Go West ! (110)

(…) Alors, oui, il y avait des bas, de la frustration, du dépit, mais j’avais toujours peur de la brusquer. Je me disais que notre flirt, notre bonne entente de faux cousins ne pouvait pas ne pas évoluer vers quelque chose de plus fort. Alors, j’étais doux, gentil, gai et, de temps en temps, je faisais une tentative… enfin, tu vois, j’espérais. Et finalement, j’ai eu raison…
— Oui, je sais… encore une fois, tu vas me parler de la nuit du Marvin’tavern.

La soirée du Marvin’s tavern a tout changé. Je ne sais plus du tout ce que Patricia et moi y avions mangé, mais je me rappelle très bien que nous avions bu du vin et que la soirée avait été merveilleuse. Je me sentais inspiré, confiant, drôle, oserai-je dire brillant, et séduisant même. Patricia était ravissante, gaie et attentive. Ce soir-là, face à face dans notre petit box près de la fenêtre, nous avions flirté, je veux dire flirté verbalement, en nous tenant la main à travers la table, en nous disant des choses… pas des « je t’aime » bien entendu, mais des choses… Une fois dans la voiture, Patricia était devenue tendre et nous nous étions embrassés.

Comme il était encore tôt, elle m’avait proposé d’aller prendre un verre dans une boite de jazz. À cet instant, moi, je ne rêvais que de rentrer tout droit à la maison, mais je ne voulais pas avoir l’air d’un barbare, alors j’avais dit oui, bonne idée, du jazz, j’adore ça.

La boite s’appelait le Showboat lounge. Un type s’y produisait depuis des mois, un guitariste, Charlie Byrd, m’expliquait Patricia en conduisant.  C’était lui qui avait importé la Bossa Nova du Brésil aux USA et qui l’avait adaptée en jazz avec Stan Getz. Moi, je n’avais jamais entendu parler de la Bossa Nova ni de Charlie Byrd, mais je connaissais bien Stan Getz. Il était l’un des rares saxophonistes blancs et il avait joué avec les plus grands, Benny Goodman, Lionel Hampton, Gerry Mulligan, Sonny Stitt, et j’avais dans ma chambre un disque de lui en concert avec Oscar Peterson ! En roulant vers le Showboat, j’avais du mal à imaginer qu’on puisse entrer tranquillement dans une boite de nuit pour y entendre un guitariste de ce niveau jouer, seul en scène, pendant plus d’une heure d’affilée. Je crois avoir déjà dit au cours de ce récit, peut-être même plusieurs fois, qu’aux USA, les endroits ressemblent furieusement à ce que l’on a vu d’eux dans les films américains. Les stations-services, les diners, les motels, les drive-in theaters, les bowling alleys sont des décors d’Hollywood. Eh bien c’était encore le cas pour le Showboat : une petite salle couleur bleu nuit dans une pénombre enfumée, une douzaine de tables rondes en bois pour quatre personnes, un bar, trois tabourets, un barman et cent bouteilles éclairées par derrière, bruit de fond discret fait de tintements de verres et de murmures, et, sur une estrade à peine surélevée, entre un piano au couvercle fermé, une contrebasse sur son support et une batterie sans batteur, assis sur une chaise, un homme en costume et nœud papillon qui se courbe sur une guitare classique. Le faisceau étroit d’un projecteur tombe du ciel et fait briller son crâne chauve, ses verres de lunettes et la table d’harmonie de son instrument. Il joue. Du jazz surtout, mais il jouera aussi un classique de la musique espagnole, quelques morceaux de Bossa Nova et une improvisation autour de l’hymne national. L’atmosphère n’est pas recueillie, ce n’est pas un concert, pas davantage un récital, seulement quelqu’un qui joue pour des amis, qui fument, qui boivent, qui réagissent parfois par un cri isolé ou quelques sifflets approbateurs à l’introduction d’un standard ou à une performance particulière de l’artiste. Je vous l’ai dit : c’est comme dans un film. Mais dans ce film-là, j’y suis. À Paris, à l’Olympia, j’avais déjà assisté à deux concerts de jazz — Louis Armstrong, Ella Fitzgerald — mais le Showboat est ma première boîte de jazz, et ça n’a rien à voir : j’ai l’impression de faire partie de quelque chose, d’un cercle d’initiés. J’ai envie d’être ami avec tout le monde. Byrd annonce la fin du spectacle et, pendant les applaudissements, ému par la musique, l’alcool, le retour de tendresse de Patricia, en fait par tout ce qui a fait cette soirée, je ne peux m’empêcher de me tourner vers Patricia, de lui dire « C’était magnifique ! » et de l’embrasser passionnément. Elle se laisse faire puis me sourit comme on le fait à un enfant qui bat des mains après un tour de manège.

