Go West ! (63)

(…) Nancy n’a pas dû remarquer mon gémissement car, sans un mot, elle me tourne le dos et marche vers la silhouette sombre de la maison. Je reprends mes esprits et commence à marcher derrière elle quand je réalise que je ne porte plus mon sac. Vite, je retourne le chercher près de la voiture derrière laquelle je m’étais caché et je repars en courant vers la maison. Je rejoins Nancy sous la véranda au moment où elle pénètre dans la maison.
C’est ainsi qu’ont commencé les trois jours que j’allais passer à Barstow.

La porte d’entrée donne directement sur une grande pièce qui sent le tabac froid. J’en devine les contours à la lumière bleue d’un poste de télévision allumé et silencieux. Sur l’écran, les héros de Bonanza s’agitent en noir et blanc. Nancy allume le plafonnier central et aussitôt la pièce rapetisse. Comme dans d’innombrables maisons américaines, elle fait office de salon, de salle à manger et de cuisine. Elle est meublée sobrement, d’un mobilier moderne et bon marché, dans un style utilitaire et involontairement danois. Le téléviseur, adossé à une baie vitrée, fait face à un canapé aux sévères formes anguleuses recouvertes d’un froid tissu vert pomme. Devant le canapé, une table basse de forme elliptique en bois clair. La baie vitrée, dont j’imagine qu’elle donne sur l’arrière de la maison, est hermétiquement occultée par un lourd rideau de velours bordeaux. Entre la porte d’entrée et le canapé qui nous tourne le dos, une table ronde aux pieds graciles entourée de quatre chaises assorties est partiellement recouverte d’une couverture indienne. Les quatre mètres du mur de droite sont équipés de placards dans lesquels ont été incorporés une cuisinière, une machine à linge ainsi que l’inévitable et gigantesque réfrigérateur. Sur la machine à linge, une bouteille de Chianti, à moitié pleine. Contre le mur de gauche, une haute vitrine en verre et bois verni expose entre deux fenêtres également occultées de velours bordeaux une collection de verres et de flacons d’alcools divers et forts. Le sol, fait d’étroites lames de parquet, est parsemé de tapis de selle indiens. Au mur, seulement deux photographies en noir et blanc. Sur la première, une toute jeune Nancy, souriante, enlacée par un militaire en uniforme sur fond de chutes du Niagara. La seconde représente le célèbre Teapot rock de Sedona. L’ensemble est propre, froid et impersonnel. Sans la petite note chaleureuse apportée par la vitrine aux alcools, la couverture et les tapis indiens, on se croirait dans un appartement témoin pour jeunes cadres moyens de la deuxième couronne parisienne.

Nancy me désigne la table et disparait dans ce que j’imagine être une salle de bain. Je lâche mon sac, laisse tomber ma lamentable veste en daim sur le dossier d’une chaise et m’affale sur une autre. J’attends. Comme rien ne se passe, j’entreprends d’examiner ma main. La paume et la face interne des doigts sont couverts d’une croute brune irrégulière faite de poussière rougeâtre et de sang séché. L’estafilade y dessine en relief un trait noir et sinueux dont je garde encore la trace aujourd’hui, comme une autre ligne de chance, ou de vie. Ma main recommence à me lancer. Nancy apparait enfin. Elle porte à deux mains une bassine pleine d’eau, et sous son bras, une grosse boîte de mouchoirs en papier et une serviette de bain toute propre et pliée. Elle pose le tout devant moi sur la table et y ajoute tout un tas de petites boites de carton et de flacons divers. Elle tire une chaise à elle et s’assied à côté de moi. 

— Je m’appelle Nancy. Et toi ?

— Jérôme…

Pourquoi j’ai dit Jérôme, je ne sais pas. Je ne connais personne de ce nom. J’ai dit ça instinctivement, sans réfléchir. D’ailleurs, en cet instant, je suis incapable de réfléchir. Tout ce dont j’ai envie, c’est qu’on s’occupe de moi, c’est de me laisser faire. Alors pourquoi donner ce faux prénom, Jérôme ? Pourquoi pas le vrai, une fois pour toutes ? Est-ce que je pense vraiment qu’un prénom d’emprunt va me protéger de mes éventuels poursuivants ? Ou alors, en réaction à cette situation étrange, est-ce que c’est ce besoin de mentir qui revient, cette envie de me fabriquer un personnage, de jouer un rôle encore une fois ? C’est idiot, ça ne sert à rien d’autre qu’à m’apporter des ennuis. Il faudrait que j’arrête, mais c’est déjà trop tard ; j’ai dit Jérôme. 

