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Octobre au Trastevere

Déjà diffusé en octobre 2015 !

Piazza Santa Maria In Trastevere, Rome

Soleil, ombre et fraîcheur. Calme.

La place est carrée, pas trop grande, et seulement quatre rues étroites y conduisent. Comme presque toutes les places de la ville, elle réunit les époques et les couleurs de Rome : une fontaine romaine, une église médiévale, un palais presque renaissance et deux ou trois immeubles XVII et XVIIIème.

L’endroit n’est pas très fréquenté par les groupes de touristes : pratiquement inaccessible aux autocars, il n’y a que deux restaurants, un café, un kiosque à journaux, et pas un seul commerce.

Pourtant, quelques touristes isolés croisent dans les parages, prennent une photo, entrent et sortent de l’église, s’installent pour un café ou un déjeuner. Une bande de jeunes gens, romains et étrangers, rient sur les marches de la fontaine. Une vielle femme arcboutée sur une poussette traverse rapidement la place et les pavés noirs font trembler les joues de l’enfant qu’elle ramène à la maison. 1165-PIAZZA STA MARIA IN TRASTEVEREUn serveur de restaurant, debout les bras croisés devant sa terrasse, discute au soleil avec un homme en tablier gris. Un triporteur des services de nettoyage traverse bruyamment la place à vive allure, suivi d’une petite fumée bleue, et disparait dans l’ombre d’une ruelle.

Nouveau calme.

Deux femmes Roms sortent de l’ombre Continuer la lecture de Octobre au Trastevere

Singing in the rain

Suite africaine n°3, déjà publiée il y aura bientôt 10 ans. La scène se passe en Haute-Volta (aujourd’hui Burkina Fasso) au début des années 70.

J’ai quitté Sabou, ses enfants et ses crocodiles et j’ai repris ma route vers Bobo-Dioulasso.
C’est la première fois que je conduis en brousse. On m’avait mis en garde, mais la surprise est quand même là. Les parties défoncées de la piste alternent avec la tôle ondulée sur laquelle tous ceux qui ont lu le Salaire de la Peur savent qu’il faut rouler vite sous peine de casser la suspension ou de se décrocher la mâchoire.
La moitié des véhicules que l’on croise sont des taxis-brousse, Renault Estafettes chargées jusqu’à la calandre de voyageurs, de bagages et de bicyclettes, et portant, peinte au-dessus du pare-brise, une devise supposée rassurer le client ou flatter son fatalisme : « C’est Dieu qui conduit ! » ou bien « S’en fout la mort ! ». Les autres véhicules sont pour la plupart des camions. Ils font la route Abidjan-Ouagadougou-Niamey. Ils ont à peu près le même comportement que les taxis-brousse, mais ils ne l’annoncent pas : ils ne portent pas de devise trompe-la-mort. Ils la sèment sans le dire. Tout ce qui roule sur cette piste tangue sur les parties défoncées et vole sur la tôle ondulée
Presque tous les camions sont bancals et surchargés de marchandises et de voyageurs. Ils penchent dangereusement dans Continuer la lecture de Singing in the rain

Le voyage à Reims

Première diffusion : 28 octobre 2014……………………………..temps de lecture : 6 minutes

Je traine seul dans Reims où je n’ai rien à faire avant midi et demi. Il est seulement onze heures. Le soleil commence à chauffer fort et j’irais bien m’asseoir à l’ombre quelque part. Ce ne sont pas les terrasses qui manquent sur la place d’Erlon, mais j’ai assez bu de cafés pour ce matin. Un peu plus loin, calme et fraiche, la cathédrale me tend les bras. La place est presque vide. J’entre.

J’ai déjà visité plusieurs fois cette belle et grande église, point de passage obligé de l’histoire de France. Aussi, aujourd’hui, je vais directement m’asseoir dans la nef principale, comme un habitué. La lumière est belle. Il fait bon. J’essaie de me concentrer sur une improbable méditation ou une vague prière parce que, récemment, il a fait plutôt mauvais temps pour notre entourage. Dans la grande nef, assis au bord de l’allée centrale, je suis là, à essayer de penser à des gens qui n’y sont plus. Au bout de quelques minutes, je réalise que mes pensées sont parties dans tous les sens et je me surprends à regarder le plafond ou les rares touristes qui me dépassent pour remonter vers l’autel.

Au beau milieu de l’allée, à un mètre de moi, une dalle est différente des autres. Elle ne se distingue que parce qu’on y a gravé très sobrement « Ici Saint Rémi a baptisé Clovis roi des Francs ». Compte tenu de l’ampleur de l’évènement, qui allait ouvrir le royaume de France à la religion catholique, je trouve l’inscription bien modeste. Pourtant, je remarque qu’instinctivement, lorsqu’ils déchiffrent l’avertissement, les visiteurs font un écart respectueux pour éviter de le piétiner. J’ai envie de leur dire: « Vous savez, il n’y a personne là-dessous. Vous pouvez marcher dessus ».

