Archives de catégorie : Récit

Le livre de l’Éthiopien (3/5)

Première diffusion le 27/12/2018

De temps en temps, je parcours le Livre de l’Éthiopien. (Si vous ne savez plus ce que c’est que ce livre ni comment j’en suis devenu propriétaire, cliquez ICI. ) Hier, je suis tombé sur Clément Marot (1496-1584) et j’y suis resté une bonne heure. Je crois me souvenir que dans mes jeunes classes, Marot attirait pas mal de sympathie parmi les élèves, contrairement à du Bellay, je l’ai déjà dit, ou à Malherbe. Devait-il cette attirance à son style plein de charme, de légèreté et d’humour ou à sa bonne bouille ? À votre avis ? 

Je vous aurais bien recopié l’épitre où il raconte à François 1er comment il a été volé par son valet — je vous le recommande — mais c’était un peu long pour vos esprits zappeurs. Alors, voici quelque chose de différent,  de court et de nostalgique comme je les aime, que Marot adressa à un ami qui regrettait sa jeunesse. C’est tout à fait ce qu’il vous fallait ce matin.

Pourquoy voulez vous tant durer
Ou renaistre en fleurissant âge,
Pour pécher et pour endurer ?
Y trouvez-vous tant d’avantages ?
Certes, celuy n’est pas bien sage,
Qui quiert deux foys estre frappé,
Et veult repasser un passage
Dont il est à peine eschappé.

 

Les tribulations d’un muséomane en automne

 ou

Ma théorie du paratonnerre

par Lorenzo dell’Acqua

Hier, ce fut une journée paratonnerre. Paratonnerre est une expression de Max pour qualifier l’accumulation de pépins de santé chez une même victime qui évite à d’autres d’avoir ces mêmes pépins selon la théorie des vases communicants. Vous avez deviné que mon ami Max est plutôt un littéraire. La mienne, aussi discutable et farfelue que la sienne, concerne les emmerdements.
Nous sommes donc partis ce samedi matin ma femme et moi avec pour objectif l’exposition Condo au MAM. Ce peintre américain contemporain dont j’ignorais l’existence avent ma première visite est dans la mouvance Basquiat mais à mon avis plus intéressant car plus varié. Cela dit, même si j’en avais les moyens, je n’en mettrai pas dans mon salon… D’abord, arrivés dans la rue, il pleuvait et nous n’avions pas pris de parapluie (1). Avec l’âge, je ne supporte plus d’avoir la tête mouillée et surtout mon abondante chevelure. Le métro ligne 6 n’a pas posé de problèmes : il n’y avait pas grand monde et nous étions assis. Un peu de marche ne nous effrayant pas (trop), nous anticipons et descendons à Trocadéro pour rejoindre ensuite le musée à pied. La pluie a cessé. Passage obligatoire dans Continuer la lecture de Les tribulations d’un muséomane en automne

Go West ! (114)

(…) J’ai dit ça presque en criant, mais je ne le pensais pas, pas vraiment, pas complètement. C’était encore confus dans ma tête, mais dans tout ce qu’elle m’avait, je ne voyais rien qui puisse montrer qu’elle s’était moquée de moi. Seulement, j’étais malheureux et de façon surprenante, ça me faisait du bien de le dire. C’était peut-être pour lui faire un peu de mal en retour, pour qu’elle se sente un peu plus coupable, ou peut-être pour qu’elle m’affirme le contraire, pour qu’elle me dise qu’elle m’aimait… quand même…ou un peu… ou beaucoup… ou tout court ?

Patricia n’a rien dit de cela. Elle a éteint le plafonnier, allumé une lampe de chevet et s’est assise sur le bord du lit. Elle m’a dit de m’asseoir à côté d’elle et m’a demandé de ne plus crier. Elle allait m’expliquer, j’allais comprendre, surement, mais il ne fallait plus que je crie. Elle m’a dit qu’elle n’avait rien calculé, rien prévu de tout ce qui était arrivé, qu’elle ne s’était jamais moquée de moi, que je comptais beaucoup pour elle, que je l’avais aidée à se sortir d’une situation dont elle ne voulait plus, qu’elle avait eu de la chance de m’avoir rencontré, qu’elle me serait toujours reconnaissante d’être ce que j’étais, d’avoir fait ce que j’avais fait pour elle, qu’elle ne m’oublierait jamais. Moi, j’écoutais. Bientôt apaisé par sa voie calme et monotone, je me suis mis à me balancer doucement, d’avant en arrière, les bras croisés, comme si je berçais les suites d’un coup de poing à l’estomac. Je ne comprenais pas tout de ce qu’elle me disait. Ce que j’avais fait pour elle ? Être ce que j’étais ?

