LE GRAND MEAULNES (Critique)

LE GRAND MEAULNES
ALAIN-FOURNIER, 1913.

par Lorenzo dell’Acqua

Mon roman préféré pourrait avoir bien d’autres titres en raison des significations différentes qu’il a eues au cours de ma vie : Robin des Bois et la Belle au Bois Dormant en Sologne ou Les Trois Mousquetaires, Le Bon, la Brute et le Truand ou bien encore l’Idéaliste, l’Utopiste et le Passif, et enfin  Augustin, Frantz, Julien, moi et les autres pour faire plaisir aux inconditionnels de Claude Sautet.

Comme celle de la plupart des romans, la lecture du Grand Meaulnes n’est pas la même selon l’âge où on le découvre. Mais, ce qui me semble plus rare, sa vision en change chez un même lecteur avec le temps. Tel a été mon cas. En schématisant, je l’ai lu pour la première fois pendant la préadolescence, une seconde fois pendant l’adolescence et bien d’autres fois à l’âge adulte. Et chaque lecture fut pour moi celle d’un roman complètement différent comme le montrent ces titres imaginaires que je lui ai donnés.

Lors de ma découverte du Grand Meaulnes, je n’ai vu aucune différence avec les aventures d’Ivanhoë et surtout, forêt oblige, de Robin des Bois. Un héros idéal tombe amoureux d’une princesse de rêve dans un château merveilleux ; elle lui promet de l’attendre, il revient et ils ont une jolie petite fille. Augustin Meaulnes a deux bons copains, Frantz de Galay, le frère de sa fiancée, épris d’une roturière blanchisseuse à Bourges, et Julien Seurel, le narrateur, un bon garçon timide, gentil et dévoué, qui élèvera sa fille pendant son absence. Tel Lancelot, le héros part à la recherche de sa dame dont il ne retrouve ni la trace ni celle du Domaine Enchanté au lendemain de leur rencontre. Tout se termine bien, ils se marièrent et eurent, non pas de nombreux enfants, mais seulement une petite fille ce qui n’est déjà pas si mal.

L’adolescence d’un parisien timide avec les filles étant ce qu’elle est, je me suis remis à la lecture de ce roman dont je gardais un bon souvenir en me disant qu’il me ferait du bien et me redonnerait l’espoir de séduire moi aussi un jour une belle princesse. Quelle ne fut pas ma surprise de constater que mon  Robin des Bois s’était transformé en Trois Mousquetaires. Finie l’histoire du gentil héros de bandes dessinées devenue celle de trois copains, de leurs courses échevelées dans la forêt, d’un château de Conte de Fées, d’une Princesse dont le héros ne parvient pas à retrouver l’adresse, d’un coup de foudre en un minimum de temps et avec un minimum de mots. Autre espoir qui fait rêver, elle lui avait murmuré avant qu’ils se quittent : « Je vous attendrai ». Pourquoi attendre quand on est fou amoureux, je me le demande encore. Pas de réponse d’autant que l’hypothèse du service militaire certes plausible n’est pas du tout évoquée. Au passage, toujours pour le timide que j’étais, séduire une princesse avec aussi peu d’efforts et encore moins de mots, c’est très rassurant. Yes, I can, m’étais-je dit à l’époque. Le socialiste Frantz bien que noble de naissance fait preuve d’un féministe avant l’heure en décidant de déroger à la règle ancestrale de sa lignée et d’épouser une roturière, blanchisseuse de son état, laquelle ne partagera pas son enthousiasme par crainte de déchoir dans un milieu qui n’est pas le sien. Qu’à cela ne tienne, d’Artagnan-Augustin, par amitié et par fidélité, finira par la retrouver mais ça prendra du temps, au minimum deux ans d’après mes calculs. Pendant cette période, il aura abandonné sa femme enceinte qui accouchera seule au milieu de la forêt. Le nouveau-né, une fille, sera élevée par Julien, un papa de substitution comme le Passepoil du roman de Dumas ou le Lagardère du Bossu. C’est noble, épique et généreux !

Des années passent et, dans un moment de légère déprime, je me remets à la lecture du Grand Meaulnes pour la troisième fois, convaincu que ce merveilleux roman à géométrie variable me fera du bien. Mais, ô stupeur, je découvre une toute autre histoire encore différente des deux précédentes ! Du conte de fées en passant par le récit chevaleresque, mon roman s’est transformé en drame sordide, genre les Misérables en Sologne, ou plutôt, pour mieux coller à l’histoire, genre Le Bon, La Brute et le Truand, même si l’Idéaliste, l’Utopiste et le Passif serait peut-être mieux adapté.

