(…) Nancy n’a pas dû remarquer mon gémissement car, sans un mot, elle me tourne le dos et marche vers la silhouette sombre de la maison. Je reprends mes esprits et commence à marcher derrière elle quand je réalise que je ne porte plus mon sac. Vite, je retourne le chercher près de la voiture derrière laquelle je m’étais caché et je repars en courant vers la maison. Je rejoins Nancy sous la véranda au moment où elle pénètre dans la maison.
C’est ainsi qu’ont commencé les trois jours que j’allais passer à Barstow.
La porte d’entrée donne directement sur une grande pièce qui sent le tabac froid. J’en devine les contours à la lumière bleue d’un poste de télévision allumé et silencieux. Sur l’écran, les héros de Bonanza s’agitent en noir et blanc. Nancy allume le plafonnier central et aussitôt la pièce rapetisse. Comme dans d’innombrables maisons américaines, elle fait office de salon, de salle à manger et de cuisine. Elle est meublée sobrement, d’un mobilier moderne et bon marché, dans un style utilitaire et involontairement danois. Le téléviseur, adossé à une baie vitrée, fait face à un canapé aux sévères formes anguleuses recouvertes d’un froid tissu vert pomme. Devant le canapé, une table basse de forme elliptique en bois clair. La baie vitrée, dont j’imagine qu’elle donne sur l’arrière de la maison, est hermétiquement occultée par un lourd rideau de velours bordeaux. Entre la porte d’entrée et le canapé qui nous tourne le dos, une table ronde aux pieds graciles entourée de quatre chaises assorties est partiellement recouverte d’une couverture indienne. Les quatre mètres du mur de droite sont équipés de placards dans lesquels ont été incorporés une cuisinière, une machine à linge ainsi que l’inévitable et gigantesque réfrigérateur. Sur la machine à linge, une bouteille de Chianti, à moitié pleine. Contre le mur de gauche, une haute vitrine en verre et bois verni expose entre deux fenêtres également occultées de velours bordeaux une collection de verres et de flacons d’alcools divers et forts. Le sol, fait d’étroites lames de parquet, est parsemé de tapis de selle indiens. Au mur, seulement deux photographies en noir et blanc. Sur la première, une toute jeune Nancy, souriante, enlacée par un militaire en uniforme sur fond de chutes du Niagara. La seconde représente le célèbre Teapot rock de Sedona. L’ensemble est propre, froid et impersonnel. Sans la petite note chaleureuse apportée par la vitrine aux alcools, la couverture et les tapis indiens, on se croirait dans un appartement témoin pour jeunes cadres moyens de la deuxième couronne parisienne.
Nancy me désigne la table et disparait dans ce que j’imagine être une salle de bain. Je lâche mon sac, laisse tomber ma lamentable veste en daim sur le dossier d’une chaise et m’affale sur une autre. J’attends. Comme rien ne se passe, j’entreprends d’examiner ma main. La paume et la face interne des doigts sont couverts d’une croute brune irrégulière faite de poussière rougeâtre et de sang séché. L’estafilade y dessine en relief un trait noir et sinueux dont je garde encore la trace aujourd’hui, comme une autre ligne de chance, ou de vie. Ma main recommence à me lancer. Nancy apparait enfin. Elle porte à deux mains une bassine pleine d’eau, et sous son bras, une grosse boîte de mouchoirs en papier et une serviette de bain toute propre et pliée. Elle pose le tout devant moi sur la table et y ajoute tout un tas de petites boites de carton et de flacons divers. Elle tire une chaise à elle et s’assied à côté de moi.
— Je m’appelle Nancy. Et toi ?
— Jérôme…
Pourquoi j’ai dit Jérôme, je ne sais pas. Je ne connais personne de ce nom. J’ai dit ça instinctivement, sans réfléchir. D’ailleurs, en cet instant, je suis incapable de réfléchir. Tout ce dont j’ai envie, c’est qu’on s’occupe de moi, c’est de me laisser faire. Alors pourquoi donner ce faux prénom, Jérôme ? Pourquoi pas le vrai, une fois pour toutes ? Est-ce que je pense vraiment qu’un prénom d’emprunt va me protéger de mes éventuels poursuivants ? Ou alors, en réaction à cette situation étrange, est-ce que c’est ce besoin de mentir qui revient, cette envie de me fabriquer un personnage, de jouer un rôle encore une fois ? C’est idiot, ça ne sert à rien d’autre qu’à m’apporter des ennuis. Il faudrait que j’arrête, mais c’est déjà trop tard ; j’ai dit Jérôme.
—Alors écoute, Jay, a dit Nancy. Il va falloir être un grand garçon maintenant.
Elle a saisi doucement mon avant-bras, elle l’a posé à plat sur la table, paume en l’air, elle a déplié mes doigts crispés et commencé à nettoyer la plaie.
Et moi, dans une heureuse demi-somnolence, je me laisse faire. Nancy demeure silencieuse, tête basse, concentrée sur son travail. Elle m’a plongé la main dans la bassine. L’eau est froide et savonneuse. Ça pique un peu. C’est désagréable, mais au bout de deux ou trois secondes, le froid commence à faire du bien. Nancy sort ma main de l’eau, la sèche avec la serviette en tamponnant la peau tout autour de la plaie. Ça ne saigne presque plus. Nancy ouvre un flacon à demi plein d’un liquide transparent et le renverse sur ma paume. C’est de l’alcool, à quatre-vingt-dix degrés, au moins. Je sursaute et veux retirer ma main, main elle avait prévu le coup en plaquant à l’avance mon poignet sur la table. Elle me regarde et dit :
— Ça va, Jay ?
C’est la première fois que je vois la couleur de ses yeux. Ils sont vert très clair, perçants, impressionnants. Fasciné, je mets un peu de trop temps à lui répondre.
— Ça va ?
— Oui, ça va, ça va.
Elle baisse la tête et reprend son travail d’infirmière. Je me renverse un peu sur ma chaise et je me laisse aller. Et puis, sans relever la tête, Nancy me demande :
— Tu l’as fait exprès, de tomber tout à l’heure ? C’était à cause des flics ?
Ce qu’elle vient de dire me parait plus une affirmation qu’une question et je ne sais pas quoi répondre. Elle va prendre mon silence pour un aveu, c’est sûr.
— Tu n’es pas obligé de me répondre, tu sais, mais je peux te dire que, les flics, je ne les aime pas non plus. Pas plus d’ailleurs que tout ce qui porte un uniforme.
En disant cela, elle a eu un petit gloussement de rire intérieur. Elle poursuit :
— Alors ici, tu n’as rien à craindre. Qu’est-ce que tu vas faire, maintenant ?
Je me décide enfin à parler :
— Sais pas… continuer… faire du stop… faut que j’aille à New-York, mais…
— Écoute, tu as l’air mort de fatigue, tu es sale, tes vêtements sont couverts de poussière… on dirait un clochard. Personne ne te prendra jamais en stop dans cet état, et puis, tu te feras vite arrêter par les flics, même s’ils ne te recherchent pas particulièrement.
— Je sais, mais qu’est-ce que je peux y faire ?
Je lui ai dit ça dans un soupir en prenant mon air d’épagneul. Si elle pouvait m’abriter un peu, juste pour cette nuit par exemple…
Sans prendre le temps de réfléchir ni même faire semblant, comme si elle avait pris sa décision depuis longtemps, et tout en commençant à bander ma main, elle dit :
— Bon, écoute, Jay…
A SUIVRE