(…) Et puis, vers la fin de l’après-midi, nous étions allés dans un cinéma du centre qui donnait des films français. Nous y avions vu A bout de souffle, à peu près le seul film français qui intéressait les américains, peu nombreux à en juger par le nombre de spectateurs dans la salle. J’avais déjà vu le film deux fois et pendant la projection, je guettais les réactions de Patricia. Contrairement à ce que je craignais, elle n’avait pas l’air de s’ennuyer. A la sortie, je lui dis qu’à part la coiffure, elle ressemblait à Jean Seberg. Je ne suis pas sûr que ça lui ait fait plaisir. Elle me dit que je ressemblais à Jean-Paul Belmondo, et ça, ça me fit vraiment plaisir.
Pour terminer cette folle journée de vieux couple en weekend, nous avons acheté des poulets frits et des milk shakes dans un Kentucky Fried Chicken et nous sommes revenus à la maison pour les manger devant la télévision en buvant une bouteille de vin italien prélevée dans la réserve du père de Patricia. Nous discutions de la fin du film de Godard quand Patricia s’est interrompue brusquement au milieu d’une phrase… Elle est restée silencieuse quelques instants, les yeux dans le vague, et puis brusquement :
— Je vais y aller avec toi, à New York.
— Quoi ?
— Mes parents rentrent samedi, dans trois jours. Nous partirons avant qu’ils n’arrivent. On prendra le Shuttle. On descendra au Biltmore. Je resterai avec toi jusqu’à ton départ.
Elle avait dit ça sur un ton monocorde, comme si elle répétait pour les mémoriser les étapes successives d’un processus. Elle a redit :
— On prendra le Shuttle demain.
J’aurais dû être submergé par l’émotion : Patricia voulait rester avec moi le plus longtemps possible, et pour ça elle m’accompagnerait à New York ; c’était encore une preuve que tout avait changé, qu’elle m’aimait à nouveau. Et puis, sur le plan pratique, son projet arrangeait tout. Je ne savais pas encore ce que c’était que ce Shuttle, mais au moins, je n’aurais pas à reprendre l’autostop. Je n’aurais pas non plus à survivre fauché dans la ville la plus chère du monde. Patricia continuerait à me prendre en charge comme elle l‘avait fait depuis mon arrivée à Bethesda.
Pourtant, ce n’est pas de la joie que je ressentais, c’était plutôt de l’ahurissement et même une sorte d’inquiétude. Bien sûr, j’étais triste de devoir partir dans quelques jours. Notre séparation serait terrible, nous ne nous reverrions probablement pas avant des mois et des mois, mais quelque part dans la partie raisonnable de mon esprit, mon départ était déjà écrit. Sans jamais le formuler de façon précise, je savais qu’en fait je ne reverrai jamais Patricia. Quoi que nous nous disions lors de notre séparation, notre histoire s’achèverait ce jour-là et, finalement, ce serait mieux comme ça. J’arrivais à refouler cette pensée qui m’angoissait et, dès que naissait en moi l’idée de devoir quitter bientôt Washington, je la chassais pour ne pas gâcher nos derniers jours ensemble. Je me forçais à ne penser qu’au présent et au futur immédiat, à ma prochaine nuit avec Patricia. Mais ce qu’elle venait de dire chamboulait tout ce qui, au fond de moi, avait été établi et implicitement accepté. D’ailleurs, tout de suite, tout ce que je trouvais à répondre à Patricia, c’était autant d’obstacles à son projet. Ses parents ? Elle leur raconterait n’importe quoi, par exemple qu’elle allait habiter un mois ou deux chez son amie Frances à Brooklyn, le temps de s’inscrire à l’Institute of Fine Arts. Son travail ? De toute façon, elle en avait assez d’être assistante chez Carver ; de New-York, elle lui enverrait une lettre de démission. L’argent ? Elle en avait bien assez pour nous deux ; les billets sur le Shuttle n’étaient pas chers et, au Biltmore, il y avait des chambres bon marché.
— Tu n’as pas envie que je vienne ? C’est ça, tu n’as pas envie.
— Mais si, j’ai envie, bien sûr. C’est formidable ! Mais je ne voudrais pas que tu aies d’ennuis à cause de moi, tu comprends.
