Archives par mot-clé : Les trois premières fois

 La matinée de Sainte Firmine d’Amelia (Extrait)

(…) Une dizaine d’années auparavant, un évènement était survenu dans ma vie personnelle. Il m’avait bouleversé et, malgré le temps qui avait passé, il était encore présent à mon esprit. Peu enclin aux confidences, je n’en avais jamais parlé à personne. Sans doute considérais-je cette histoire trop intime pour que je puisse la raconter sans honte, même à de très proches amis, à supposer que j’en eusse. Elle était assez banale et bien loin d’être passionnante, mais elle m’avait marqué. À l’époque, j’étais persuadé qu’elle avait constitué l’une de ces rares étapes par lesquelles un homme doit passer au cours de son existence et qui le laisseront différent de ce qu’il était avant de les franchir. Cette nuit était sans doute l’occasion de la partager enfin avec quelqu’un. Voir comment ces deux étrangers recevraient le récit de cet évènement m’intéressait et m’inquiétait tout à la fois. Comprendraient-ils l’importance qu’il avait revêtue pour moi ou le jugeraient-ils banal et sans intérêt ? Y trouveraient-ils l’indice d’une sensibilité de bon aloi ou d’une sensiblerie ridicule ?  J’étais conscient du risque de moquerie ou même de déconsidération que je courais, mais, tout au long de la soirée, Bauer et Fitzwarren m’avaient parus exempts de préjugés et plutôt bienveillants. Je décidai donc de passer cet épisode au crible de leur jugement. De toute façon, je n’avais rien d’autre à leur raconter. Je me lançai :

 La matinée de Sainte Firmine d’Amelia

« Ça s’est passé à Paris, il y a neuf ans, en novembre. Continuer la lecture de  La matinée de Sainte Firmine d’Amelia (Extrait)

La nuit des Roggenfelder (extrait)

Au lieu de lire cet extrait d’un texte érotique et transalpin déjà publié, vous feriez bien mieux d’aller voter…

(…) et tout en la regardant intensément dans les yeux, de ma main restée libre, je lui pris un sein et le serrai. Je fus surpris par sa douceur. Tandis qu’une tendre tiédeur gagnait la paume de ma main, je pensais que j’étais perdu : elle allait me gifler, ou crier, ou s’échapper pour courir jusqu’au refuge et me dénoncer à mes camarades horrifiés, je serais chassé sur le champ du refuge et de Sankt-Johann et je rentrerais chez mes parents couvert de honte…
— Non, Franz, dit Tavia en écartant doucement ma main de sa poitrine.
J’étais sauvé ! Elle n’allait pas me dénoncer… Et puis elle ajouta :
— Pas maintenant…

Pas maintenant ? Qu’est-ce que ça voulait dire pas maintenant ? Continuer la lecture de La nuit des Roggenfelder (extrait)

Une nouvelle émission de Berthe Granval

Berthe Granval poursuit sa série d’émissions littéraires de l’après-midi. Après Pierre -André Mariotte, dont l’interview du 13 novembre 2016 est encore dans toutes les mémoires, elle reçoit aujourd’hui Philippe-Jean Coutheillas, dont feu Bernard Pivot disait avec regret qu’il n’en avait jamais entendu parler.

*

Il est dix-sept heures et cinq minutes. Les premières notes du Clair de Lune de Debussy s’égrènent lentement, puis une voix s’élève, effaçant presque la musique :

— Bonsoir, c’est Berthe Granval qui vous invite comme chaque après-midi à écouter ses « Histoire d’écrire« .

Le son du piano remonte quelques secondes, puis redescend. A nouveau, la voix :

— Aujourd’hui, je reçois l’écrivain Philippe-Jean Coutheillas. Bonsoir Philippe-Jean Coutheillas.
— Bonsoir, chère Berthe Granval.

Les notes remontent, ruissèlent, s’affaiblissent et disparaissent. Continuer la lecture de Une nouvelle émission de Berthe Granval

WETBACKS (Extrait)

Je suis à Lynwood, dans South Central, pas loin du croisement d’Atlantic et d’Olanda, je recouvre de papier Alu les plateaux de haricots qui n’ont pas été mangés à l’anniversaire d’un petit gamin, lorsqu’on m’annonce qu’il faut que je rentre à la maison plus tôt que prévu, et probable que je ne reviendrai pas demain[1].

C’est Rubio lui-même qui vient de me dire ça, et il a l’air sacrément ennuyé. Pourtant, je peux pas m’en aller maintenant. Tous les autres sont déjà partis et y a encore plein de trucs à ranger avant de fermer. C’est peut-être pour ça qu’il a l’air embêté, Rubio.

Qu’est-ce qui se passe ? Il y a eu un accident ? Y a les flics chez moi ? Non, non, il sait pas, Rubio, il a juste reçu un coup de fil de son cousin. Il faut que je rentre tout de suite, et c’est pas sûr que je puisse revenir demain. Il n’en sait pas plus. Il est désolé.

« Bon sang, Rubio… ?