—Alors écoute, Jay, a dit Nancy. Il va falloir être un grand garçon maintenant. 

Elle a saisi doucement mon avant-bras, elle l’a posé à plat sur la table, paume en l’air, elle a déplié mes doigts crispés et commencé à nettoyer la plaie. 

Et moi, dans une heureuse demi-somnolence, je me laisse faire. Nancy demeure silencieuse, tête basse, concentrée sur son travail. Elle m’a plongé la main dans la bassine. L’eau est froide et savonneuse. Ça pique un peu. C’est désagréable, mais au bout de deux ou trois secondes, le froid commence à faire du bien. Nancy sort ma main de l’eau, la sèche avec la serviette en tamponnant la peau tout autour de la plaie. Ça ne saigne presque plus. Nancy ouvre un flacon à demi plein d’un liquide transparent et le renverse sur ma paume. C’est de l’alcool, à quatre-vingt-dix degrés, au moins. Je sursaute et veux retirer ma main, main elle avait prévu le coup en plaquant à l’avance mon poignet sur la table. Elle me regarde et dit : 

— Ça va, Jay ?

C’est la première fois que je vois la couleur de ses yeux. Ils sont vert très clair, perçants, impressionnants. Fasciné, je mets un peu de trop temps à lui répondre.

— Ça va ?

— Oui, ça va, ça va.

Elle baisse la tête et reprend son travail d’infirmière. Je me renverse un peu sur ma chaise et je me laisse aller. Et puis, sans relever la tête, Nancy me demande :

— Tu l’as fait exprès, de tomber tout à l’heure ? C’était à cause des flics ?

Ce qu’elle vient de dire me parait plus une affirmation qu’une question et je ne sais pas quoi répondre. Elle va prendre mon silence pour un aveu, c’est sûr.

— Tu n’es pas obligé de me répondre, tu sais, mais je peux te dire que, les flics, je ne les aime pas non plus. Pas plus d’ailleurs que tout ce qui porte un uniforme.

En disant cela, elle a eu un petit gloussement de rire intérieur. Elle poursuit :

— Alors ici, tu n’as rien à craindre. Qu’est-ce que tu vas faire, maintenant ?

Je me décide enfin à parler : 

— Sais pas… continuer… faire du stop… faut que j’aille à New-York, mais…

— Écoute, tu as l’air mort de fatigue, tu es sale, tes vêtements sont couverts de poussière… on dirait un clochard. Personne ne te prendra jamais en stop dans cet état, et puis, tu te feras vite arrêter par les flics, même s’ils ne te recherchent pas particulièrement.

— Je sais, mais qu’est-ce que je peux y faire ? 

Je lui ai dit ça dans un soupir en prenant mon air d’épagneul. Si elle pouvait m’abriter un peu, juste pour cette nuit par exemple…

Sans prendre le temps de réfléchir ni même faire semblant, comme si elle avait pris sa décision depuis longtemps, et tout en commençant à bander ma main, elle dit : 

— Bon, écoute, Jay…

A SUIVRE

Les pommes empoisonnées 

Vous êtes sans doute comme moi, du moins sur certains points particuliers.
Par exemple, je parierais bien que finalement, vous aimez bien Macron, mais que vous n’osez plus vraiment le dire à qui que ce soit.
Je pense aussi que vous êtes du genre à voir au moins deux épisodes par jour de votre série américaine favorite, tout en continuant à affirmer qu’il n’y a rien de mieux qu’un documentaire sur Arte. 
Et là, c’est une certitude, vous n’avez jamais dit à aucun de vos enfants que vous non plus, vous n’aimez pas les brocolis.

C’est sur cette ligne de pensée que je pense que vous comme moi considérons que l’élection de Donald Soprano à la présidence des États Unis est un événement contrariant, et que l’occupation du siège qui est à la droite de Trump-All-Mighty par Elon-le-Mutant l’est encore davantage. 

Je crois même Continuer la lecture de Les pommes empoisonnées 

Je ne crois pas qu’ils prendront Varsovie

A propos des jugements mondains ou populaires que l’on entend prononcer sur tout et partout  — y compris ici et par moi-même — voici un extrait du dernier volume de « A la Recherche du temps perdu », « Le Temps retrouvé ».
A travers les propos de Mme de Forcheville, anciennement Odette Swann, anciennement Odette de Crécy, cocotte de luxe, l’auteur se moque des avis subtils et définitifs que les gens émettent avec le plus grand sérieux sur le sujet de l’époque, à savoir la Première Guerre Mondiale. 

