SÉRIE NOIRE (Extrait)

Si vous n’êtes jamais allé dans le Bronx, continuez comme ça. Mais si un jour, par un effet pervers de travaux routiers, vous deviez traverser ce quartier de New York pour rentrer de JFK à Manhattan, renfoncez-vous au fond de votre taxi, ouvrez en grand le New York Times, plongez-y votre nez et ne regardez pas dehors. Mais si par malheur vous deviez absolument vous y rendre et que vous passiez du côté du carrefour Brook / 148ème, vous avez des chances de m’y rencontrer. Je traîne tous les jours dans le coin, vers chez Matt, plus précisément devant ou à l’intérieur du « Matt’s cocktail lounge ». Si jamais vous entriez au Matt’s cocktail Lounge, vous pourriez être surpris par le décalage abyssal qui existe entre le standing du lieu et son appellation de « cocktail lounge ». L’élégance du mot devait refléter les ambitions de Matt quand il avait ouvert sa boite une demi-douzaine d’années plus tôt. C’est l’effet habituel du Bronx que de dissoudre ce genre de rêve.

Vous pourriez aussi être surpris par l’aspect du type qui est assis au bar à la place du fond et qui parle à sa bouteille de Milwaukee’s. Un mètre quatre-vingt-quinze, cent quinze kilos, chaussures de cuir avachies, chemise à carreaux flottant sur un jean usé mais véritable, l’ensemble, homme et vêtements, ayant l’air très fatigué. Le type assis au bar là-bas, c’est moi. Ça doit bien faire une paire d’années que je suis devenu le client officiel de Matt et lui, mon meilleur ami.

Le Bronx ? Pourquoi j’ai choisi d’y atterrir ? Personne ne choisit d’atterrir dans le Bronx. On y est né ou on y tombe. Moi, je suis tombé un soir devant chez Matt et j’ai pris racine. J’attends que les choses se tassent, disons quatre ou cinq ans, pour pouvoir retourner à Los Angeles, dans la Cité des Anges, au soleil.

À propos de soleil, comme aujourd’hui il fait beau et que je suis le seul client, Matt a sorti une petite table et deux chaises sur le trottoir. Il m’a rejoint avec deux cafés, compliments de la maison. Après une heure ou deux à regarder passer les voitures, on était bien, Matt et moi, surtout qu’à un moment, il avait décidé d’arrêter avec le café et sorti quelques bières. C’est alors qu’Al est arrivé, comme un gros nuage de pollution dans mon ciel bleu.

Al Wheeler, le privé chic de Beverly Hills. Ce bon vieux Al, avec sa carrure de coureur de 100 mètres, ses chaussures à mille dollars, ses chemises Ermenegildo Zegna, ses lunettes de soleil Dolce & Gabbana et son teint perpétuellement halé. Une ordure de première, Al, un type qui vendrait sa sœur pour se faire cent dollars, mais qui en plus ne livrerait pas. C’est à cause de lui qu’il y a trois ans, j’avais dû quitter la côte Ouest un peu vite, en laissant tomber la gentille petite affaire que j’avais pu y monter. Bien sûr, j’étais parti en emportant sa Porsche et sa dernière petite amie, mais pour moi, même avec ce butin, les comptes étaient loin d’être soldés.

Al a commencé à descendre de son cabriolet Mercedes en m’adressant son large sourire californien, vous savez, celui qui dit « Je pète la santé, je me fais blanchir les dents et je suis plein aux as. Pourquoi que tu fais pas pareil ? » Malgré ses beaux habits, Al a toujours manqué de classe dans sa façon de parler. (…)

Vous venez de lire les premières lignes de la nouvelle « Incident de frontière » qui figure dans le recueil « Histoire de Noël », en vente sur Amazon.fr. Vous n’avez plus qu’à cliquer sur l’image pour parvenir au site de vente. 

Histoire de Noël et autres contes cruels
Ce petit bouquin n’est pas destiné à être mis entre toutes les mains. En effet, et contrairement à ce que pourrait laisser croire une interprétation trop rapide de son titre, il ne s’agit pas du tout, mais alors pas du tout, d’un recueil de belles histoires de Noël, dégoulinantes de bonté, de morale et de confiture.
Connaissez-vous la légende de la Mort à Samarcande ? Non ? C’est un beau et terrible poème persan du XIIème siècle dans lequel un Vizir qui vient de croiser la Mort dans une rue de Bagdad croit lui échapper en s’enfuyant à Samarcande alors que c’est justement là que, sans le savoir, il a rendez-vous ce soir avec elle. Eh bien, pour la plupart, les nouvelles qui composent Histoire de Noël s’inspirent de cette fatalité ironique : c’est en croyant fuir son destin que l’homme s’y précipite.

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