J’aurais dû commencer par là. Au lieu de vous prendre par surprise et pendant deux numéros vous asséner des généralités sur les méthodes, j’aurais dû commencer par vous dire ce que c’est qu’un carnet d’écriture.
Pour un écrivain, un carnet d’écriture, c’est un cahier à spirale, un carnet relié, un bloc-notes, des feuilles volantes pliées en deux ou même, pour certains, un dictaphone. C’est quelque chose, un support, sur lequel il déverse sans retenue ni pudeur les pensées qui l’agitent au cours de l’écriture d’une œuvre littéraire. États d’âme, ébauches de personnages, idées de situations originales, études de retournements, essais de phrases à insérer, textes alternatifs, petits dessins de canard avec chapeau et parapluie, enthousiasmes, désespérances, questions existentielles, vérifications à faire, recherches à entreprendre, notes techniques, coups de fil à donner, tentatives de titres… Tout, tout y est, ou devrait y être.
Un cahier d’écriture, c’est un journal de bord, un journal qui restera intime jusque bien après la mort de l’auteur, jusqu’à la reconnaissance de l’écrivain par la patrie reconnaissante.
C’est un cahier de brouillon, un livre de recettes, un terrain d’expériences, un exutoire…
Avec celle de la correspondance et des manuscrits, la connaissance du carnet d’écriture de l’écrivain est indispensable au travail du critique et du biographe. C’est pourquoi l’écrivain ne saurait prêter une trop grande attention à sa bonne tenue.
Tout d’abord, et c’est la même chose pour les manuscrits, le carnet d’écriture doit être lisible ou alors, il faut s’appeler Marcel Proust.
Il doit être lisible, mais il peut, je dirais même qu’il doit comporter des tics, des tocs, des abréviations indéchiffrables, des initiales à la place de noms et des tas de petits signes mystérieux qui prêteront à interprétation et justifieront le travail de dissection archéologique des futurs critiques et biographes.
Mystérieux dans la forme, le carnet d’écriture se doit aussi d’être mystérieux dans le fond. Une trop grande transparence, une trop grande clarté dans la formulation, une trop grande évidence du sens enlèvera rapidement tout intérêt au carnet d’écriture. Imaginez celui de Proust déclarant d’entrée : « La première phrase de la Recherche m’est venue tout de suite parce que, longtemps, en fait tout le temps où j’ai été enfant, ma mère m’a dit « Couche-toi de bonne heure, Marcel ! » » Vous voyez l’intérêt ? Tandis que si le même Marcel écrit dans son petit carnet : « J’avais déjà beaucoup travaillé sur cet incipit et quand j’en ai montré une ébauche à C.B., elle m’a conseillé d’oublier totalement Venise et de penser plutôt au quatrième mouvement de la sonate de P. L’évidence du conseil de C.B. était éblouissante. Le lendemain, à l’aurore, je tenais mon « Longtemps… ». » Là au moins, il y a du grain à moudre, de la controverse en puissance et de l’interprétation à discuter et à défendre jusqu’au sang.
D’un carnet réussi dépendra souvent la postérité de l’œuvre et par là, de l’écrivain.
Bon, d’accord. Mais moi, je n’ai ni carnet, ni feuilles volantes, ni manuscrit, ni rien de permanent parce que j’écris tout sur MacBook ou sur iPad, et tout sur le même document Word, y compris les notes, remarques, essais, enfin tout ce que je devrais porter sur un véritable carnet d’écriture. Quand on travaille de cette manière, à la fin, on n’a pas de brouillon à présenter à la postérité, pas de notes, pas de petit dessin en marge, rien qu’un document final dont toutes les ratures, repentirs et tentatives diverses auront été éliminés.
Comme c’est très ennuyeux pour la postérité, j’ai décidé de créer, petit à petit, et pour chacune de mes œuvres qui à mon avis le méritera, un carnet d’écriture a posteriori.
Depuis quelques jours vous avez pu en lire les deux premiers numéros, qui ont été consacrés à quelques généralités sur les méthodes d’écriture. Les suivants seront consacrés à la nouvelle Les Trois premières fois. D’autres suivront, soyez en sûrs.
A SUIVRE