En cette fin de Juillet 2014, le visiteur moyen de la cathédrale de Reims a soixante ans. Il porte un short, un bermuda ou, si son sexe le lui permet, un pantalon corsaire ou une jupe courte ; il arbore volontiers une chemise à carreaux à manches courtes ou un polo du genre Lacoste mou. Et les chaussures ? Ah! Les chaussures! Birkenstocks, Adidas  multicolores à coussin d’air, Méphistos aérées, Tongs arc en ciel, tout est là, tout ce qui fait le charme du touriste en ville. Ce même visiteur moyen est souvent accompagné d’un sac ou assimilé : sac à dos du sportif, pochette en bandoulière du citadin ou banane de l’homme élégant.

J’en suis là de mes observations d’entomologiste charitable lorsqu’un groupe d’une douzaine de personnes passe devant moi en remontant l’allée. Ce petit groupe rassemble toutes les caractéristiques et tous les accessoires que je viens d’énumérer. Je me demande soudain où sont passées les groupes de jeunes filles suédoises ou californiennes d’autrefois ? Probablement au même endroit que les neiges d’antan.

Rafraichi, reposé et un peu triste, je me lève pour sortir. Je passe devant les panneaux touristiques qui expliquent l’histoire de la cathédrale. Ils me confirment que la charpente en bois de la cathédrale, détruite pendant la première guerre mondiale, a été entièrement reconstruite en éléments de béton armé, ceci à la demande et aux frais de M. Rockefeller.

Au moment où j’atteins la sortie latérale, un chant très doux s’élève derrière moi. Tout de suite, je pense aux haut-parleurs accrochés aux piliers un peu partout dans la cathédrale car il est maintenant d’usage de diffuser de la musique en continu dans certaines églises comme on le fait dans certains ascenseurs. Mais, non ! Ce cantique ne peut provenir que de la nef que la rangée de colonnes et de piliers me cache. Je fais demi-tour et je me dirige vers l’autel par le bas-côté. Lorsque j’arrive au transept, c’est la fin du cantique. Devant moi, ma douzaine de touristes bariolés est sagement rangée, debout entre le chœur et la nef. Face aux rangées de chaises, six femmes. Derrière elles, intercalés, un degré plus haut, six hommes. Tous tiennent une feuille de papier à la main. Ils ont posé leurs sacs à dos, pochettes à bandoulière et bananes sur quelques chaises de la première rangée. Ils fixent un treizième larron qui leur fait face. Celui-là porte un pantalon long beige clair, un polo bleu ciel impeccable et des mocassins de cuir Bordeaux. C’est sûrement leur chef. Effectivement, il fait un vaste geste des deux bras et un nouveau chant commence.

Presque sur la pointe des pieds, avec des gestes d’une lenteur appuyée, des visiteurs s’insinuent entre les rangées de chaises et s’asseyent avec précaution. D’autres s’immobilisent, debout, là où le chant les a surpris. J’ai choisi la chaise la plus à gauche dans la première rangée. De cette manière, je peux voir aussi bien les visages des chanteurs que celui du chef de chœur ou ceux des spectateurs.

Ces dames, pas encore tout à fait vieilles, petites, boulottes, mal habillées, elles qui tout à l’heure, dans l’allée centrale, semblaient avoir perdu toute grâce,  ces femmes ont des voix d’enfants. Ces hommes qui les accompagnent  leur ressemblent. Leurs voix sont à peine plus graves, mais plus rondes. Ils ferment les yeux pour ne pas se perdre dans le canon, ils dodelinent de la tête pour sentir le rythme, ils arrondissent la bouche pour prolonger le son. Le chef de chœur les accompagne plus qu’il ne les conduit. L’amplitude et la lenteur des mouvements de ses bras, les balancements de son buste, l’immobilité du bas de son corps donnent l’impression qu’il conduit sa chorale planté au fond de l’océan par dix mètres de profondeur. Lui ne chante pas, mais il articule soigneusement et silencieusement chaque parole du cantique. De temps en temps, il sourit largement. Il est heureux.

Je ne suis pas musicien. Je ne sais pas décrire une musique, une mélodie, ou une petite phrase dans une sonate. Mais je sais ressentir que l’émotion est palpable. Elle a saisi toute la cathédrale.

