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Carnet d’écriture (4) : le procédé HQVHQVO

(…) — Ainsi, vous pensez que je pourrais avoir une méthode sans le savoir, et que l’examen des circonstances qui ont prévalu à l’écriture de plusieurs textes pourrait la révéler. Théoriquement l’idée est intéressante bien que je doute du résultat. Mais, après tout, nous pouvons toujours essayer.

Les Trois premières fois, une nouvelle « HQVHQVO« 

J’ai beaucoup lu de nouvelles de Maupassant. C’était il y a bien longtemps. Plus récemment, j’ai lu beaucoup de nouvelles de Joseph Conrad, encore plus que de Maupassant. Au cours de ces lectures, j’avais pu remarquer que ces deux-là, les maitres du genre, avaient en commun — mais ils ne sont pas les seuls — un procédé d’écriture que je désignerai par HQVHQVO, acronyme de « L’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours ».

Dans l’avant-dernier tome de À la Recherche du temps perdu (Albertine disparue), Marcel Proust évoque ainsi ce procédé : « Les romanciers prétendent souvent, dans une introduction, qu’en voyageant dans un pays ils ont rencontré quelqu’un qui leur a raconté la vie d’une personne. Ils laissent alors la parole à cet ami de rencontre, et le récit qu’il leur fait, c’est précisément leur roman. »

Pour moi, je le définirai de cette manière : Le procédé HQVHQVO consiste pour l’auteur à prétendre qu’au cours d’un voyage en train, d’un diner dans une auberge ou d’une nuit dans un refuge de montagne, quelqu’un, préférablement un inconnu, lui a raconté une aventure véridique vécue par lui, et c’est le récit de cet inconnu qui constitue le corps même de la nouvelle de l’auteur.

Ce procédé assez courant présente pour l’écrivain de multiples avantages.
Avec son indispensable scène d’exposition — description d’un compartiment de chemin de fer, d’une auberge enfumée ou d’une cabane sous la neige et présentation des voyageurs, clients ou alpinistes présents — le HQVHQVO donne à l’auteur l’occasion de créer une atmosphère confinée, isolée du monde extérieur et située dans un espace temporel sans limite précise, propice à une écoute patiente et attentive du récit à venir.

Voici par exemple le début de la scène d’exposition des Trois premières fois :
1- Le diner s’était prolongé fort tard dans la nuit. D’abondantes volutes de fumées bleues et grises flottaient sous les poutres du plafond de l’auberge en enveloppant la roue de charrette qui, avec ses pauvres ampoules électriques, faisait office de lustre au-dessus de nos têtes. Depuis quelques instants, sans doute sous l’effet des mets et des vins que nous avions absorbés en quantité, nous étions tombés dans un silence méditatif qui contrastait avec la gaité et la vivacité des conversations que nous avions échangées jusque-là.(…)

Passée cette introduction, souvent écrite « au Nous », le procédé permet aussi et surtout de raconter l’histoire « au JE », c’est-à-dire à la première personne du singulier. Cette personnification du narrateur, ajoutée à l’espace clos de la rencontre, ne manque pas de créer une intimité entre le lecteur et l’auteur, qui paraissent alors passer le temps en écoutant ensemble le récit de l‘inconnu.

Les lignes qui suivent sont extraites du début de la ‘’première’’ des Trois premières fois :
(…) C’est au moment où j’allais pour m’enquérir d’une voiture qui pourrait m’emmener jusqu’à Sankt-Johann que je vis venir vers moi un garçon qui me parut avoir dix-sept ou dix-huit ans. Il n’était pas très grand mais, à le voir avancer tranquillement à travers la foule, il donnait une impression de force physique. Il était blond et me souriait.
« Bonjour cousin, me dit-il en me tendant la main. Je suis Anton Reiter. Il parait que nous sommes cousins par les Haas. Je n’ai jamais vu un seul Haas de ma vie, mais c’est ce que ma mère m’a dit. Je suis chargé de te conduire à ton auberge. J’ai une voiture, là, dehors. C’est ça, tes bagages ? »
La voiture, une charrette à deux roues, était attelée à une jument grise. Tout le temps qu’elle nous tira sur la route qui montait en lacets vers Sankt-Johann, Anton me raconta ce qu’allait être ma vie là-haut : je logerai à l’auberge Gruenberger, en plein cœur du bourg, mais avec une jolie vue sur la montagne. L’auberge était confortable et, d’après son père, la cuisine de Madame Gruenberger était la meilleure de la région. Il me dit surtout qu’à Sankt-Johann, il y avait un groupe de jeunes gens, garçons et filles, qui formaient une joyeuse bande. Il se faisait fort de m’y faire entrer. « Ils seront ravis d’accueillir (…)

