Go West ! (40)

Toute la L.A.’s Gate semblait me dire « C’est ici qu’on construit le monde ! C’est ici que ça se passe, mon vieux ! Ici, tout le monde est bronzé, tout le monde fait du sport, tout le monde travaille, tout le monde gagne de l’argent ! Alors ? Qu’est-ce que tu attends pour en faire autant ? »
Debout sous le soleil, les bras ballants au milieu de cette fourmilière bigarrée, pendant quelques instants, j’avais oublié Marylin. Mais la parenthèse insouciante s’est refermée quand sa voix est revenue : « Dans une heure, je serai morte. J’espère que Jack et Bobby pourriront en enfer. »

Oublier Marylin ! Je voudrais bien moi, mais comment faire ?

Marylin, Kennedy, Lawford, Clemmons… ces noms tournent dans ma tête. Et ces mots aussi « Dans une heure, je serai morte… je veux mourir parce que je ne veux plus passer ma vie à attendre… si tu continues à nous emmerder, tu vas en baver, ma cocotte ! … on aurait dit un gangster… que Jack et Bobby pourrissent en enfer ! » Et cette voix qui est enfermée dans ma poche…

Tout ça me dépasse. Je ne sais pas quoi faire. Je n’ose pas me demander ce qu’il faudrait faire ; je n’ose même pas poser le problème. Je n’ai plus envie de jouer, je ne veux plus être le privé redresseur de torts de la nuit dernière, je veux juste me retrouver avec cinq copains dans une Hudson à cinquante dollars sur la route de San Francisco. Je veux juste que rien de tout cela ne soit arrivé ; je n’ai pas aperçu Peter Lawford à travers une vitre de voiture de police, je n’ai pas ramassé le dictaphone, je n’ai jamais approché la maison de Marylin Monroe, je n’ai rien à voir avec tout ça.  Mais mon pauvre déni ne dure pas : j’ai vu Lawford, j’ai pris le dictaphone, j’ai écouté la cassette, Marylin est morte et je sais pourquoi. Je suis le seul à le savoir, le seul peut-être avec Peter Lawford.

A ce moment, me revient du fond de ma mémoire que Lawford n’est pas que l’un des membres du Rat Pack, pas que l’ami de Sinatra, de Dean Martin et de Sammy Davis. Il est aussi le mari de l’une des sœurs Kennedy, il est le beau-frère du Président des États-Unis ! Et il a certainement écouté la cassette ! Sinon il n’aurait pas caché le dictaphone au policier. Et pourquoi l’a-t-il fait ? Pourquoi voulait-il cacher la preuve du suicide ? Un suicide, c’est quand même plus simple pour tout le monde, en particulier pour la police. Alors pourquoi ne pas lui remettre la preuve que Marylin s’est donné la mort ? La police aurait pu boucler l’enquête avant les éditions du soir. Mais à cause de lui, elle ne sait pas la police, elle n’est pas sûre. La victime est une personnalité importante, une star d’Hollywood et nous y sommes en plein, à Hollywood. Alors les flics sont obligés de faire une enquête, d’analyser des tas de trucs, de questionner des tas de gens. Et finalement, dans un mois, dans un an, ils concluront qu’on ne sait pas, qu’on n’est pas sûr, que c’est peut-être un suicide, mais alors pourquoi Marylin n’en avait-elle parlé à personne ? Ou peut-être un accident, trop de médicament avec trop d’alcool ? Elle en prenait tellement, la pauvre… Ou alors un meurtre, ou plutôt un assassinat ? Mais qui pourrait en vouloir à ce point à cette pauvre fille, si perdue, si inoffensive ?

