Archives de catégorie : Citations & Morceaux choisis

Je veux plus changer

Destinée ou pas, on en prend marre de vieillir, de voir changer les maisons, les numéros, les tramways et les gens de coiffure, autour de son existence. Robe courte ou bonnet fendu, pain rassis, navire à roulettes, à l’aviation, c’est du même ! On vous gaspille la sympathie. Je veux plus changer. J’aurais bien des choses à me plaindre, mais je suis marié avec elles, je suis navrant et je m’adore autant que la Seine est pourrie. Celui qui changera le réverbère crochu au coin du numéro 12 il me fera bien du chagrin. On est temporaire, c’est un fait, mais on a déjà temporé assez pour son grade.

Louis-Ferdinand Céline — Mort à crédit — 1936

BLIND DINNER (Extrait)

(…) « Vous avez vu ? demande-t-il en jetant un regard circulaire sur les invités. On ne peut pas discuter avec ces gens-là ; ils montent tout de suite sur leurs grands chevaux. Ça prouve bien qu’ils ont quelque chose à cacher, vous ne trouvez pas ?

— C’est dommage qu’André soit parti, parce que c’est un sujet intéressant. »

C’est Marcelle, la Maire de Gentilly, qui vient de parler. Elle a dit ça calmement, affectant de découper encore en plus petit la dernière des minuscules tomates qui accompagnaient l’épaule d’agneau en croute qui a été servie pendant l’échauffourée. Longchamp s’agite un peu sur sa chaise, tout content de trouver un soutien dans l’assistance.

« Ah ! dit-il, eh bien, ça fait plaisir de voir qu’il y a encore des gens à qui on ne la fait pas. »

Mais la Maire continue :

« C’est vrai qu’on a connu Continuer la lecture de BLIND DINNER (Extrait)

Le Diner de Promo

Il y a bien longtemps, à l’occasion de l’anniversaire d’un ami, j’avais écrit un bref discours dont le sujet était la vieillesse. A cette époque lointaine, la vieillesse, je n’y croyais pas, et j’avais bâti mon texte plutôt gaiment autour de cette idée : la vieillesse, ça n’existe pas.
Une douzaine d’années a passé et, aujourd’hui, je découvre que je ne pourrais plus écrire quelque chose d’aussi stupide. Et voici pourquoi…

Un jour, c’était il y a quelques années déjà, j’ai participé à un diner de Promotion (je ne parle pas ici d’une action commerciale mais d’une réunion d’anciens élèves). Ce repas avait lieu au premier étage d’un restaurant qui faisait face au Centre Pompidou (Je place ici cette précision seulement pour pouvoir vous dire qu’il ne faut pas y aller ; dans ce restaurant, pas au musée). J’étais arrivé parmi les derniers Continuer la lecture de Le Diner de Promo

SARI (Extrait)

(…) Parmi mes moments préférés partagés avec Sari, il y a aussi ceux du Cap Ferret : chaque matin, généralement après une nuit de mauvais sommeil, je partais avec Sari entre sept et huit heures pour une promenade d’une heure ou deux. Nous passions d’abord entre les villas encore endormies sous les pins pour arriver au grand soleil au pied de la dune qui nous séparait de l’océan. La montée sur les caillebotis était plutôt pénible pour elle dont les pattes n’étaient pas adaptées aux espaces entre les planches, mais elle était récompensée par ce qu’elle pouvait trouver de comestible dans les vestiges laissés par la dernière vague des vacanciers de la veille au soir.

Arrivé en haut de la dune, le spectacle de l’océan me saisit comme à chaque fois : plage immense et déserte devant une mer bleue ou grise, calme ou agitée, haute ou basse, mais toujours émouvante.
A la vue de la mer, Sari prend le vent et s’agite. D’un signe, je la libère et elle court vers l’eau. Si la marée est basse, Continuer la lecture de SARI (Extrait)

SASSI MANOON ET LES TEXAS RANGERS (Extrait)

(…) Un beau matin, deux hommes en uniforme parurent à la porte du dispensaire : un gros rouquin du nom de Bill Crawley, et un petit brun moustachu qui s’appelait Ive Krupckie.
« Hi, Ma Sœur, dit Bill. Belle journée qui s’annonce, pas vrai ? »
La sœur resta un instant stupéfaite car aucun homme en uniforme ne s’était jamais présenté au dispensaire et, plus généralement, aucun homme blanc n’avait jamais été vu sur l’ile, a fortiori au dispensaire. Néanmoins, elle se ressaisit pour répondre :
« Bonjour Messieurs les soldats, et que Dieu vous protège.
— Bill et moi, on est des Rangers du Texas. On est comme qui dirait à la recherche de chasseurs d’alligators, des sacrés fils de pute, pardon Ma Sœur, mais y a pas d’autre mot, des sacrés fils de pute qui chassent la nuit au fusil et même à la dynamite. Pas vrai, Bill ?
— Pour sûr, Ive !
— Alors on remonte la Sabine depuis une semaine à la recherche d’un bateau qu’on nous a signalé et qui pourrait bien être celui de ces salopards qui se foutent de la loi comme de leur première vérole. S’cusez, Ma Sœur, ça m’a échappé. C’est un foutu gros dinghy tout noir. Mille pardons, Continuer la lecture de SASSI MANOON ET LES TEXAS RANGERS (Extrait)

BLANDIN PREND L’AUTOBUS (Extrait)

Ce matin, j’ai croisé Blandin. Ça m’a fichu un coup !
Il ne devait pas être loin de neuf heures et je descendais tranquillement la rue Monsieur-le-Prince, le nez en l’air et l’esprit préoccupé du seul souci du temps qu’il ferait tout à l’heure, car le bulletin météorologique avait annoncé des averses passagères et j’avais oublié mon parapluie.
C’est au moment où je débouchais dans le carrefour de l’Odéon que je le vis. Je m’arrêtai net au bord du trottoir et me dissimulai à demi derrière la masse jaune d’une grosse boîte à lettres des P.T.T. car je ne tenais pas à le rencontrer. On verra pourquoi tout à l’heure.

