(…) — Ainsi, vous pensez que je pourrais avoir une méthode sans le savoir, et que l’examen des circonstances qui ont prévalu à l’écriture de plusieurs textes pourrait la révéler. Théoriquement l’idée est intéressante bien que je doute du résultat. Mais, après tout, nous pouvons toujours essayer.
Les Trois premières fois, une nouvelle « HQVHQVO«
J’ai beaucoup lu de nouvelles de Maupassant. C’était il y a bien longtemps. Plus récemment, j’ai lu beaucoup de nouvelles de Joseph Conrad, encore plus que de Maupassant. Au cours de ces lectures, j’avais pu remarquer que ces deux-là, les maitres du genre, avaient en commun — mais ils ne sont pas les seuls — un procédé d’écriture que je désignerai par HQVHQVO, acronyme de « L’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours ».
Dans l’avant-dernier tome de À la Recherche du temps perdu (Albertine disparue), Marcel Proust évoque ainsi ce procédé : « Les romanciers prétendent souvent, dans une introduction, qu’en voyageant dans un pays ils ont rencontré quelqu’un qui leur a raconté la vie d’une personne. Ils laissent alors la parole à cet ami de rencontre, et le récit qu’il leur fait, c’est précisément leur roman. »
Pour moi, je le définirai de cette manière : Le procédé HQVHQVO consiste pour l’auteur à prétendre qu’au cours d’un voyage en train, d’un diner dans une auberge ou d’une nuit dans un refuge de montagne, quelqu’un, préférablement un inconnu, lui a raconté une aventure véridique vécue par lui, et c’est le récit de cet inconnu qui constitue le corps même de la nouvelle de l’auteur.
Ce procédé assez courant présente pour l’écrivain de multiples avantages.
Avec son indispensable scène d’exposition — description d’un compartiment de chemin de fer, d’une auberge enfumée ou d’une cabane sous la neige et présentation des voyageurs, clients ou alpinistes présents — le HQVHQVO donne à l’auteur l’occasion de créer une atmosphère confinée, isolée du monde extérieur et située dans un espace temporel sans limite précise, propice à une écoute patiente et attentive du récit à venir.
Voici par exemple le début de la scène d’exposition des Trois premières fois :
1- Le diner s’était prolongé fort tard dans la nuit. D’abondantes volutes de fumées bleues et grises flottaient sous les poutres du plafond de l’auberge en enveloppant la roue de charrette qui, avec ses pauvres ampoules électriques, faisait office de lustre au-dessus de nos têtes. Depuis quelques instants, sans doute sous l’effet des mets et des vins que nous avions absorbés en quantité, nous étions tombés dans un silence méditatif qui contrastait avec la gaité et la vivacité des conversations que nous avions échangées jusque-là.(…)
Passée cette introduction, souvent écrite « au Nous », le procédé permet aussi et surtout de raconter l’histoire « au JE », c’est-à-dire à la première personne du singulier. Cette personnification du narrateur, ajoutée à l’espace clos de la rencontre, ne manque pas de créer une intimité entre le lecteur et l’auteur, qui paraissent alors passer le temps en écoutant ensemble le récit de l‘inconnu.
Les lignes qui suivent sont extraites du début de la ‘’première’’ des Trois premières fois :
(…) C’est au moment où j’allais pour m’enquérir d’une voiture qui pourrait m’emmener jusqu’à Sankt-Johann que je vis venir vers moi un garçon qui me parut avoir dix-sept ou dix-huit ans. Il n’était pas très grand mais, à le voir avancer tranquillement à travers la foule, il donnait une impression de force physique. Il était blond et me souriait.