Un cantique s’achève ; un instant de silence, troublé par quelques bruits de chaises qui s’agitent ; une porte lointaine claque ; un léger murmure parmi les choristes ; une note, une seule pour donner le ton ; encore un silence et un nouveau cantique commence. Ce sera le dernier.

Il monte, d’abord doucement, lentement, sans rythme, puis il s’élève un peu sur quelques courtes mesures. La musique devient légère, bondissante comme une danse campagnarde. Mais, derrière la danse, monte à nouveau le thème du début qui enfle et résonne à travers la cathédrale. Les voix des hommes et des femmes, puissantes, ne se distinguent plus. Enfin, elles se séparent pour un canon majestueux qui reprend sans cesse le mot Amen, de plus en plus doucement, de plus en plus lentement, pour finir sur une seule note prolongée qui se noie dans l’écho.

Chorale

Silence…on hésite à applaudir. Quelques-uns osent, timidement. Le chef se retourne, salue brièvement de la tête. Il prononce un seul mot dont on entend juste la fin : -…sssiii. Les choristes ont repris leurs sacs à dos, pochettes à bandoulière et bananes. Leur petit groupe descend l’allée centrale et disparait dans l’ombre du sas de l’entrée principale.

Une fois dehors, un autre que moi sourira à son tour devant leurs sacs à dos, leurs pochettes et leurs bananes et les prendra pour un groupe de touristes ordinaires.

Ma nuit du 4 août

Soixante et un an plus tard, publié une première fois il y a huit ans, voici à nouveau ma nuit du 4 août (1962)

La vieille Hudson 51 nous aura au moins amené jusqu’à Los Angeles. Nous l’avions achetée à Flagstaff deux semaines plus tôt pour la somme de cinquante dollars partagée entre nous six. Flagstaff-Los Angeles, six cents miles à respirer l’odeur de poussière des sièges et les relents d’huile surchauffée du moteur ; six cents miles, y compris le petit détour pour voir le Grand Canyon au lever du soleil et Las Vegas au crépuscule ; six cents miles, dont une bonne partie de nuit, à surveiller le vrai défaut de cette voiture : l’extinction totale et imprévisible des phares à des intervalles tout à fait irréguliers. Pour survivre à cet inconvénient, nous nous étions organisés. La nuit, l’un après l’autre, nous prenions le quart pendant une heure à la place du passager avant, fenêtre ouverte, le nez dehors pour rester éveillé et le bras droit pendant à l’extérieur, la main serrée sur une lampe torche. Lorsque l’extinction des feux survenait, l’homme de quart devait allumer aussitôt sa lampe et éclairer quelques mètres de route vers l’avant tandis que le conducteur s’appliquait à arrêter la voiture sans sortir du béton.

Cela fait cinq heures que nous roulons après une longue soirée dans les casinos de Vegas. Le jour se lève. Nous sommes tous épuisés mais, avec le jour, cesse la garde à la fenêtre. L’expressway descend doucement vers la ville que l’on aperçoit à travers la brume qui passe du marron au jaune en s’éloignant du sol. Le temps est gris. La ville immense est encadrée par le pare-brise de la voiture, marqué d’insectes éclatés et d’arcs de cercles jaunâtres, sans rien d’autre pour accrocher le regard que le quadrillage infini des boulevards et un petit paquet de tours gris foncé vers le centre. L’ampleur du spectacle a quelque chose d’oppressant. Cette ville n’est pas à notre échelle, et dans la fatigue du petit matin, je me demande déjà comment nous allons survivre dans ce paysage hostile. Continuer la lecture de Ma nuit du 4 août

Going dutch

Publié précédemment le 11 novembre 2020 sous le titre « La dame de Chez Lipp »

temps de lecture : 4 minutes 

Chez Lipp, dans l’angle Nord-Est de la première salle, juste sous le petit panneau cartonné suspendu à une patère qui « pour la tranquillité de la clientèle, demande aux utilisateurs de téléphones portables de renoncer à s’en servir à table », il y a une femme qui n’y a pas renoncé.

Elle est entrée, seule, brune et pâle, l’oreille collée au petit écran.  Au maitre d’hôtel qui l’a reçue comme une habituée, elle n’a pas adressé un regard. Par un imperceptible mouvement de la tête, elle a refusé les services de la demoiselle du vestiaire et, sans interrompre sa conversation, dans un mouvement compliqué accompli avec la dextérité que seule donne une grande habitude, elle s’est débarrassée de son imperméable. Elle l’a posé sur la banquette, noire, noire comme son sac, comme son tailleur, comme ses chaussures et s’est assise à côté tout en continuant à parler.

