GO WEST ! (48)

(…) J’hésitais parce que contrairement aux livres de souvenirs et aux récits de voyage, les livres d’enquête rencontrent souvent le succès. Bien ou mal écrits, la question n’est pas là, ils satisfont le goût d’un certain public pour le sensationnel, le scandaleux, surtout quand il frappe des personnalités connues. Avec les Kennedy, avec Marylin Monroe et même avec Lawford, on ne pouvait trouver guère mieux pour attirer le chaland. En ajoutant à tout ça un complot ourdi par des puissants, une énorme erreur judiciaire et la réhabilitation d’un Président adulé par une moitié de l’Amérique et détesté par l’autre, je détenais des éléments très forts. Écrire un volume là-dessus était vraiment tentant.

Et puis j’ai réfléchi. J’ai examiné sur les cinq dernières année les sorties de livres pouvant concerner de près ou de loin les acteurs principaux de cette tragédie. Ensuite, je suis passé aux articles récents de la presse écrite mentionnant leurs noms. Et puis j’ai recherché les programmes de télévision qui avaient abordé le sujet durant les deux années passées. Contrairement à ce que je pouvais craindre, ma recherche fut facile, et ceci pour deux raisons. Tout d’abord : les moyens informatiques actuels les plus rudimentaires comme Google et Wikipédia procurent rapidement et sans frais une quantité presque illimitée de renseignements sur n’importe quel sujet, sans compter les possibilités qu’offre depuis peu la mise à disposition de tous de l’Intelligence Artificielle. Bien sûr, ensuite, il faut trier un peu mais, si l’on veut bien ne pas être trop rigoureux sur les exigences de la recherche scientifique, on trouve ce qu’on est venu chercher. La deuxième raison qui explique la facilité et la brièveté de ma recherche, c’est qu’il n’y avait rien à trouver, ou si peu. Pratiquement plus personne ne racontait, n’écrivait, ne filmait quoi que ce soit sur le sujet.
En réalité, plus d’un demi-siècle après les faits, tout le monde se fichait de cette affaire.
« John F. et Robert Kennedy ont fait tuer Marylin Monroe ? Et alors ?
— Ben, finalement, ce n’était pas eux.
—  Ah bon ! C’était qui alors ?
— Hoover.
— Connais pas !»
Tous ces gens-là étaient morts depuis longtemps. C’était de l’histoire ancienne et, comme on dit en Amérique : « Move on with your life ! » Je conclus que ne n’avais aucune chance d’intéresser les foules avec mes déductions et je décidais de poursuivre mon récit comme je l’avais commencé : en racontant la vérité. Toute la vérité.

Après une aussi longue digression mâtinée d’allers et de retours dans le temps, je réalise que le lecteur est peut-être perdu dans la chronologie. Donc, avant de reprendre le récit, il ne me parait pas inutile de rappeler, sans trop entrer dans les détails cependant, où je l’avais laissé et même un peu avant. Voilà :
Dans la nuit du 4 aout 1962, j’avais été embarqué dans sa voiture par un flic qui me soupçonnait, à tort, de trafic de drogue et de corruption de policier. Appelé par radio, il avait dû se rendre d’urgence sur les lieux d’un suicide. Tandis que j’attendais sagement dans la voiture, j’avais vu l’acteur Peter Lawford cacher quelque chose sous sa voiture, quelque chose qu’il ne voulait pas remettre au policier. Ce quelque chose, c’était un magnétophone de poche. Pris par un de mes fantasmes habituels, j’avais commis cette folie de ramasser ce machin avant de m’enfuir à pied à travers deux ou trois propriétés privées. Le message enregistré sur la bande magnétique était une lettre d’adieu dans laquelle une jeune femme annonçait qu’elle allait se suicider à cause de deux frères, Jack et Bobby. C’était bien triste mais presque banal. Ce n’est que le lendemain matin, à la lecture du gros titre d’un journal, que j’avais compris que Jack, c’était le Président des États Unis, Bobby, le Ministre de la Justice, et la pauvre fille, la plus grande star d’Hollywood.
Et me voilà à présent enfermé dans les toilettes d’une station-service géante du nord de Los Angeles, à écouter et réécouter le message de Marylin Monroe.
Bien sûr, aujourd’hui, vous, mes lecteurs, et moi nous savons que ce message était un faux et que les frères Kennedy n’étaient pour rien dans la mort de Marylin Monroe. Mais à l’époque, soixante ans en arrière, plus j’écoute le message, plus je suis convaincu qu’elle s’est donné la mort à cause des Kennedy, et plus je réalise que le seul fait d’avoir volé le dictaphone me relie à ce qui a toutes les chances devenir un énorme scandale, et même une affaire d’état. Maintenant, je suis directement poursuivi par un flic du LAPD à qui j’ai faussé compagnie, et peut-être indirectement par les sbires de la Maison Blanche, FBI, CIA ou autres services spéciaux, à la recherche du petit appareil compromettant qui se trouve dans ma poche. Et je ne compte pas la police de Knoxville, Tennessee, pour cette affaire minable de motel qui me semble à présent remonter à des siècles.