« Bonjour cousin, me dit-il en me tendant la main. Je suis Anton Reiter. Il parait que nous sommes cousins par les Haas. Je n’ai jamais vu un seul Haas de ma vie, mais c’est ce que ma mère m’a dit. Je suis chargé de te conduire à ton auberge. J’ai une voiture, là, dehors. C’est ça, tes bagages ? »
La voiture, une charrette à deux roues, était attelée à une jument grise. Tout le temps qu’elle nous tira sur la route qui montait en lacets vers Sankt-Johann, Anton me raconta ce qu’allait être ma vie là-haut : je logerai à l’auberge Gruenberger, en plein cœur du bourg, mais avec une jolie vue sur la montagne. L’auberge était confortable et, d’après son père, la cuisine de Madame Gruenberger était la meilleure de la région. Il me dit surtout qu’à Sankt-Johann, il y avait un groupe de jeunes gens, garçons et filles, qui formaient une joyeuse bande. Il se faisait fort de m’y faire entrer. « Ils seront ravis d’accueillir (…)
Quand ce procédé est utilisé, quel que soit le genre de la nouvelle auquel on veut l’appliquer— aventure, fantastique, épouvante, amour, humour… — il faut, pour bénéficier à plein des effets favorables créés par la scène d’exposition, que le ton du récit soit calme et serein — ce qui implique notamment que l’aventure racontée soit ancienne — et le style soutenu. Un autre point, pour moi essentiel, est que le récit comporte sinon un retournement, du moins un dénouement et préférablement une chute. Une fin « ouverte », une fin qui ne dit pas son nom, ne serait pas compatible avec le cadre créé : on ne raconte pas à un inconnu de rencontre une aventure qui finit en queue de poisson.
Voici par exemple la fin de l’aventure de Franz Bauer, plutôt une pirouette qu’un dénouement :
«(…) Inutile de préciser, mes bons messieurs ! J’ai parfaitement compris ce que vous auriez souhaité entendre. Vous auriez aimé que je vous dise si, cette nuit-là, Tavia avait été ma première fois. C’est bien cela, n’est-ce pas ?
— Évidemment, c’est cela ! répondis-je avec un peu trop de vivacité. C’est bien naturel, quand même ! Après tout, nous sommes entre hommes ! Et il serait de bon ton qu’après nous avoir fait languir en nous rapportant tous ces détails superflus sur votre séjour en montagne, vos pulsions d’adolescent, votre approche de la jeune fille et ses réactions en retour, vous nous racontiez enfin ce qui s’est réellement passé entre Tavia et vous pendant ou après ce malheureux orage.
— Et sachez que les détails ne nous font pas peur, ajouta l’Anglais. »
Alors Bauer prit un temps pour écarter les verres qui se trouvaient devant lui. Puis, posant ses avant-bras sur la table et joignant les mains, il se pencha en avant et, tout en nous regardant avec intensité, il dit : « Messieurs, j’ai beau ne pas être sujet de Sa Majesté le roi Georges V, je me flatte néanmoins d’être un gentleman. A part le fait que le nom de cette jeune fille n’était pas réellement Tavia, vous n’apprendrez rien de plus de ma bouche de ce qui s’est finalement passé entre elle et moi. »
Puis il se renversa à nouveau dans son siège pour fouiller dans son gilet et en extraire un autre cigare. Quand il l’alluma, je crus voir dans son œil à demi fermé comme une petite lueur d’amusement. Mais ce devait être le reflet de la flamme de l’allumette.
A SUIVRE
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Les trois premières fois
et autres nouvelles optimistes
Un soir dans un port, trois hommes attendent le départ de leur bateau. Pour passer le temps, ils racontent chacun une « première fois ». Un autre jour, un autre homme explique comment il faut se tenir dans la rue quand on porte un bouquet de fleurs. Un autre soir, un incident à la frontière syrienne va-t-il transformer en drame un beau week-end de tourisme. En fin d’après-midi, un homme écrit à côté de son chien qui dort. Un beau matin, un groupe d’enfants qui se rend au jardin du Luxembourg passe devant la terrasse d’un café ; des clients attablés les regardent passer ; leurs points de vue diffèrent. La peur de l’avion, ça se soigne.
Quatorze nouvelles, drôles ou émouvantes, quatorze textes ironiques ou sensibles, quatorze façons, réalistes ou poétiques, d’être optimiste.