On ne l’a pas vue passer commande, mais, quand le garçon lui apporté tout d’abord une corbeille de pain, puis une bouteille d’eau minérale, puis le « merlan en colère », son plat sans doute habituel, elle l’a accueilli d’un sourcil levé réprobateur sans Continuer la lecture de Going dutch

Juliette et le jardinier

Ce texte a déjà été diffusé le 2 avril 2019

temps de lecture : 4 minutes 

Elle, c’est Juliette. Elle est belle comme une rose du matin, comme une goutte d’eau de pluie, comme un frisson dans les feuilles de bouleau, comme un parfum de cerise. Elle chante comme un rouge-gorge, elle parle comme l’eau de la fontaine, elle bouge comme l’ombre d’un roseau. Je l’aime depuis toujours ; depuis que je l’ai vue pour la première fois sortir de Santa Anastasia auprès de sa mère, je l’aime ; depuis que je guette à sa fenêtre le plus léger mouvement de rideau, Continuer la lecture de Juliette et le jardinier

Socrate enfin clair !

temps de lecture : 4 minutes parce que c’est un peu ardu par moments.

Le texte ci-dessous a été diffusé une première fois sous le titre « Scio me nihil scire » en août 2018. A la demande générale et pour l’éducation des jeunes qui à cette époque ne lisaient encore que Joël Dicker, je le rediffuse aujourd’hui sans rien y changer, car Socrate ne changera jamais, pas vrai ?

« Scio me nihilisme sire‘. Voilà ce que disait Socrate, du moins quand il acceptait de parler latin. C’est Platon qui nous le dit : « Je sais que je ne sais rien.« 

Adage sympathique, plein de modestie et parfois mal compris. Voyons cela :

Tout d’abord, il ne faut pas s’arrêter au caractère oxymorique — je ne suis pas certain que ce mot existe vraiment —  sinon, on tombe dans l’abyme : en effet, si je sais que je ne sais rien, c’est que je sais au moins une chose (à savoir : que je ne sais rien), donc je ne peux pas dire que je ne sais rien, car si je ne savais rien, je ne saurais même pas que je ne sais rien.

Une autre utilisation erronée, ou même frauduleuse, de cette sentence serait de s’en servir pour Continuer la lecture de Socrate enfin clair !

L’édifice immense des souvenirs minuscules

temps de lecture : 2 minutes 

Dans mon Journal de campagne du 2 avril 2020, en plein confinement, je dissertais sur l’intérêt très relatif pour les lecteurs du Journal des Coutheillas de remplir ses colonnes avec d’anodins souvenirs personnels. J’étais plutôt sceptique et j’écrivais :

« C’est alors que j’ai vraiment compris la sentence du petit Marcel que je citais l’autre jour :
« Certes, on peut prolonger les spectacles de la mémoire volontaire, qui n’engage pas plus de forces de nous-même que feuilleter un livre d’images. »
A moins de posséder le don littéraire de transformer un tel récit en un brillant exercice de description à la Flaubert, ou d’en faire un petit morceau d’humour à la Jerome K.Jerome, quel intérêt ces petites histoires pourraient-elles bien avoir pour vous ? À peu près le même qu’une séance de projection des photos de mes vacances à Continuer la lecture de L’édifice immense des souvenirs minuscules

Il est mort

temps de lecture : une petite dizaine de minutes

Ce texte a été publié dans l’édition du 19 septembre 2015 du Journal des Coutheillas. Mais le sujet reste d’actualité. 

Ça y est ! Il est mort. Depuis le temps qu’il s’y attendait, depuis le temps qu’il se le disait, ça devait bien finir (mal finir ?) comme ça ! « À force de dire des choses horribles, les choses horribles finissent par arriver ! » disait l’Edward Molyneux de Drôle de Drame. Eh bien, ça a fini par arriver : il est mort. Mais est-ce que c’est une chose horrible ? Trop tôt pour le dire.
Comment c’est arrivé ? Il n’en sait rien, il dormait.
D’abord, est-il vraiment mort ? Et puis, comment sait-il qu’il est mort ?
Eh bien, d’abord, ce matin, il ne ressent ni cet énorme besoin de café ni cette légère douleur à la hanche droite, ni aucune autre de ces minuscules sensations qui, d’habitude, ouvrent la journée. Ensuite, tout est noir, ou plutôt marron foncé avec par-ci, par-là des nuances de jaune, de la couleur de l’intérieur des paupières fermées quand la lumière est allumée. Enfin, il est immobile, incapable d’un geste, mais en même temps sans aucun désir de bouger. Il est mort.
Peut-être n’est-il que fatigué?
Pas au point de ne pouvoir ouvrir les yeux, quand même !
Non, il est mort, c’est sûr.
Il est mort, mais il entend. Oh, pas grand-chose, mais il entend. D’abord un souffle dont Continuer la lecture de Il est mort