Il (Monsieur de Charlus) finit par une remarque juste : « Ce qui est étonnant, dit-il, c’est que ce public qui ne juge ainsi des hommes et des choses de la guerre que par les journaux est persuadé qu’il juge par lui-même. » En cela M. de Charlus avait raison. On m’a raconté qu’il fallait voir les moments de silence et d’hésitation qu’avait Mme de Forcheville, pareils à ceux qui sont nécessaires, non pas même seulement à l’énonciation, mais à la formation d’une opinion personnelle, avant de dire, sur le ton d’un sentiment intime : « Non, je ne crois pas qu’ils prendront Varsovie » ; « Je n’ai pas l’impression qu’on puisse passer un second hiver » ; « Ce que je ne voudrais pas, c’est une paix boiteuse » ; « Ce qui me fait peur, si vous voulez que je vous le dise, c’est la Chambre » ; « Si, j’estime tout de même qu’on pourrait percer. » Et pour dire cela Odette prenait un air mièvre qu’elle poussait à l’extrême quand elle disait : « Je ne dis pas que les armées allemandes ne se battent pas bien, mais il leur manque ce qu’on appelle le cran. »  »

The Godfather-elect

Jour après jour, Donald Soprano constitue son équipe de gros bras qui, dans six semaines, dirigeront les États Unis et avec eux, le reste du monde occidental, au mieux des intérêts de leur chef de bande et des leurs. 

Une nomination intéressante est celle de Monsieur Charles Kushner, père de Jared et par conséquent beau-père de Ivanka Trump, fille de Donald Godfather.

Charles Kushner, 70 ans, a bien réussi dans l’immobilier. Il a aussi plaidé coupable en 2004 sur 16 chefs d’inculpation pour fraude fiscale plus un pour s’être vengé de son beau-frère qui avait témoigné contre lui devant un tribunal fédéral et encore un autre pour avoir menti devant une Commission fédérale enquêtant sur le financement des campagnes électorales. Il a été libéré en 2006 après avoir fait 14 mois de prison.
Sa technique de vengeance contre un membre de sa famille, particulièrement élégante, laisse entrevoir un aspect singulier de sa personnalité : Kushner a admis avoir payé une prostituée pour entraîner son beau-frère dans une chambre de motel préalablement équipée de caméras et avoir envoyé les enregistrements à la femme du monsieur, c’est à dire sa sœur.  Continuer la lecture de The Godfather-elect

Go West ! (62)

(…) Il fallait que je continue à marcher vers le centre. Plus loin, j’atteignis une allée faite de dalles irrégulières en béton formant un trottoir le long duquel quelques voitures étaient garées.
Tout à coup, venant à ma rencontre à petite allure dans la demi-pénombre, apparaissent deux phares surmontés d’un bandeau lumineux bleu et orange. Les flics ! Encore les flics ! Mon cœur bat un peu plus vite. Quand la voiture passe à ma hauteur, le flic au volant me jette un coup d’œil appuyé.

Me croyant malin, je veux prendre l’air de celui qui n’a rien à se reprocher, rien à craindre de la police, et j’affecte de le regarder avec ostentation. Je pousse même le jeu jusqu’à lui adresser un léger sourire. Le flic détourne la tête et poursuit sa route. Crispé, la nuque raide, je me force à ne pas mettre à courir. Au bout de quelques pas, j’ose me retourner. Les feux rouges de la voiture sont déjà à une centaine de mètres. Bien joué, mon gars, c’est gagné ! Mais les deux feux rouges disparaissent un court instant, remplacés aussitôt par deux phares blancs. Ils ont fait demi-tour ! Les flics ont fait demi-tour ! C’est surement pour moi. Allons, allons, c’est peut-être un simple contrôle… Mais on ne peut pas savoir, l’avis de recherche de Clemmons leur est peut-être parvenu ! Et puis, même si c’est un contrôle de routine, j’ai toujours avec moi mon P 38. Il y a de quoi intéresser n’importe quel policier. Sans parler du Continuer la lecture de Go West ! (62)

Mon Chat et moi

L’autre jour, j’ai eu une discussion intéressante avec mon Chat. Intéressante n’est peut-être pas le mot adéquat. Instructive, inquiétante, ou les deux à la fois, c’est ça : instructive et inquiétante. Je ne sais pas encore trop quoi faire de ce que j’ai appris sur mon Chat à l’occasion de cette discussion, mais ce qui est certain, c’est que la prochaine fois que je lui demanderai quelque chose, je serai plus méfiant.