Quand je sors des toilettes, paniqué, écrasé de chaleur, ébloui par le soleil, désorienté par l’activité de ruche de cet aéroport pour camions, je ne peux plus penser plus qu’à deux choses : me débarrasser du dictaphone et ficher le camp de Los Angeles.
Me débarrasser de ce machin !
Mais comment faire ? Le détruire par le feu ? Ni pratique ni discret et même totalement idiot ! Le balancer dans une rivière ? Une rivière ! Où ça ? Le jeter quelque part ? Dans une poubelle de la station-service, dans les toilettes, dans une bouche d’égout, sur le parechoc d’un camion ?  À chaque tentative, à chaque début d’exécution, j’imagine que quelqu’un me surveille, qu’il va venir voir de plus près, me poser des tas de questions… « Dites donc, jeune homme, qu’est-ce que vous venez de jeter là, dans les toilettes, dans la poubelle, dans mon camion ? On dirait un magnétophone. Mais il est neuf !  Et pourquoi vous voulez jeter ce truc tout neuf ? Ça vaut pas mal d’argent ce genre d’appareil. Quoi ? Qu’est-ce que vous dites ? Je ne comprends rien de ce que vous racontez ! C’est bizarre tout ça. D’ailleurs, vous me paraissez drolement bizarre vous-même ! Tenez, il y a une voiture de flics là-bas. Venez avec moi, on va leur demander ce qu’ils en pensent… » Alors, je n’ose pas, je n’arrive pas à me décider. Et le dictaphone continue de brûler dans ma poche.

Bon, on verra plus tard. Pour l’instant, je n’ai plus qu’une idée : foutre le camp d’ici. Station-service = auto-stop, ça devrait être facile. Effectivement, ça ne fait pas dix minutes que je me suis planté au bord de la bretelle d’accès à l’US 5 qu’un vieux pick-up poussiéreux s’arrête. Sur la banquette avant, il y a trois mexicains. Celui qui est à la portière me dit qu’ils vont au Nord, un peu après Santa Clarita. Santa Clarita, c’est là que devait me conduire Joe, mon précédent chauffeur. C’est à une quinzaine de miles seulement, mais ça me va. Du moment que ça m’éloigne de L.A., tout me va. Il n’y a pas de banquette arrière. Je jette mon sac sur le plateau et je grimpe à bord. Du côté gauche, calé contre la cabine, il y a un gigantesque réfrigérateur aux formes arrondies ; à côté du réfrigérateur, une grand fauteuil-club usé avec dedans un mexicain endormi. Le reste du plateau est encombré de chaises empilées, de tables renversées, de valises de cartons et de caisses. On est dimanche : ces gars-là doivent être des cambrioleurs ; ou alors, ils déménagent un copain. Ça redémarre brusquement. Je chancelle et m’affale sur le fauteuil-club.  Le dormeur se réveille, me regarde sans surprise et se rendort aussitôt. Je m’assieds sur une valise. Un quart d’heure plus tard, le pick-up me dépose une centaine de mètres avant la sortie pour Santa Clarita.

ENTR’ACTE

C’est ici, au bord de l’US 5, que nous allons laisser pour quelques semaines notre jeune héros. Il reviendra sans aucun doute vers le milieu ou la fin de l’été et on le retrouvera là où nous le laissons aujourd’hui, au bord de la route, avec son petit sac, son petit magnétophone et son gros revolver. Poursuivra-t-il alors sa route vers Seattle, seule chance pour lui de retrouver ses amis et leur veille voiture ? S’installera-t-il comme chercheur de pétrole dans la San Joaquin Valley ? Echappera-t-il à ses poursuivants du LAPD et du FBI ? Finira-t-il ses jours dans la prison de San Quentin ou parviendra-t-il à retrouver la douce Patricia du côté du District of Columbia ?
Pour l’instant, je n’en ai aucune idée, mais je compte bien le savoir dès que j’aurai écrit les chapitres suivants. Vous en serez informés en temps utile.
Dans cette attente, veuillez agréer, Madame, Monsieur, l’assurance de mes sentiments distingués.

L’auteur

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *