Antiochos le troisième, dit le Grand, dit le Magnanime, Mégas Basileus, Roi de Pergame, Souverain de la Grande Syrie, Suzerain de toutes les tribus qui voyagent sous son Auguste Protection entre les rives de la mer infinie du Couchant et les sommets enneigés du Levant, Sublime Inspirateur des Arts et des Sciences, Général infaillible des armées innombrables, Antiochos est inquiet.
Antiochos est inquiet parce que le Sage est mort. Celui qui annonçait les éclipses de lune et de soleil est mort, brusquement, sans laisser de testament, sans laisser de prophétie. Alors Antiochos est inquiet.
Tout le monde sait qu’une éclipse de soleil ou de lune est une manifestation du mécontentement des dieux. Bien sûr, à part le peuple, personne ne croit plus à cela. Mais le peuple y croit. Et quand le peuple croit que les dieux sont mécontents, le peuple prend peur. Et quand le peuple prend peur, il arrive qu’il accuse le gouvernement de ne pas avoir su garder les dieux satisfaits, d’avoir ergoté sur les sacrifices, et même d’avoir gardé pour soi l’argent des offrandes. Et quand le peuple a peur et qu’il accuse le gouvernement, il arrive qu’il se révolte. Il arrive même qu’il couse le roi dans un sac et qu’il le jette du haut des remparts. Cela s’était vu souvent dans l’ancien temps.
Alors, depuis plusieurs générations de rois et plusieurs générations de mages, un système ingénieux a été mis au point. Quand une éclipse est annoncée, quelques jours avant la date prévue, le roi abdique. Il abdique en faveur d’un quelconque brigand que l’on extrait de sa prison pour l’occasion et qu’on nomme roi à la place du roi légitime. Pendant quelques jours, le brigand gouverne, sous le contrôle discret des ministres. En fait, il passe le plus clair de son temps à boire, à manger et à se rouler dans la soie avec des servantes. Quand l’éclipse arrive, parce qu’elle arrive immanquablement, on livre le nouveau roi au peuple, qui perpétue la tradition en le cousant dans un sac pour le jeter par-dessus les remparts. Et le vrai roi reprend sa place jusqu’à la prochaine éclipse. À part le brigand, tout le monde est content. Mais pour cela il faut un sage, un prophète, un devin qui puisse prévenir de la date de la prochaine éclipse. Mais, des sages, il n’y en a plus.
C’est la raison pour laquelle aujourd’hui, le roi, le vrai, Antiochos le troisième, est inquiet. Parce que le sage est mort, sans testament, sans prophétie, sans successeur. Depuis des mois, le roi a envoyé des émissaires à travers le pays pour qu’ils ramènent à la cour tout ce qui peut ressembler à un sage, un prophète, un devin. Le moindre paysan capable de prédire le temps pour demain, le moindre marin capable d’annoncer la prochaine marée est traîné devant le Basileus. Là, il passe devant un tribunal composé du roi et de tous ses ministres. C’est le tribunal qui décidera s’il est devin ou non. S’il l’est, on l’installera au palais, on le couvrira d’or et de femmes et on attendra ses oracles. S’il est jugé qu’il ne l’est pas, on le coudra dans sac et on le jettera du haut des remparts.
Jusqu’à présent, les appartements réservés au futur sage sont demeurés vides. Par contre, un tas de sacs commence à grandir au pied des remparts.
Ce matin, le tribunal est réuni une nouvelle fois. Un adolescent, presque encore un enfant, se tient debout devant lui, vêtu d’un simple pagne. Il regarde autour de lui. Il regarde les fresques du plafond, les statues de la salle du trône, les barbus alignés derrière la grande table et les gardes figés tout autour. Au contraire de tous ceux qui sont passés avant lui, il n’a pas l’air inquiet.
— Tu n’as pas l’air inquiet, dit le roi. Pourquoi ?
— Pourquoi serais-je inquiet, dit l’enfant. Je sais que je vais mourir. Je suis devin et je sais que je vais mourir.
— Si tu es vraiment devin, dit le vizir, tu dois savoir que tu ne mourras pas, et qu’au contraire tu seras accueilli et choyé comme un prince du sang, presque comme le fils du roi.
L’enfant insiste :
— Je suis vraiment devin et c’est pour cela que je sais que je vais mourir.
— Ne joue pas sur les mots. Tout le monde mourra un jour et ce n’est pas être devin que de savoir cela.
— Comme tout le monde, je sais que je mourrai un jour. Mais je suis devin et je sais que ce jour, c’est aujourd’hui.
— C’est donc que tu n’es pas devin car tu te trompes si tu prévois ta mort pour aujourd’hui puisque nous ne ferons aucun mal à un vrai devin.
— Je suis un vrai devin et je sais que je vais mourir aujourd’hui, mais pas de ta main (…)
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Histoire de Noël et autres contes cruels
Ce petit bouquin n’est pas destiné à être mis entre toutes les mains. En effet, et contrairement à ce que pourrait laisser croire une interprétation trop rapide de son titre, il ne s’agit pas du tout, mais alors pas du tout, d’un recueil de belles histoires de Noël, dégoulinantes de bonté, de morale et de confiture.
Connaissez-vous la légende de la Mort à Samarcande ? Non ? C’est un beau et terrible poème persan du XIIème siècle dans lequel un Vizir qui vient de croiser la Mort dans une rue de Bagdad croit lui échapper en s’enfuyant à Samarcande alors que c’est justement là que, sans le savoir, il a rendez-vous ce soir avec elle. Eh bien, pour la plupart, les nouvelles qui composent Histoire de Noël s’inspirent de cette fatalité ironique : c’est en croyant fuir son destin que l’homme s’y précipite.