—Je te fais de la peine, Philippe. Je suis désolée. Je sais qu’il y a longtemps que j’aurais dû t’écrire qu’il ne fallait pas venir me voir, que j’avais Continuer la lecture de Go West ! (114)

Le livre de l’Éthiopien (2/5)

Première diffusion le 8/12/2018

Il n’y a pas si longtemps, je vous ai raconté comment le Livre de l’Éthiopien m’était tombé entre les mains. Si vous avez raté cet épisode essentiel de ma vie intellectuelle, vous pouvez toujours CLIQUER ICI pour le retrouver. A cette occasion je vous avais parlé de Rutebeuf, ce poète oublié de tous sauf de Léo Ferré. Aujourd’hui, j’aimerais vous parler de du Bellay.

A l’école, je n’aimais pas du Bellay. Je l’avais toujours considéré comme un raseur de première, alors que Ronsard, non. Pourtant, chez les célèbres duettistes Lagarde et Michard, Ronsard et du Bellay étaient toujours associés, comme Bouvard à Pécuchet et Roux à Combaluzier. Mais le « Mignonne, allons voir si la rose..; » de Ronsard avait, par son côté dragueur coquin, quelque chose de plaisant pour les adolescents rigolards et frustrés que nous étions, alors que le « Heureux qui comme Ulysse… «  qui commençait par deux références mythologiques brumeuses ne faisait rien pour m’attirer… Et puis, on n’avait pas idée de tirer une pareille tête d’enterrement en plus de s’appeler Joachim !

Un jour, en feuilletant le Livre de l’Éthiopien, Continuer la lecture de Le livre de l’Éthiopien (2/5)

Le livre de l’Éthiopien (1/5)

Première diffusion le 20/11/2018

L’autre jour, j’ai pris l’autobus 38 et je suis descendu à la station Auguste Comte. Elle est équipée d’un bel abribus et près de l’abribus, il y a un banc. C’est l’un de ces bancs publics à l’ancienne, bien vert, bien solide et bien raide. Près du banc se tenait un homme, maigre, le visage triangulaire, émacié, buriné. Son âge ? Entre quarante et soixante-quinze ans, sans doute. Ses cheveux longs et blancs étaient ébouriffés par le vent qui remontait le Boulevard Saint-Michel, mais sa barbe était celle d’un homme soigné. Sa veste et son pantalon, l’une de tweed à chevrons et l’autre de lin blanc cassé, impeccables mais hors saison tous les deux, flottaient autour de sa silhouette. Ses chaussures de tennis étaient les seules pièces de ses vêtements vraiment usées. Un étranger, certainement, et pauvre de surcroit. Mais de quel pays pouvait-il être ? Alors, je me suis souvenu des ultimes portraits d’Haïlé Sélasssié, dernier empereur d’Éthiopie. La ressemblance était assez bonne. Alors va pour l’Éthiopie.

L’homme avait disposé sur le banc des piles de livres d’occasion. Beaucoup d’entre eux avaient été maltraités. Leurs formats et leurs couleurs étaient disparates et tous les sujets du monde y étaient abordés. L’homme restait silencieux, figé à côté de son banc. Je m’en approchai et jetai un œil dilettante sur les ouvrages. Le vieil Éthiopien sembla sortir de sa stupeur. Avec des gestes d’une délicatesse et d’une souplesse incroyable chez un homme de cet âge, ses mains se mirent à désigner les livres, à les survoler, les envelopper, les soulever d’un endroit pour les reposer à un autre. On aurait dit Continuer la lecture de Le livre de l’Éthiopien (1/5)

Go West ! (113)

(…) Je réalisais que, dans quelques jours, je serai dans la même situation que lui, que moi aussi je serai séparé de Patricia, mais pour moi, ce serait sans espoir de la revoir avant longtemps, et probablement jamais. Ça me tordait l’estomac, mais je gardais ça pour moi. De toute façon, notre séparation était écrite, inéluctable. Que je gémisse sur notre sort n’aurait mené à rien d’autre que gâcher nos derniers jours.