Sous mon crâne, la voix est de retour : « Si tu continues à nous emmerder, tu vas en baver, ma cocotte ! » Kennedy ! Kennedy, bien sûr ! C’est lui qui pourrait lui en vouloir. Il en a assez qu’elle le harcèle. Ça fait des mois que des rumeurs courent sur sa liaison avec Marylin et ça doit commencer à faire du bruit à la Maison Blanche, et aussi chez ses électeurs. Ce n’est surement pas très bon pour lui, tout ça. Et puis, il y a toujours le risque qu’un journaliste écrive qu’il a voulu que ça s’arrête, le Président, mais qu’elle, elle n’a pas voulu. Alors, peut-être bien qu’il a souhaité très fort que ça s’arrête, le Président, poursuivra le journaliste, et quand un Président des États Unis d’Amérique souhaite très fort quelque chose, il y a toujours quelqu’un pour faire arriver ce que le Président a souhaité très fort, sans même qu’il soit besoin qu’il le dise. Et ça, ce n’est pas bon du tout pour un Président. Et Lawford a écouté la cassette, et il sait tout ça, et il ne veut pas causer de problème à son beau-frère. Il hésite, Lawford, il se dit qu’il faut qu’il en parle d’abord au Président. Alors, il cache le dictaphone, il se dit qu’on verra plus tard, qu’il sera toujours temps de le remettre à la police.

Mais peut-être aussi qu’il n’a pas eu le temps d’écouter la cassette, Lawford. Le flic est arrivé trop vite, alors il s’est dit qu’il l’écoutera plus tard et, en attendant de pouvoir le faire, il a caché l’appareil. Donc, Lawford ne sait rien. Tout ce qu’il sait, c’est que le dictaphone de Marylin était sous sa voiture et que maintenant, il n’y est plus. Et moi, ce que je sais de source sûre et suis le seul à connaitre, c’est ce qu’il y a sur la bande magnétique, c’est que Marylin s’est vraiment suicidée, c’est que Kennedy ne l’a pas fait disparaître mais que c’est à cause de lui qu’elle s’est tuée et que, pour un Président des États-Unis, si ça vient à se savoir, c’est une catastrophe. Et pour celui qui en détient le preuve aussi.

Pendant que je me perdais dans toutes ces conjectures, j’avais dû errer comme un somnambule à travers la station-service parce que d’un coup, sans savoir comment j’étais arrivé jusque-là, je me retrouvais face à un miroir, devant un lavabo, dans d’immenses toilettes. Petit à petit, je reprenais conscience de la réalité. Les uns après les autres, je commençais à percevoir les sons autour de moi, le ronronnement sourd de la musique de fond, la cataracte des chasses d’eau, le fracas des essuie-mains qu’on déroule, le claquement des portes battantes, le brouhaha des plaisanteries des chauffeurs. Soudain, le dictaphone me revint en mémoire. Je m’enfermai dans un box, réglai le son au minimum et, assis sur le siège, l’appareil collé à mon oreille, j’écoutais la bande pour la deuxième fois. Je savais maintenant que c’était Marylin qui parlait. C’était presque impossible et bouleversant à la fois d’associer cette fille que le monde voyait si gaie, si insouciante, si naïve à cette voix désespérée. Pourtant, il n’y avait pas de doute, c’était bien elle. Fasciné, j’écoutais et réécoutais la bande et, au fur et à mesure, mon émotion allait en s’atténuant.  De moins en moins, je pensais à la fin tragique de Marylin et de plus en plus au scandale qui menaçait Kennedy et à ce qui me menaçait moi, seul détenteur de ce qui l’accusait. Je sentais monter en moi une évidence, de plus en plus claire, incontestable, effrayante : cet enregistrement était terriblement dangereux. Je ne voulais aucun rôle, aucune responsabilité dans cette affaire ! Il fallait que je me débarrasse du dictaphone au plus vite. Que la police se débrouille toute seule pour découvrir la vérité sur la mort de Marylin. Mais la panique s’était installée en moi et si je pouvais encore penser, ce n’était qu’à ce qui pourrait m’arriver si j’étais pris avec cette pièce à conviction. Il n’était plus question de de tentative de corruption d’un officier de police, de possession illégale d’arme à feu ou de coups et blessures sur une citoyenne américaine mais d’obstruction à la justice dans une scabreuse affaire d’État.

Il fallait que je me débarrasse de ce truc…

A SUIVRE 

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