Quand ce procédé est utilisé, quel que soit le genre de la nouvelle auquel on veut l’appliquer— aventure, fantastique, épouvante, amour, humour… — il faut, pour bénéficier à plein des effets favorables créés par la scène d’exposition, que le ton du récit soit calme et serein — ce qui implique notamment que l’aventure racontée soit ancienne — et le style soutenu. Un autre point, pour moi essentiel, est que le récit comporte sinon un retournement, du moins un dénouement et préférablement une chute. Une fin « ouverte », une fin qui ne dit pas son nom, ne serait pas compatible avec le cadre créé : on ne raconte pas à un inconnu de rencontre une aventure qui finit en queue de poisson.
Voici par exemple la fin de l’aventure de Franz Bauer, plutôt une pirouette qu’un dénouement :
«(…) Inutile de préciser, mes bons messieurs ! J’ai parfaitement compris ce que vous auriez souhaité entendre. Vous auriez aimé que je vous dise si, cette nuit-là, Tavia avait été ma première fois. C’est bien cela, n’est-ce pas ?
— Évidemment, c’est cela ! répondis-je avec un peu trop de vivacité. C’est bien naturel, quand même ! Après tout, nous sommes entre hommes ! Et il serait de bon ton qu’après nous avoir fait languir en nous rapportant tous ces détails superflus sur votre séjour en montagne, vos pulsions d’adolescent, votre approche de la jeune fille et ses réactions en retour, vous nous racontiez enfin ce qui s’est réellement passé entre Tavia et vous pendant ou après ce malheureux orage.
— Et sachez que les détails ne nous font pas peur, ajouta l’Anglais. »
Alors Bauer prit un temps pour écarter les verres qui se trouvaient devant lui. Puis, posant ses avant-bras sur la table et joignant les mains, il se pencha en avant et, tout en nous regardant avec intensité, il dit : « Messieurs, j’ai beau ne pas être sujet de Sa Majesté le roi Georges V, je me flatte néanmoins d’être un gentleman. A part le fait que le nom de cette jeune fille n’était pas réellement Tavia, vous n’apprendrez rien de plus de ma bouche de ce qui s’est finalement passé entre elle et moi. »
Puis il se renversa à nouveau dans son siège pour fouiller dans son gilet et en extraire un autre cigare. Quand il l’alluma, je crus voir dans son œil à demi fermé comme une petite lueur d’amusement. Mais ce devait être le reflet de la flamme de l’allumette.

A SUIVRE

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Les trois premières fois
et autres nouvelles optimistes

Un soir dans un port, trois hommes attendent le départ de leur bateau. Pour passer le temps, ils racontent chacun une « première fois ». Un autre jour, un autre homme explique comment il faut se tenir dans la rue quand on porte un bouquet de fleurs. Un autre soir, un incident à la frontière syrienne va-t-il transformer en drame un beau week-end de tourisme. En fin d’après-midi, un homme écrit à côté de son chien qui dort. Un beau matin, un groupe d’enfants qui se rend au jardin du Luxembourg passe devant la terrasse d’un café ; des clients attablés les regardent passer ; leurs points de vue diffèrent. La peur de l’avion, ça se soigne.
Quatorze nouvelles, drôles ou émouvantes, quatorze textes ironiques ou sensibles, quatorze façons, réalistes ou poétiques, d’être optimiste.

Carnet d’écriture (2) : pas de méthode ?