Quand nous sommes rentrés dans la maison de Bethesda, je n’osais pas encore croire à notre nouvelle situation, et quand Patricia m’a proposé de prendre un dernier verre avant de nous coucher — before going to bed !— je suis resté réservé dans mes gestes et dans mes paroles. Sagement assis sur le canapé, j’ai allumé la télévision et j’ai attendu. Aux informations de minuit, De Gaulle avait échappé à un attentat dans une obscure banlieue parisienne. Patricia est revenue de la cuisine avec deux grands verres de vin. Les prévisions météo pour le lendemain étaient bonnes, 78 degrés, l’idéal pour se balader. Elle m’a rejoint sur le canapé et nous avons bu encore un peu. Pendant les longues publicités préludes au programme de la nuit, nous nous sommes embrassés. Nous avons monté l’escalier sur le générique de Ma femme est une sorcière et puis, pour la première fois de ma vie, j’ai pénétré dans la chambre de Patricia.

Le lendemain, nous avons repris nos promenades, mais tout avait changé. D’abord, quand je m’étais réveillé, tard, j’étais bel et bien dans la chambre de Patricia. Elle n’y était pas, mais c’était bien sa chambre, c’était bien son lit. En même temps que de légers bruits de vaisselle, j’entendais sa voix dans un murmure incompréhensible coupé de brefs silences. Elle téléphonait, sans doute à sa meilleure amie, pour lui raconter les derniers développements dans notre relation. Sur l’instant, je m’agaçai un peu que son amie soit tenue au courant de tout ce Patricia et moi faisions de nos journées et de nos nuits, mais on m’avait déjà dit que les filles, c’était comme ça. Par ailleurs, j’éprouvais quand même une certaine fierté à l’idée que mes aventures amoureuses soient connues de quelqu’un d’autre. Et je n’avais plus aucun doute : cette fois-ci, ce ne pouvait pas être à Carver qu’elle téléphonait.

Ce qui avait changé aussi, c’est que nous n’avions plus visité de musées ni de quartiers de la ville.   Après le petit déjeuner, Patricia m’avait conduit tout droit jusqu’à un grand parc le long du Potomac. Nous y avions passé une bonne partie de la journée à marcher le long des sentiers, à dormir dans l’herbe, à manger des hot-dogs achetés à des marchands ambulants. Et puis, vers la fin de l’après-midi, nous étions allés dans un cinéma du centre qui donnait des films français. Nous y avions vu A bout de souffle, à peu près le seul film français qui intéressait les américains, peu nombreux à en juger par le nombre de spectateurs dans la salle. J’avais déjà vu le film deux fois et pendant la projection, je guettais les réactions de Patricia. Contrairement à ce que je craignais, elle n’avait pas l’air de s’ennuyer. A la sortie, je lui dis qu’à part la coiffure, elle ressemblait à Jean Seberg. Je ne suis pas sûr que ça lui ait fait plaisir. Elle me dit que je ressemblais à Jean-Paul Belmondo, et ça, ça me fit vraiment plaisir.

A SUIVRE

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