La Contrescarpe en Technicolor

Elle est assise à la terrasse du Café Delmas. Il est neuf heures moins le quart.

Elle arrive d’Oklahoma City. Retraitée célibataire et aisée de la First Farmer’s City Bank, elle a pris un billet « One platinum week in Paris » : avion, limousine, hôtel, petits déjeuners, entrées dans les musées, guides bilingues, trois repas dans de grands restaurants, shopping rue du Faubourg Saint-Honoré, une soirée à l’Opéra et deux dans des cabarets.

Pendant les trois premiers jours, elle a suivi strictement le programme que l’agence avait établi pour elle. Chaque matin, une voiture est venue la prendre à son hôtel de la rue de Sèvres pour la déposer au Musée d’Orsay ou sur le parvis de Notre Dame ou devant les grilles du château de Versailles. À chaque fois, un guide l’attendait, tickets en main. Le premier soir, elle a dîné seule au Grand Veyfour puis elle est rentrée rue de Sèvres en limousine, un peu éméchée.

Le deuxième jour, elle a déjeuné à la Tour d’Argent seule devant son canard au sang et Notre Dame, et puis elle a roulé à travers Paris dans une belle voiture noire. A travers les vitres relevées de la Mercedes, elle a vu les tours de la vieille cathédrale, la rivière, les toits d’innombrables palais dont le chauffeur lui égrenait les noms, des ponts, la Tour Eiffel, des alignements d’arbres bien taillés, encore des palais, de petites églises bancales, d’interminables façades en pierre, des jardins, encore la rivière, de grandes églises toutes blanches, des rues, des foules… Étourdie par le spectacle, grisée par le vin, fatiguée par le repas, elle a fermé les yeux et s’est endormie sur la banquette avant la fin du circuit.

Hier, elle a visité Versailles. Elle a voulu marcher dans le parc. La fraîcheur sous les arbres lui a fait du bien. Elle a fini la soirée dans une loge des Folies Bergères. Elle n’a pas aimé le spectacle : Las Vegas en poussiéreux.

Aujourd’hui, c’était une journée chargée. Tout à l’heure, elle a déjeuné au deuxième étage de la Tour Eiffel, au Jules Verne. Par crainte du vertige, elle a refusé de monter au troisième étage. Le chauffeur l’a ensuite emmenée jusqu’à Giverny voir des nénuphars sur des étangs. Ensuite, il l’a ramenée à son hôtel en lui annonçant qu’il l’attendrait dans le hall de l’hôtel à partir de huit heures pour l’amener au Louvre à une soirée de bienfaisance dans la grande salle de la Joconde.

Elle est montée dans sa chambre et s’est allongée toute habillée sur le lit. Les yeux au plafond, elle se dit qu’elle n’a pas envie d’aller au Louvre, pas envie de boire du champagne au milieu de gens qu’elle ne connaitra pas, pas envie de voir la Joconde, pas envie. Elle pense que cela faisait des années qu’elle rêvait de venir à Paris. C’était toujours le même rêve.

Elle marcherait seule, au hasard, dans les vieux quartiers de la ville. Les enseignes lumineuses rouges et jaunes des cafés et des restaurants se reflèteraient sur les pavés sombres luisants de la dernière pluie. Elle croiserait des couples se tenant par la taille. De vieux taxis en maraude la dépasseraient doucement. De temps en temps, la sonnette fragile d’une bicyclette la ferait sursauter. Après la pluie, les terrasses seraient à nouveau pleines de monde, de couples se parlant dans les yeux, d’amis fumant et discutant, de familles fatiguées et silencieuses regardant autour d’elles. Elle porterait une ample robe rouge cintrée à la taille par une large ceinture et un chemisier blanc à col Claudine. Pour faire couleur locale, elle porterait aussi un béret noir et elle aurait noué serré autour de son cou un foulard rouge. Ses pas la conduiraient jusqu’à une place, pas très grande, en haut d’une colline. Il y aurait un minuscule square au centre de la place et des cafés tout autour. Installés sur des pliants, entourés de valises et de cabas, deux clochards joueraient aux échecs. Elle s’installerait sur une chaise d’osier à une petite table ronde et commanderait un verre d’aligoté. Venant de l’autre bout de la place, un air d’harmonica ou d’accordéon s’élèverait doucement au-dessus du brouhaha des conversations. Elle regarderait avec amusement cette douce activité autour d’elle. Alors, tout serait prêt, tout serait parfait : elle sortirait un paquet de Pall Mall et un briquet de son sac ; elle porterait une cigarette à ses lèvres et, sans qu’elle ait eu le temps d’approcher le briquet de son visage, deux mains réunies en coupe lui présenteraient une allumette enflammée. Cary Grant…

Elle est assise à la terrasse du Café Delmas sur la Place de la Contrescarpe. Un verre de vin blanc est posé devant elle. Il est neuf heures moins le quart. Elle sort un paquet de Marlboro et un briquet de son sac.

