(…) Ils approchaient d’un village. Des hommes arrivaient de partout, accompagnés de chèvres, de moutons, de chevaux, d’ânes, et de femmes et d’enfants. On pouvait même voir quelques dromadaires. Comme les voitures ne pouvaient plus avancer, ils les garèrent sur le bord de la route et en descendirent pour se mettre à suivre le flot. La foule se dirigeait vers un grand espace en bordure du village, limité par une simple ficelle à laquelle on avait noué de place en place des chiffons de couleur. Le spectacle était grandiose. Sous le piétinement des hommes et des animaux, des nuages de poussière ocre s’élevaient en se mélangeant aux fumées bleutées des marchands de kebabs. Dans la foule, de lents courants se dessinaient, se frôlaient, se croisaient et se contrariaient sans cesse. Des hommes plus pressés que les autres se frayaient un chemin au milieu des troupeaux, faisant naître les cris des bêtes et des propriétaires. Le bruit était immense. Les cris aigus des femmes et des enfants étaient parfois couverts par le braiement d’un âne ou le blatèrement d’un dromadaire. Des paysans discutaient vivement du prix d’un cheval ou d’un troupeau qu’un enfant gardait à lui tout seul. Les neuf étrangers, éblouis par le spectacle, abasourdis par l’agitation, restèrent un moment immobiles, groupés en bordure du marché, sans oser y pénétrer. Et puis, n’y tenant plus, les uns après les autres, ils se mélangèrent à la foule.
L’arrivée de ces jeunes femmes qui portaient des jeans serrés et des chemises ouvertes, qui éclataient de jeunesse et de santé, qui souriaient à tout le monde en se faufilant partout causa un grand émoi dans le marché. Là où elles passaient, les hommes s’immobilisaient pour les contempler sans aucune gêne, les femmes parlaient entre elles et riaient en les regardant de derrière leur foulard, les enfants s’approchaient en hésitant pour toucher leur vêtement ou leur main. Il n’y avait aucune hostilité, aucun signe d’irritation dans leur attitude, seulement de la curiosité.
Les étrangères se sentaient de plus en plus à l’aise. Elles commencèrent à se disperser dans la foule. Maria parcourait lentement le marché en prenant des photos avec un tout petit appareil. Christian qui l’observait à quelques mètres de distance s’aperçut que Barton n’était pas loin, sans doute pour la surveiller lui aussi. Il vit la jeune américaine s’arrêter devant un petit groupe qui entourait un vieillard assis sur une chaise. Le vieil homme donnait le biberon à une toute petite chèvre qu’il tenait au creux de son bras. Christian regarda Maria s’avancer, lever son appareil et, de tout près, prendre la photo de la scène.
Aussitôt, l’atmosphère changea. Le groupe qui entourait le vieil homme se mit à parler de plus en plus fort sur un ton de plus en plus agressif. De tous côtés, des gens se joignaient au cercle, des cris, des apostrophes étaient proférés. Quelqu’un prenait Maria par le bras et tentait de lui enlever sa caméra. Elle résistait. Les choses étaient en train de se gâter et Christian se disait qu’il fallait qu’il intervienne, qu’il devait protéger cette jeune femme en péril. Mais avant qu’il ne se soit décidé, Maria s’était dégagée et, plantant son appareil dans les mains de Barton qui s’était approché, elle lui dit en se faufilant hors du groupe :
— Tiens ! Débrouille-toi avec eux !
Le ton monta encore d’un cran. C’était maintenant presque une foule qui vociférait, qui arrachait la caméra des mains de l’américain, qui le prenait aux épaules et l’entraînait en arrière.
Christian n’était pas vraiment mécontent de voir Barton en difficulté, mais, ne serait-ce que par solidarité occidentale, il se disait qu’il fallait qu’il aille à son secours. Mais comment faire ? Fallait-il appeler les autres à l’aide ? Fallait-il intervenir seul et s’interposer entre cette foule en colère et l’américain ?
(…)
Ce texte est extrait de la nouvelle « Incident de frontière » qui figure dans le recueil « Bonjour, Philippines ! » en vente sur Amazon.fr. Vous n’avez plus qu’à cliquer sur l’image pour parvenir au site de vente.
Bonjour, Philippines ! et autres rencontres.
Petit livre sans importance, recueil de récits de rencontres et d’aventures, graves ou anodines, que j’ai vécues un peu partout à travers le monde, à Manille et à Cagayan de Oro, à Téhéran et à Athènes, à Ouagadougou et Bobo-Diouasso, à Douala et à Bamako, au Brésil et en Ukraine, à Sumatra et dans la Vallée de la Mort. La plupart du temps, leur narration est véridique, mais parfois, j’avoue que je me suis laissé aller à les romancer un peu. Après tout, je ne serai pas le premier.