Blandin était sur la chaussée, au beau milieu de ce carrefour qui, certes, est petit par la taille, mais réputé dangereux par la complexité des flux circulatoires qui s’y affrontent. L’homme dansait sur le bitume une sorte de samba syncopée, sautillant sans élégance pour éviter autos, vélos, trottinettes et camionnettes qui se succédaient en flot continu. De la direction générale qu’il donnait à ses petits pas, je déduisis que, venant de la rue des Quatre -Vents, il tentait vainement de rejoindre le Boulevard Saint-Germain.  Soudain, un brusque saut de côté suivi d’une demi-Véronique et de deux grands pas en avant lui permirent d’atteindre le petit terre-plein triangulaire qui sépare la rue de Condé de la rue de l’Odéon. Désormais en sécurité, Blandin reprenait son souffle tout en fixant d’un air désespéré Continuer la lecture de BLANDIN PREND L’AUTOBUS (Extrait)

LES DISPARUS DE LA RUE DE RENNES (Extrait)

Résumé des chapitres précédents

Une quarantaine de numéros de la rue de Rennes manquent toujours à l’appel, et l’on ne sait toujours pas pourquoi. Mais que fait la police ? La Mairie, elle, a choisi habilement de ne rien faire, pensant ainsi que l’affaire mourrait de sa belle mort. C’était sans compter sur Cottard, Ceconde de son prénom, qui a tout balancé à l’OBS qui, par habileté politique, a refilé le tuyau à Marianne, le magazine, pas la République.

7- La stagiaire

Où l’on appréciera les avantages et les inconvénients du stagiaire dans la presse de gauche.

Quand Renaud eut parcouru le rapport Ratinet, il jugea que dans cette affaire, il n’y avait que des coups à prendre. De plus, il la trouva un peu trop technique pour lui et, de toute façon, il était déjà assez occupé comme ça avec son article sur la collection de chaussures de luxe du député de la troisième circonscription de Savoie Atlantique. Il décida donc de confier le débroussaillage des disparitions de la rue de Rennes à la jeune Éméchant, une stagiaire qu’on venait de lui flanquer dans les pattes.

D’une manière générale dans la presse, les stagiaires, c’est la plaie. Il faut tout le temps leur trouver des trucs à faire, répondre à leurs questions idiotes par des aphorismes blasés en priant le ciel qu’ils ne bousillent pas la machine à café. D’un autre côté, les stagiaires, pour un journaliste encarté, ça présente des avantages. Ça permet de ne pas faire soi-même tout un tas de choses ennuyeuses et, dans les cas épineux, de tâter le terrain sans prendre trop de risque auprès des propriétaires du journal : « Qu’est-ce que vous voulez, Patron, j’ai tourné les yeux cinq minutes, et ça a suffi pour que ce crétin nous foute le sujet en l’air en téléphonant directement au Dir Cab. Moi, c’est simple, les stagiaires, j’en veux plus ! ».

Et pourtant, Renaud venait d’en « toucher » une de stagiaire, Mademoiselle Éméchant. Dix-neuf ans et demi, taille moyenne, poids moyen, cheveux sales et grosses lunettes, Continuer la lecture de LES DISPARUS DE LA RUE DE RENNES (Extrait)

Splendeurs et misères des écrivains 

Dans cet extrait de « Albertine disparue », avant dernier volume de « À la recherche du temps perdu », le Narrateur découvre dans Le Figaro un article dont il est l’auteur. C’est la première fois que le Narrateur est publié et il tente de le juger non en tant qu’auteur, mais en tant que lecteur, anonyme parmi les dix mille lecteurs du Figaro. Voici une (petite) partie de son analyse.

« Ces phrases de mon article, lorsque je les écrivis, étaient si pâles auprès de ma pensée, si compliquées et opaques auprès de ma vision harmonieuse et transparente, si pleines de lacunes que je n’étais pas arrivé à remplir, que leur lecture était pour moi une souffrance, elles n’avaient fait qu’accentuer en moi le sentiment de mon impuissance et de mon manque incurable de talent. Mais maintenant, en m’efforçant d’être lecteur, si je me déchargeais sur les autres du devoir douloureux de me juger, je réussissais du moins à faire table rase de ce que j’avais voulu faire en lisant ce que j’avais fait. Je lisais l’article en m’efforçant de me persuader qu’il était d’un autre. Alors toutes mes images, toutes mes réflexions, toutes mes épithètes prises en elles-mêmes et sans le souvenir de l’échec qu’elles représentaient pour mes visées, me charmaient par leur éclat, leur ampleur, leur profondeur. Et quand je sentais Continuer la lecture de Splendeurs et misères des écrivains 

BLIND DINNER (Extrait)

(…)

Renée relance le sujet de l’épidémie.

« Maintenant que nous sommes tous là, ne me dites pas que personne ici n’a écouté ce pauvre Président, quand même. Kris, vous l’avez écouté, vous ?

— Oui, bien sûr, mais le début seulement, lui répond Kris de l’autre extrémité de la table. Mon taxi m’attendait en bas.

— Alors ? C’est grave ? demande Anne, inquiète.

— Eh bien, à mon avis, ils ne savent pas trop à quoi s’en tenir encore, mais ce qui est sûr, c’est qu’en Chine, en Corée, Continuer la lecture de BLIND DINNER (Extrait)