balançais tout en vrac et je te laissais te débrouiller avec ça. Ça t’a fait du mal. J’en suis tellement désolée ! Mais j’avais besoin de parler. Et puis, confusément aussi, je devais être fière de toutes les décisions que je venais de prendre ; fière aussi d’avoir eu le courage de t’avouer mes faiblesses et mes mensonges. Peut-être même m’admirerais-tu pour ça ? Mais ça ne s’est pas passé comme ça. D’abord parce que je n’ai pas eu le temps de t’annoncer mon intention de rompre avec John et de quitter Washington. Ensuite parce que tu as mal réagi à mon histoire. Je ne t’en veux pas, tu sais, et même, je te comprends. Mais il faut que tu me comprennes aussi.
Je crois que ce qui t’a blessé, ce n’était pas que j’ai eu avant toi une liaison presque honteuse avec un homme de plus de deux fois mon âge. C’était que j’aie repris cette liaison après que nous nous soyons rencontrés. Tu m’aimais, et tu croyais que moi aussi je t’aimais. Tu ne voyais pas ce qu’il y avait de distance dans mes lettres. J’aurais dû être plus claire, mais de toute façon, tu rêvais. C’était romantique, notre histoire : la montagne enneigée, la jolie petite place à Paris, l’hôtel au Quartier Latin. Et puis l’Amérique, l’éloignement, le spleen, les mois qui passent, les lettres, le projet de voyage, l’attente et enfin de nouveau tous les deux… Tu rêvais. Moi, je ne rêvais pas. J’étais contente et même flattée de l’amour que tu me déclarais dans tes lettres, mais je ne rêvais pas. D’ailleurs, il y a longtemps que je ne rêve plus. Être pendant des mois la maîtresse d’un homme marié qui ne veut pas quitter sa femme, ça tue les rêves, tu sais. Je t’aimais bien, c’est tout. J’étais persuadé qu’à la première gentille petite française venue, tu m’oublierais gentiment. Mais ça ne s’est pas passé comme ça. Tu as réagi très fort, tu m’as insultée, tu as dit que tu ne voulais plus jamais me voir. Je ne t’en veux pas, je te l’ai dit. La preuve, c’est que je suis restée avec toi et que nous venons de passer ensemble quelques jours formidables. C’est grâce à toi si j’ai assez de courage aujourd’hui pour tout quitter et changer ma vie. Jamais je n’oublierai ça et jamais je ne t’oublierai, Philippe. Mais pour nous, maintenant, il faut comprendre que c’est fini. Tu t’en vas, je reste, et c’est très bien comme ça. Tu vas mener ta vie à Paris et moi, la mienne, ici. Bientôt, je ne serai plus pour toi qu’un gentil souvenir, j’en suis sûre. Alors, accepte-le. Ne gâchons pas les quelques jours qui nous restent. S’il te plait ? Tu es d’accord ?
Patricia s’est tue. Assis à côté d’elle, je ne disais rien, je regardais fixement entre mes pieds les fioritures de la descente de lit.
— Tu as raison.
Ma voix était tellement étranglée que Patricia n’a pas compris.
— Tu as raison, ai-je répété en levant la tête pour la regarder en face. C’est fini.
Elle a fermé les yeux et poussé comme un soupir de soulagement. D’une voix qui tremblait un peu, elle m’a demandé :
— Tu me pardonnes ?
Je me suis levé sans répondre. Je suis allé dans la salle de bain, je m’y suis enfermé et j’ai pris une longue douche.
Quand je suis revenu dans la chambre, Patricia dormait sur le lit, toute habillée. J’ai éteint la lampe de chevet, je me suis couché sans bruit à côté d’elle et, épuisé, je me suis endormi. Plus tard, j’ai senti une caresse dans mon dos. J’ai ouvert les yeux. Au-dessus des grands rideaux, une raie de jour disait que l’aurore était là. Je me suis retourné. Étendue à côté de moi, en chemise de nuit, Patricia avait interrompu sa caresse et, sa main posée sur mon bras, elle me regardait sans sourire, profondément. Je l’ai embrassée et nous avons fait l’amour, tendrement.
A SUIVRE