— Tu ne connais pas mes parents, Philippe. Je n’aurai pas d’ennuis avec eux.
— Tu es sûre ?
Ma question était idiote, superflue, malvenue, mais il fallait bien que je dise quelque chose. De toute façon, Patricia n’a pas dû l’entendre, car elle a continué sur un ton de plus en plus passionné.
— Et puis il est temps que je parte. Je suis majeure maintenant et je n’en peux plus de ma vie ici, à Bethesda. Je ne supporte plus cette maison, ni mon travail au cabinet de John, ni mes parents qui font semblant d’ignorer que je suis sa maîtresse. Je ne veux plus de ces pauvres soirées avec lui ni de ces rares weekends volés à sa famille. Je n’en veux plus, je n’en veux plus !
Patricia a secoué ses épaules, elle s’est redressée et, calmement, elle a dit :
— C’est fini… Je vais partir. La seule chose que je regrette déjà, c’est la peine que je vais faire à Walter. Mais New York, ce n’est pas loin. Je viendrai le voir ici de temps en temps ; il viendra me voir à New York.
Elle s’est tue un instant. Depuis longtemps déjà, j’avais passé mon bras par-dessus ses épaules. Je l’ai serrée un peu plus fort. Elle a levé les yeux vers moi. Ils étaient pleins de larmes.
— Tu m’aimes, Philippe ? Tu m’aimes ?
Comment répondre autre chose que « Oui » dans un moment comme celui-là ? Moi, je ne savais pas. Alors, j’ai dit « oui ». J’aurais pu ajouter « Et toi ? » mais je ne l’ai pas fait. Était-ce parce que je croyais connaitre la réponse ou bien parce que je préférais ne pas savoir ? Patricia a continué, calmement, méthodiquement, comme si elle cherchait à se convaincre elle-même :
— Demain, nous allons partir à New York. Nous serons ensemble jusqu’à ce que tu prennes ton avion, le 7 septembre à 10 heures du matin, dans 10 jours exactement. Nous vivrons à New York comme nous avons vécu ces derniers jours ici. On visitera, on sortira, on sera bien, et le jour où tu devras partir, tu partiras, c’est tout. Je ne t’accompagnerai pas à l’aéroport. On se dira adieu dans la chambre, au Biltmore. Tu iras prendre ton avion pour Paris ; moi, je prendrai le métro pour aller chez Frances à Brooklyn et ce sera fini… Tu veux bien ?
Je venais de dire à cette fille que je l’aimais et ce qu’elle venait de faire, décider de tout quitter, ça montrait bien qu’elle devait m’aimer un peu aussi. Et pourtant, elle était en train d’organiser nos adieux, sagement, froidement. Ça ne se produirait que dans une dizaine de jours, mais ni elle ni moi n’étions dupes : ce serait définitif. À cette perspective, une sorte de vertige m’avait saisi. Devant moi, il y avait neuf jours seul avec elle, dans un hôtel, dans la ville la plus fascinante du monde, à ne rien faire d’autre que s’occuper l’un de l’autre, et au bout, le dixième jour, la séparation, le vide inconcevable.
— Dis, Philippe, tu veux bien ?
Que faire d’autre encore une fois que de lui dire oui ? Patricia avait pris sa décision et s’y opposer n’aurait mené à rien. Faire l’enfant, se rouler par terre, refuser l’évidence ? Et après, quoi fa!re ? Décider de ne pas prendre cet avion, de rester plus longtemps aux États-Unis, d’y rester toujours ? J’y avais déjà pensé, bien entendu, mais seulement dans un éclair, comme une de ces solutions magnifiques dont on sait qu’elles sont impossibles car finalement, au contraire de Patricia, moi, je n’étais pas prêt à de tels bouleversements. Alors quoi ? Partir tout de suite, arracher le sparadrap d’un seul coup pour ne pas souffrir davantage un peu plus tard ? Mais cela voulait dire renoncer aux quelques jours de bonheur que Patricia me promettait à côté d’elle, et ça, je n’en avais ni l’envie ni le courage.
— Philippe ! Est-ce que tu veux ? Vraiment ?
À suivre