Voilà de quoi il s’agit. Continuer la lecture de Mon Chat et moi

Une nouvelle comme on voudrait en entendre plus souvent

Dans ce monde de brutes, dans cet univers médiatique dont nous recevons chaque matin notre lot d’informations désespérantes quand elles ne sont pas terrifiantes, il y a quand même de temps en temps une bonne nouvelle, une nouvelle réconfortante, une nouvelle qui nous laisse espérer que nous allons peut-être, dans notre petite sphère, notre bulle, revenir à des temps plus humains, moins factices, moins forcenés. 

Cette nouvelle, c’est la décision de Madame la Maire de ne pas se présenter aux prochaines élections municipales. Une meilleure nouvelle aurait été qu’elle démissionne tout de suite, qu’Annie Dingo se retire dans cette maison de repos que je lui avais destinée à Guéret, dans la Creuse, au dernier chapitre de mon roman prémonitoire « Les disparus de la rue de Rennes« .  Mais non, elle n’a pas démissionné. Tout espoir Continuer la lecture de Une nouvelle comme on voudrait en entendre plus souvent

Go West ! (61)

À l’heure qu’il est, Tom a dû s’apercevoir de la disparition de son pick-up et les « For Official Use Only » vont partir ma recherche sur les routes environnantes. Je ne peux pas rester là plus longtemps à tergiverser. Je passe le levier de vitesse sur « Drive », enfonce l’accélérateur et traverse la route 33 en faisant fumer les pneumatiques. Ce sera donc vers l’est, vers Bakersfield, vers Washington…

Ce jour-là, vendredi 10 aout 1962, le choix de foncer droit vers l’est plutôt que vers le nord ou le sud allait mettre une fin à cette suite de décisions catastrophiques qui avait commencé moins d’une semaine plus tôt à Santa Monica et qui m’avait amené jusqu’à ce carrefour de la route 33 à l’ouest de Bakersfield.
Une fin ? Oui, mais pas tout de suite ; parce qu’auparavant, il faut que je vous raconte mes trois jours à Barstow.

Barstow, à cette époque, c’était une petite ville d’une dizaine de milliers d’habitants. Elle était née de la Ruée vers l’Or une centaine d’années plus tôt. Située au milieu du désert de Mojave, entre Los Angeles et Las Vegas, traversée par la ligne de chemin de fer Santa Fe et par la route 66 qui relie L. A. à Chicago, à moins d’une heure de route du camp d’entrainement de Fort Irwin, Barstow était devenue Continuer la lecture de Go West ! (61)

REINE D’UN SOIR (Extrait)

(…) Dorsett a paru déstabilisé. Il a tapoté son oreillette pour vérifier son bon fonctionnement, mais, apparemment, elle est restée silencieuse. Il s’est tourné vers les coulisses, espérant sans doute une intervention ou au moins un signe de Bojo. Mais Bojo demeurait inexplicablement absent et Dorsett a commencé à perdre contenance. Il s’est mis à hésiter, à bafouiller :

« Euh… enfin voyons, Carmen… euh, je veux dire Veolia… ce n’est pas gentil ce que vous…

— Pas gentil ? Pas gentil ? a rugi Veolia. Et la salope, là, l’allumeuse de Clocaenog, l’inondeuse de polders, c’est gentil ce qu’elle fait ? C’est gentil de vouloir me voler mon titre en se faisant dessiner des trucs à deux balles sur la peau pour attendrir les braves gens ?

— Mais enfin… protestait Dorsett, mais enfin… »

Il n’avait plus pied, le présentateur vedette, il ne savait Continuer la lecture de REINE D’UN SOIR (Extrait)

Franc-Tireur

Depuis un an à peu près, je lis Franc-Tireur, en ligne ou sur l’exemplaire papier que je reçois ponctuellement chaque mercredi. Je m’y suis abonné, attiré par les chroniques de Caroline Fourest. J’y ai trouvé aussi les chroniques régulières de Raphael Enthoven, de Christophe Barbier… 

Bien sûr, Franc-Tireur, ce n’est pas reposant, le ton y est souvent polémique, mais, en ces temps d’extrême-droitisation des journaux de droite, d’ultra-gauchisation des journaux de gauche, de méga-radicalisation générale, la ligne éditoriale de Franc-Tireur, définie récemment par C.Fourest, me convient bien :  

« … combattre les extrêmes, la désinformation, les complotistes, les racistes, les antisémites, les anti-laïques, les anti-Charlie, les trumpistes, les sectaires, les fanatiques… »