7 réflexions sur « La Contrescarpe en Technicolor »

  1. Monsieur NRCB. Votre propos polémique démontre le prodigieux pouvoir de la fiction.
    A quoi bon écrire la réalité que tout le monde peut voir avec ses propres yeux ?
    Lire et regarder ne sont pas des fonctions identiques

  2. « Ses rêveries que certains jugeraient délirantes ne le sont pas… »
    Bien sur que si, elles le sont, sinon comment l’Américaine pourrait-elle, depuis le café Delmas, voir arriver un homme « descendant la rue Mouffetard » alors que ledit café se trouve sur la place de la Contrescarpe, elle-même située au point le plus haut de cette rue. De même, à 8h45 du matin, l’homme ne peut apparaitre en contre-jour à quelqu’un qui se trouve en haut de la rue Mouffetard. En effet, cette rue étant orientée Nord-Sud, le soleil se trouve nettement sur la gauche de l’observatrice regardant plein sud et donc pas dans une position qui puisse créer un contre-jour.
    On peut se demander si ces erreurs de détail mais révélatrices mettent en évidence le caractère illusoire, imaginaire, onirique ou mensonger de l’anecdote rapportée.

  3. La censure sévissant au JdC ne laisse guère de chances à ce remarquable préambule d’avoir une suite. Néanmoins, la question vous est donc posée. Merci d’y répondre en toute honnêteté. Grosses bises. Lorenzo.
    Elle est assise à la terrasse du Café Delmas sur la Place de la Contrescarpe. Un verre de vin blanc est posé devant elle et ce n’est pas le premier malgré l’horaire matinal : il n’est en effet que neuf heures moins le quart (a.m., autrement dit du matin pour les non anglophiles). Elle sort un paquet de Marlboro et un briquet de son sac. Il se peut qu’elle attende un acteur américain des années vingt qui aurait décidé de passer par là, ce jour-là, qui sait … Ses rêveries que certains jugeraient délirantes ne le sont pas en littérature comme me l’a appris un ami spécialiste de la fiction. Les verres de blanc aidant, elle le voit arriver descendant la rue Mouffetard de son pas lent faussement désinvolte. Sa vieille sciatique ne lui facilite pas la tâche mais il a décidé de ne plus jamais s’en plaindre, surtout pas à une admiratrice venue des Etats-Unis chercher un parfum de nostalgie. Cet homme à l’âge difficile à préciser de l’endroit où elle est assise en raison d’un violent contre-jour n’est pas un inconnu pour les fidèles lecteurs du JdC. Jadis blond, le regard encore bleu mais délavé, la tenue négligée mais chic, il s’agit bon sang mais c’est bien sûr du héros des Corneilles qui coule une retraite de bronze à deux pas de ce quartier branché de la capitale. Notre élégant gentleman a été averti par un de ses fidèles amis, un photographe retraité qui connaît la famille de la richissime héritière new-yorkaise dont il a refusé jadis les avances dans un moment de pure irresponsabilité. Le mal étant fait, il a décidé d’en faire profiter désormais celui qui lui a ouvert et sa porte et les pages de son journal en ligne. Au préalable, pour ne pas commettre d’impairs car NRCB, comme il appelle affectueusement son ami, est assez susceptible, il a contacté une camarade scoute rencontrée un soir de décembre pluvieux sur un chemin de grande randonnée et de grande désolation en Ariège. De son lointain exil motivé par une coupable passion culinaire que le Faculté réprouve, elle lui avait donné son accord de principe.

  4. Effectivement : ras le bol.
    J’ai eu longtemps tendance à considérer que ce phénomène était dû à la politique extravagante et dispendieuse de Madame Not’Maire, mais pour être honnête, je ne crois pas que Cruella soit responsable de ce qui se passe depuis quelques années à Rome, Venise, Saint- Tropez, Coleville, Mont-Saint Michel, Lourdes, Prague, Séville, Guéret dans la Creuse et autres hauts lieux du tourisme international.
    Amende honorable : Annie Dingo n’est pas entièrement responsable de la transformation en Disney World des quartiers de Paris que nous aimions. N’empêche qu’elle y a contribué, et pas qu’un peu !

  5. Bonjour Lorenzo,
    Les textes des lecteurs sont toujours examinés et éventuellement publiés dans le JdC après une sévère censure, comme tu l’as éprouvé et réprouvé tant de fois. Mais dans ce texte Mouffetardien republié ce matin, je ne vois aucune invitation ni même incitation à reprendre notre jeu de l’incipit du bon vieux temps du confinement.
    À toute fin utile, je rappelle que ce jeu peut très bien (et même préférablement) se jouer en solitaire, ce que je fais moi-même assez régulièrement, comme je l’expliquerai dans un prochain numéro de mes « Carnet d’écriture ».

  6. Ce Paris hollywoodien tel que les riches ou moins riches américains le rêvait n’était pas trop loin d’une réalité acceptable. Mais c’était avant! Avant que Paris devienne envahi par les nuisibles, pêle-mêle les travaux incoordonnés, le bruit, les embouteillages, la pollution, les trottinettes sur les trottoirs, l’hidalgie infectieuse dont on recherche vainement un vaccin, etc etc, … et les touristes en masse qui ne viennent pas pour vivre un rêve mais un trip pour pas cher à base de selfies, le tourisme SHEIN quoi. Ras le bol!

  7. Chouette, on refait le jeu de l’Incipit ? C’est pas une blague ? On peut y aller ?
    On a droit à vingt ou trente chapitres ?
    Ah merci, NRCB !

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