Jusqu’à la rencontre avec Yvonne au mariage de Frantz, pas de différences notables avec mes lectures précédentes. Je retrouve la Sologne à la fin du XIX ème siècle et ses paysages somptueux où évoluent trois copains épris d’Amour et d’Amitié. Tout baigne. Pendant la fête, Augustin tombe toujours raide mort amoureux de la Princesse mais les choses vont ensuite se gâter. La fiancée de Frantz ne viendra pas à son mariage et Meaulnes ne retrouvera pas la trace de sa Princesse, ni celle du Domaine Enchanté. Parce qu’on a pris de l’âge et de la bouteille, on pense qu’il a du se payer une sacrée cuite pour ne pas se souvenir du lieu où il avait fait la connaissance de sa future épouse. Il y a encore pire à venir ! Pendant tout le temps passé à ne pas retrouver Yvonne, il rencontre une jeune femme à Bourges avec laquelle il couche, si, c’est vrai, c’est écrit dans un langage certes un peu alambiqué mais qui veut bien dire ça. Il réalise qu’il vient de faire l’amour avec la fiancée de son meilleur copain et qu’il a par la même occasion trompé sa propre fiancée avec celle de son futur beau-frère ce qui, vous en conviendrez, n’est pas correct du tout. Et ce n’est pas tout ! Ce sale macho qu’est devenu Augustin jette la malheureuse blanchisseuse à la rue comme une malpropre, si j’ose dire. De son côté, Frantz, désespéré par son mariage raté, a rejoint une troupe de misérables comédiens ambulants, joue des sketches minables devant deux ou trois solognots incultes, et se voit obligé de commettre de menus larcins pour trouver à manger. Bref, la dégringolade. Pendant ce temps-là, Augustin a retrouvé Yvonne, l’a épousée, a passé une nuit, une seule, avec elle et l’a abandonnée au matin, tiraillé par ses scrupules et sa culpabilité qui le contraignent à retrouver la fiancée de son ami venu lui dire la veille au soir pour gâcher sa nuit de noces : « Je suis malheureux ». Augustin finira par la ramener à Frantz tout content de la récupérer sans avoir fait le moindre effort. Pas de chance pour Augustin dont la femme est morte en couches pendant son absence de plus de deux ans quand même (9 mois de grossesse + quelques mois après). Heureusement, Julien, son fidèle pote resté à Sainte Agathe, a élevé sa fille et il vient la chercher. Il se tire avec elle sans même lui dire merci. On est consterné par sa cruauté et on imagine l’amertume du fidèle Julien qui pensait que tout cela finirait bien (pour lui) : Augustin disparu, il aurait épousé sa veuve dont il était secrètement amoureux sans jamais l’avoir dit à personne et serait devenu pour de bon le papa de la petite fille qu’il avait élevée ce qui aurait un peu atténué les horreurs des chapitres précédents. Reconnaissons cependant que les pensées de ce faux-cul de Julien étaient d’un machiavélisme et d’un arrivisme détestables bien qu’assez courants chez les passifs. Comme un boomerang qui lui revient en pleine figure, sa coxalgie rechutera et on devine le calvaire du  malheureux physiquement et psychologiquement démoli par la réapparition miraculeuse de son ami qu’il croyait disparu. Cette troisième lecture ne m’avait pas du tout réconforté, loin de là.

Après ces trois visons différentes pour ne pas dire opposées, je m’étais dit que j’avais du passer à côté d’explications ou de justifications des comportements morbides de tous ces personnages. Je m’y suis donc remis une quatrième fois sans y trouver d’information nouvelle. En ce début du XX ème siècle, les apports de la psychanalyse étaient bien connus dans le monde littéraire. Or, les composantes psychologiques des personnages principaux du Grand Meaulnes sont dépourvues de toute cohérence. Première constatation, le père n’existe pas ce qui me rappelle une autre histoire, toute personnelle celle-là, et n’est pas la situation familiale la plus fréquente. Celui d’Augustin est mort, celui de Frantz est un vieillard gâteux et celui de Julien est avant tout le père des élèves de sa classe mais pas spécialement le sien. Comment est-ce possible, aurait dit Sigmund Freud ? « Un chef d’œuvre littéraire sans complexe d’Œdipe, ça ne peut pas exister ». Deuxième constatation, il n’y a pas de femmes non plus ce qui commence à faire beaucoup de situations improbables sur le plan psychologique. Enfin si, il y en a, mais on n’en connaît pas les personnalités puisque l’auteur ne nous en donne aucune description et, pire encore, ne leur donne jamais la parole. Yvonne de Galais ne prononce pas plus de dix phrases pendant tout le roman ; la mère d’Augustin ne fait que passer au tout début pour laisser son ado pensionnaire chez des instituteurs inconnus ;  enfin, celle de Julien est, comme son père, dévouée avant tout aux enfants de l’école et ne s’intéresse qu’aux chapeaux. Dernière constatation et non la moindre, Frantz de Galais n’est pas bizarre mais franchement pathologique et on se dit, surtout quand on est externe en psychiatrie comme moi, que c’est un futur schizophrène et que ça ne peut que mal finir. Le choix d’un malade mental est assez fréquent en littérature. Elle facilite la tache de l’auteur qui est autorisé à lui faire faire n’importe quoi puisqu’il est fou. L’exemple le plus caricatural est Bartleby d’Herman Melville.