Je me souviens de cette dernière nuit. Nous étions rentrés au Biltmore fatigués par une longue promenade. Elle avait commencé dans la pleine chaleur de l’après-midi sur les bords de l’Hudson et s’était poursuivie à travers West Village jusqu’à l’Université de New York. A Washington Square, assis dans l’herbe, nous avions écouté de la musique de chambre par un quatuor formé d’étudiants. De là, dans la moiteur de la nuit, nous avions remonté la 5ème avenue puis Broadway pour arriver à l’hôtel vers minuit.   Épuisés mais heureux, nous nous étions jetés sur le lit sans même nous déshabiller. Dans la chambre, l’obscurité était totale. Gaiment, Patricia s’était mise à imaginer sa vie future à New-York, entre Manhattan et Brooklyn. J’étais allongé sur le dos, les yeux grand ouverts et je l’écoutais sans rien dire.
Elle habiterait avec Frances ou alors elle chercherait Continuer la lecture de Go West ! (113)

Go West ! (112)

(…) Et après, quoi faire ? Décider de ne pas prendre cet avion, de rester plus longtemps aux États-Unis, d’y rester toujours ? J’y avais déjà pensé, bien entendu, mais seulement dans un éclair, comme une de ces solutions magnifiques dont on sait qu’elles sont impossibles car finalement, au contraire de Patricia, moi, je n’étais pas prêt à de tels bouleversements. Alors quoi ? Partir tout de suite, arracher le sparadrap d’un seul coup pour ne pas souffrir davantage un peu plus tard ? Mais cela voulait dire renoncer aux quelques jours de bonheur que Patricia me promettait à côté d’elle, et ça, je n’en avais ni l’envie ni le courage
— Philippe ! Est-ce que tu veux ? Vraiment ?

J’ai dit oui, bien sûr, et le lendemain nous avons pris le Shuttle.

Le Shuttle, c’est le DC 4 qui vous amène en trente-cinq minutes de Washington à l’aéroport de Newark pour la somme de 12 dollars. C’est tout simple, il n’y a pas de réservation, pas de contrôle ; vous vous présentez au départ et s’il y a de la place, vous montez, sinon vous prendrez le suivant, une demi-heure plus tard. De Newark, nous avons pris un bus qui nous a amenés à la gare de Grand Central, en plein cœur de Manhattan, et de là, nous avons marché jusqu’au Biltmore. Pour respecter un minimum de convenances, c’est moi qui ai pris la chambre tandis que Patricia faisait semblant de s’intéresser aux vitrines du lobby, mais j’ai bien vu que l’employé à la réception regardait Patricia du coin de l’œil et qu’il n’était pas dupe. Patricia connaissait sans doute déjà bien l’hôtel, car elle m’avait demandé de prendre une chambre ‘’low rate special’’ au quatorzième étage. Ces chambres étaient les plus économiques de tout l’hôtel pour plusieurs raisons. La première était qu’au Biltmore, par superstition, le treizième étage n’existait pas. On passait donc directement du douzième au quatorzième. Ça n’empêchait pas les clients superstitieux de refuser les chambres du prétendu quatorzième, dont ils savaient pertinemment que c’était en réalité le treizième. La deuxième raison était que, Continuer la lecture de Go West ! (112)

Go West ! (111)

(…) Et puis, vers la fin de l’après-midi, nous étions allés dans un cinéma du centre qui donnait des films français. Nous y avions vu A bout de souffle, à peu près le seul film français qui intéressait les américains, peu nombreux à en juger par le nombre de spectateurs dans la salle. J’avais déjà vu le film deux fois et pendant la projection, je guettais les réactions de Patricia. Contrairement à ce que je craignais, elle n’avait pas l’air de s’ennuyer. A la sortie, je lui dis qu’à part la coiffure, elle ressemblait à Jean Seberg. Je ne suis pas sûr que ça lui ait fait plaisir. Elle me dit que je ressemblais à Jean-Paul Belmondo, et ça, ça me fit vraiment plaisir.