— M’emmerde pas, Rafael, c’est pas le moment, tu ferais mieux de partir maintenant ! Allez, fous-moi le camp ! Ce soir, c’est moi Continuer la lecture de WETBACKS (Extrait)

POINTS DE VUE (Extrait)

Point de vue n°3

Dès l’aurore, je me décidai à rejoindre mon troquet habituel, Le Week-End. Vous savez, le petit rade qu’est en haut de la rue Gay-Lussac ! Je m’étais à peine installé en terrasse que l’église d’à côté s’est mise à sonner le tocsin. Onze coups ! Y m’ont résonné directos dans le ciboulot. Y savent quand même bien que j’ai le réveil délicat, les curetons ! Je m’en vais lui causer du pays, moi, au sacristain. « Mais bon, que je me suis dit, calme-toi, Dico, — mes potes les affranchis m’appellent Dico parce que j’ai du vocabulaire — calme toi, il fait beau, il Continuer la lecture de POINTS DE VUE (Extrait)

MEXICAN HAT (Extrait)

(…) du sud de l’Utah. J’aime ces paysages jaunes, roses ou rouge brique, scandés par des rochers aux formes de dieux assis, découpés par de brusques canyons que franchissent des arches naturelles et que parcourent des filets d’eau café au lait.

Entre deux forêts de petits sapins clairsemés, la route 261 file vers le sud, toute droite. Le ruban noir que sépare en deux un double trait jaune tremble sous le soleil. Il ondule doucement au rythme de collines presque insensibles. Sur ses molles suspensions, le van rouge suit le même mouvement et tangue.

Nous sommes rejoints par trois Harley Davidson. Leur vitesse est à peine supérieure à la nôtre. Sans accélérer, ils nous dépassent tranquillement, potato-potato-potato. Sur chaque motocyclette, un homme est assis, bas, légèrement penché en arrière, portant un blouson de cuir sans manche directement sur la peau, un jeans, des bottes Santiago et un petit casque noir à l’ancienne duquel débordent une barbe et des cheveux abondants. Malgré leur air patibulaire, et à cause du plaisir évident qu’ils éprouvent à rouler au milieu de ces grands espaces, je ressens tout de suite de la Continuer la lecture de MEXICAN HAT (Extrait)

INCIDENT DE FRONTIÈRE (Extrait)

 Dimanche, 24 mai 1970 – Le Liban est un paradis et Beyrouth est sa capitale. Bien sûr, la ville est entourée de camps de réfugiés palestiniens de plus en plus nombreux et de plus en plus militarisés. Bien sûr, les Présidents du Conseil successifs, continuellement empêtrés dans de trop subtils compromis, ont de plus en plus de mal à maintenir l’équilibre constitutionnel entre musulmans et chrétiens. Bien sûr, chaque nouvelle provocation de la Syrie qui rêve toujours d’annexer le Liban fait régner sur le pays une inquiétude passagère sur son avenir. Bien sûr, les touristes occidentaux n’ont pas encore retrouvé le chemin du Liban trois ans seulement après la Guerre des Six Jours. Mais, à le voir comme ça, avec ses grosses voitures qui encombrent les rues de la ville, avec ses magasins de luxe qui foisonnent dans le centre moderne, ses restaurants de bord de mer qui voisinent le long de la Corniche, son Casino du Liban dont les revues n’ont pas grand-chose à envier à celles du Lido de Paris, avec ses grands hôtels, ses stations de ski, ses marinas et ses plages privées, le pays se porte bien. Les Libanais disent « Le Liban, c’est la Suisse du Proche-Orient. Au Liban, il n’y a pas de pauvres ! », et quand on leur montre les bidonvilles surpeuplés de réfugiés, ils répondent « Oui, mais ce ne sont pas des Libanais ».
Le port, le commerce, les banques, tout fonctionne. Partout, les gens s’enrichissent. Ça ne durera peut-être pas, mais pour le moment, le Liban, c’est le paradis et Beyrouth est sa capitale. Continuer la lecture de INCIDENT DE FRONTIÈRE (Extrait)

LES FLEURS JAUNES (Extrait)

 Un homme avec des fleurs ?
Le plus empoté, c’est l’homme.
Antoine Blondin

En rentrant de la rue de Rennes, il y a quelques jours, je me suis rappelé brusquement la promesse que je m’étais faite la veille, offrir des fleurs à ma femme. Je n’avais pas pu le faire sur le moment, celui où j’avais conçu le projet, forcément, parce que, ce jour-là, nous étions le dernier lundi du mois d’août. Alors vous pensez ! Lundi + mois d’août = zéro fleuriste. Normal ! Contrariant, mais normal.

Si je dis « nous étions« , ce n’est pas parce que je me prends pour le roi des Belges. Quand je dis « nous étions« , quand je parle à la deuxième personne du pluriel, c’est par pure politesse, parce que vous pensez bien que, où vous étiez, vous, à ce moment-là, je m’en fiche comme de ma deuxième (je dis ça parce que, la première, il parait qu’on s’en souvient toujours).

Donc, je suis du côté Continuer la lecture de LES FLEURS JAUNES (Extrait)