Je sais bien ce que vous pensez en ce moment sans oser le dire : il y a un autre fou qui a adoré ce livre pourtant psychologiquement incohérent d’après lui. Vous n’avez pas tort et c’est bien ce qui motivera mon nième lecture. Comment un roman sans femmes et sans pères peut intéresser les lecteurs, et en particulier un fils de psychanalyste ? Mettons de côté l’histoire d’amour à l’eau de rose pour préadolescents boutonneux qui me paraît sans intérêt pour les adultes. Et c’est alors que je découvre un autre aspect du roman qui m’avait échappé jusque là : les trois garçons illustrent les trois choix de vie qui s’offrent à la fin de l’adolescence comme moi aussi je les avais pressentis. Leurs comportements en sont les transpositions : Augustin est idéaliste, Frantz utopiste et Julien passif. Le premier pense que la réalité sera comme il la construira, le second croit qu’elle sera comme dans ses rêves et le troisième la subira sans essayer de la modifier.

N’ayant jamais entendu une telle interprétation du Grand Meaulnes, je décidais alors de lire les préfaces de toutes les éditions disponibles. La majorité d’entre elles ne parle que de l’histoire d’amour et de la Sologne. Je finis par en trouver une, et une seule, rédigée paradoxalement par une femme, madame Hélène Tronc, qui avait vu exactement la même chose que moi, à savoir  l’exposé à travers trois personnalités différentes des trois possibilités d’avenir qui s’offrent à tous les adolescents. Elle conclut ainsi sa préface : « Le roman n’apporte pas de réponse ».

C’est à cette transposition d’une interrogation universelle dans une histoire simple que le Grand Meaulnes doit son immense et mystérieux succès.

3 réflexions sur « LE GRAND MEAULNES (Critique) »

  1. Très cher Rédacteur en Chef, je me permets de vous signaler que ma question portait sur la conscience qu’avaient, ou n’avaient pas, les écrivains de l’universalité à venir de ce qu’ils étaient en train d’écrire.

  2. Lorenzo se plaint du faible nombre de commentaires que son appel à analyse du double sens de son roman favori, Le Grand Meaulnes, a fait naitre : un seul (et c’est le sien).
    J’ajouterai bien mon obole à cette disette, mais comme je n’ai aucun souvenir de Meaulnes, que je ne l’ai jamais rencontré et que je ne suis même pas certain d’avoir jamais lu ses aventures, je ne pourrais présenter qu’une variation sur L’Attrape-Coeur ou à la rigueur sur Boucle d’Or et les Trois Ours, ce qui serait hors sujet. Et vous savez, moi, le hors sujet…

  3. Cette remarquable interprétation du Grand Meaulnes (mais est-ce la dernière, cher Lorenzo ?) pose une question passionnante : les interprétations a posteriori des œuvres littéraires traduisent-elles les intentions réelles et conscientes de leurs auteurs ? Ainsi, Proust dans la Recherche et Balzac dans la Comédie Humaine ont-ils sciemment écrit un manuel de Psychologie Humaine Universelle ou bien ont-ils simplement décrit les personnages de leur environnement ? L’auteur des splendides Corneilles du 7 ème ciel a-t-il voulu faire des désillusions érotiques, des errances écologiques et des ambitions déçues des enfants de mai 68 cette fresque baroque et apocalyptique digne du Greco qui a relégué Houellebecq dans la Bibliothèque Rose ? Eh bien non comme nous le révèle une interview parue dans le JdC. Lorenzo dell’Acqua n’avait aucune ambition littéraire et encore moins celle d’obtenir le Prix Nobel de Littérature 2025 ! Non, il répète qu’il avait répondu à un jeu littéraire paru dans une revue en ligne dont il n’avait manifestement pas bien compris la règle (du jeu).

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