Pour terminer cette folle journée de vieux couple en weekend, nous avons acheté des poulets frits et des milk shakes dans un Kentucky Fried Chicken et nous sommes revenus à la maison pour les manger devant la télévision en buvant une bouteille de vin italien prélevée dans la réserve du père de Patricia. Nous discutions de la fin du film de Godard quand Patricia s’est interrompue brusquement au milieu d’une phrase… Elle est restée silencieuse quelques instants, les yeux dans le vague, et puis brusquement :
— Je vais y aller avec toi, à New York.
— Quoi ?
— Mes parents rentrent samedi, dans trois jours. Nous partirons avant qu’ils n’arrivent. On prendra le Shuttle. On descendra au Biltmore. Je resterai avec toi jusqu’à ton départ.
Elle avait dit ça sur un ton monocorde, comme si elle répétait pour les mémoriser les étapes successives d’un processus. Elle a redit :
— On prendra le Shuttle demain.

J’aurais dû Continuer la lecture de Go West ! (111)

Go West ! (110)

(…) Alors, oui, il y avait des bas, de la frustration, du dépit, mais j’avais toujours peur de la brusquer. Je me disais que notre flirt, notre bonne entente de faux cousins ne pouvait pas ne pas évoluer vers quelque chose de plus fort. Alors, j’étais doux, gentil, gai et, de temps en temps, je faisais une tentative… enfin, tu vois, j’espérais. Et finalement, j’ai eu raison…
— Oui, je sais… encore une fois, tu vas me parler de la nuit du Marvin’tavern.

La soirée du Marvin’s tavern a tout changé. Je ne sais plus du tout ce que Patricia et moi y avions mangé, mais je me rappelle très bien que nous avions bu du vin et que la soirée avait été merveilleuse. Je me sentais inspiré, confiant, drôle, oserai-je dire brillant, et séduisant même. Patricia était ravissante, gaie et attentive. Ce soir-là, face à face dans notre petit box près de la fenêtre, nous avions flirté, je veux dire flirté verbalement, en nous tenant la main à travers la table, en nous disant des choses… pas des « je t’aime » bien entendu, mais des choses… Une fois dans la voiture, Patricia était devenue tendre et nous nous étions embrassés.

Comme il était encore tôt, elle m’avait proposé d’aller prendre un verre dans une boite de jazz. À cet instant, moi, je ne rêvais que de rentrer tout droit à la maison, mais je ne voulais pas avoir l’air d’un barbare, alors j’avais dit Continuer la lecture de Go West ! (110)

Le côté de l’aurore

première diffusion : pendant le confinement

Il y a des jours où, pour un peu,
Champ de Faye ressemblerait
vachement à Combray !

Robert de Montesquiou – Apollon aux lanternes – 1898

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Ce matin, vers quatre heures et demi, alors que j’étais descendu à la cuisine pour me préparer le café qui au réveil m’est indispensable tant au corps qu’à l’esprit, je constatai que la pénombre de la pièce était percée d’une lueur orangée, vacillante et chaleureuse. C’était le feu qui brulait déjà dans la cheminée, m’apportant ainsi la confirmation qu’à nouveau, Albertine s’était levée avant moi. Partagé entre le sentiment de la reconnaissance envers celle qui m’avait évité le désagrément d’entrer en chaussons et tenue de nuit dans une pièce qui sans son intervention pré-matinale eut été désagréablement froide et celui de la déception de n’avoir pu, encore une fois, lui éviter la pénible tâche de l’arrangement et de l’ignition des lourdes bûches rugueuses  dans l’âtre encombré des cendres de la veille, je saisis la bouilloire dont l’anse encore tiède me disait qu’Albertine s’était préparé les trois tasses de thé qui, le matin, lui sont aussi nécessaires que l’opium au toxicomane, et je la mis à chauffer.

C’est comme hypnotisé par le petit œil rouge du récipient calorifère, Continuer la lecture de Le côté de l’aurore