Go West ! (39)

(…)
« Santa Clarita, c’est bon pour toi ?
— C’est loin ?
— Environ trente miles vers le Nord.
— Formidable !
— Alors monte, mon gars ; on y va ! »
En démarrant, il ajoute : « Je suis Joe. Et toi ? ». Mais je ne réponds pas parce que sur le plancher, devant moi, il y a un journal. C’est le Los Angeles Times. J’ai les pieds dessus. On dirait une édition spéciale. Elle est pliée en deux, mais entre mes chaussures, je lis :
« MARYLIN MONROE DIES, BLAME PILLS »

C’est écrit en lettres capitales grasses. Le titre tient toute la page. Juste en dessous, on peut voir la partie haute d’une photographie. C’est un portrait. Il est coupé au niveau du front par la pliure du journal. On n’en voit qu’une chevelure blonde. Mais c’est bien elle ; c’est Marylin ! Et elle est morte. Pauvre fille, toujours si jolie, si innocente, si gaie dans ses films. En fermant les yeux, je la revois descendre cet escalier de « Sept ans de réflexion« , chanter dans ce wagon-lit de « Certains l’aiment chaud« . A l’instant, les mots qui me viennent à l’esprit pour la définir, c’est ‘’adorable… fragile’’… et maintenant ‘’morte’’. Comme je reste figé devant le journal, Joe me dit :
« Ah, tu as vu, Marylin est morte ! C’est triste, hein ? Une jolie fille comme ça ! »
—Je ne comprends pas « blame pills« . Qu’est que ça veut dire ?
— Ça veut dire qu’elle a dû prendre trop de médicaments… un accident sûrement… elle en prenait tellement, la pauvre petite ; je l’aimais bien, moi… »

‘’Trop de médicaments… un accident surement…’’ Au moment où Joe me dit ça, ça explose dans ma tête et tout se met en place, les médicaments, le dictaphone, Lawford, la maison sous les lauriers, le message radio reçu par Clemmons… Et maintenant que, dans ma tête, je me repasse le texte enregistré, malgré la tristesse, la résignation que traduit la voix, je la reconnais. Ce que j’ai dans ma poche, ce sont les dernières paroles de Marylin Monroe, la preuve que sa mort n’est pas un accident mais bel et bien un suicide. Par cette lettre, elle a voulu que l’on sache pourquoi et à cause de qui elle se tuait. Et je suis le seul à le savoir…

« Ça va ? me demande Joe. Tu m’as l’air un peu malade, là. Tu l’aimais tant que ça, Marylin ? T’étais amoureux d’elle, ou quoi ? » La gorge nouée, je suis incapable de répondre. Je me penche pour ramasser le journal. Je le déplie et tente de déchiffrer l’article, mais les mots que je lis et relis n’arrivent pas à former de sens parce qu’en même temps, je suis en train de réaliser que les Jack et Bobby qu’elle accuse, c’est JFK, John Kennedy, le Président des États Unis et Robert, Bobby, son frère, le Ministre de la Justice… Le froid m’envahit d’un coup. En même temps, j’ai envie de vomir.
« Dis-donc, ça n’a pas l’air d’aller du tout, mon gars. Tu veux que je m’arrête ? Tiens, regarde, il y a une station-service juste là. Je vais m’arrêter. Tu vas boire un coke et ça ira mieux. Mais dis-donc, ça t’en fout un coup, la mort de Marylin !
— Non, non, ça va aller. C’est juste que je n’ai rien mangé depuis deux jours. »
Ce n’est pas vrai bien sûr, mais il faut que j’invente quelque chose. Je ne peux tout de même pas lui dire que j’ai la preuve que c’est Kennedy qui a poussé Marylin Monroe au suicide !

Joe s’est arrêté à la station-service et j’ai choisi un sandwich au poulet et un coke. Joe a payé et en silence et nous sommes repartis vers le Nord. Je ruminais mes pensées sur la mort de Marylin et Joe, discret, n’osait pas les interrompre. Une demi-heure plus tard, alors qu’un panneau routier annonçait la sortie pour Santa Clarita, Joe a engagé son pick-up sur la bretelle d’accès d’une nouvelle station-service. Il m’a déposé devant une batterie de pompes à essence et m’a dit avec un gentil sourire : « Où que tu ailles, c’est le meilleur endroit pour trouver un ride. Mais ça, tu dois le savoir déjà. Bonne chance, mon gars, et oublie Marylin. » Et puis il a repris sa route.

Oublier Marylin… Je voudrais bien, moi.
La station-service est gigantesque. Située en plein milieu d’un énorme échangeur autoroutier, elle a quelque chose de la gare routière, du centre commercial et de l’aéroport. Il y a une boutique de souvenir, une agence bancaire, deux diners, un atelier de mécanique, un supermarché, un marchand de pneus, un drug-store, un restaurant drive-in, une station de lavage… D’énormes semi-remorques rutilants, des autocars multicolores, des pick-up poussiéreux, des caravanes étincelantes, d’impeccables limousines la parcourent en tous sens, passant lentement devant les pompes, devant les magasins, à travers les parkings. Des piétons en tous genres, de tous âges, en tous costumes, conducteurs ou passagers de cette horde de véhicules, zigzaguent calmement au milieu de cette agitation. Ils portent des lunettes de soleil et des gobelets de café, des casquettes publicitaires et des packs de sodas, des cornets de glace et des t-shirts à message, une glacière, un enfant, un journal… Parmi eux, des hommes en uniforme jaune vif remplissent des réservoirs, nettoient des pare-brise, ouvrent des capots, font rouler habilement des roues de secours ou, appuyés contre un pylône, fument une cigarette. C’est toute un village, débordant d’activité, entièrement orienté vers l’automobile, le moteur à explosion, le voyage…
L.A.’s Gate… C’est le nom que proclame le grand portique sous lequel nous sommes passés tout à l’heure en quittant l’autoroute. C’est l’avant-port de L.A., la Cité des Anges, cette étrange et gigantesque ville du cinéma, du rêve, de la culture du corps, de l’argent et du sexe, avec son climat tempéré, ses trente jours de pluie par an, ses plages, ses cocotiers, ses somptueuses villas, ses piscines surplombantes, cet argent déversé qui roule sans cesse, son envers du décor aussi, la pollution, les interminables embouteillages, la drogue, les quartiers pauvres, l’insécurité… Aujourd’hui, les grandes villes américaines ont tendance à se ressembler. Les grandes villes du monde entier ont tendance à se ressembler. Mais il y a un demi-siècle aux USA, seules deux villes avaient atteint cette taille impressionnante, et chacune dans leur genre, cette activité tonifiante. Et cette station-service en était l’image en réduction. Toute la L.A.’s Gate semblait me dire « C’est ici qu’on construit le monde ! C’est ici que ça se passe, mon vieux ! Ici, tout le monde est bronzé, tout le monde fait du sport, tout le monde travaille, tout le monde gagne de l’argent ! Alors ? Qu’est-ce que tu attends pour en faire autant ? »
Debout sous le soleil, les bras ballants au milieu de cette fourmilière bigarrée, pendant quelques instants, j’avais oublié Marylin. Mais la parenthèse insouciante s’est refermée quand sa voix est revenue : « Dans une heure, je serai morte. J’espère que Jack et Bobby pourriront en enfer. »

A SUIVRE 

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