 » (…) Une fois que tout est prêt, généralement sous forme de cases dans un tableur Excel, je n’ai plus qu’à laisser tourner la mécanique de l’habitude pour que l’action avance. »
Personnellement, je considère Simenon comme un excellent, sinon un grand écrivain et je ne voudrais pas que vous preniez cet exemple, qui d’ailleurs ne prend pour cible que ses romans policiers, pour un dénigrement de toute son œuvre, car chez lui, ce n’est pas vraiment l’intrigue qui compte, mais l’ambiance et le style, tout le reste n’étant que prétexte.

À la même question, Raymond Chandler, le plus grand, le plus élégant, le plus nonchalant des auteurs de série noire, aurait répondu : « Prenez le quartier de Westwood à L.A., plantez-y un détective privé un peu alcoolique, un peu fauché, souvent à la limite de la légalité mais intransigeant sur ses règles de morale personnelles, fidèle en amitié au-delà du raisonnable. Donnez-lui pour client un tycoon du cinéma amoureux d’une étoile du strip, ou pour cliente une jeune héritière ayant fait une grosse bêtise. Quand vous aurez tout ça, imaginez n’importe quel début d’intrigue, prenez un whisky on the rocks et laissez faire votre vieille Remington, celle dont la touche P s’est fait la belle depuis un lustre, car ‘’l’histoire on s’en fout, c’est le style qui compte.’’ »

Si j’étais Patrick Modiano, ma réponse serait « Si vous Continuer la lecture de Carnet d’écriture (2) : pas de méthode ?

Carnet d’écriture (1) : Cher auteur

— Cher auteur,
Vous avez écrit des milliers de pages, des centaines de chroniques, des dizaines de nouvelles, une demi-douzaine de romans dont trois ont été achevés. L’ensemble de votre œuvre dénote une diversité d’inspiration, de genres et de styles rarement rencontrée, passant sans dommage de la comédie au drame, de la critique de la société à l’analyse du comportement individuel, de la réalité à la fiction, du romantisme le plus exacerbée au réalisme le plus cru sans oublier vos passages par l’absurde, de la relation du passé à la prévision du futur, j’en passe, et non pas ‘’des meilleurs’’, comme le disent trop souvent les journalistes adeptes des syntagmes figés et maladroits, mais j’en passe et des tout aussi bons.
Alors, cher auteur, pourriez-vous expliquer à votre lectorat subjugué comment vous viennent toutes les idées qui sous-tendent vos textes, comment vous les couchez sur le papier, comment vous les faites éditer, et toute cette sorte de choses mystérieuses que nous Continuer la lecture de Carnet d’écriture (1) : Cher auteur

POINTS DE VUE (Extrait)

Points de vue°4

Longtemps, je me suis assis de bonne heure à la terrasse de cet établissement de la rue Gay-Lussac pour y déguster ma première coupe de champagne dans laquelle je laissais s’amollir une petite madeleine dorée et joufflue parmi les fines bulles qui montent en colonnes élégantes et spiralées dans ce breuvage aristocratique. Ce matin-là, je pensais à la morne journée qui s’étendait devant moi presque à l’infini et me séparait encore du souper que donnait ce soir la comtesse Greffulhe, quand une voiture à chevaux vint s’arrêter devant ma table, obstruant ma vue sur les jeunes filles en fleurs qui, à cette heure matinale, descendent en cortège vers le Luxembourg en faisant virevolter leurs ombrelles multicolores.

La voiture était conduite par un de ces hommes du peuple, de ceux que l’on nomme Fort-des-Halles et dont les muscles sont Continuer la lecture de POINTS DE VUE (Extrait)

SARI (Extrait)

(…) Parmi mes moments préférés partagés avec Sari, il y a aussi ceux du Cap Ferret : chaque matin, généralement après une nuit de mauvais sommeil, je partais avec Sari entre sept et huit heures pour une promenade d’une heure ou deux. Nous passions d’abord entre les villas encore endormies sous les pins pour arriver au grand soleil au pied de la dune qui nous séparait de l’océan. La montée sur les caillebotis était plutôt pénible pour elle dont les pattes n’étaient pas adaptées aux espaces entre les planches, mais elle était récompensée par ce qu’elle pouvait trouver de comestible dans les vestiges laissés par la dernière vague des vacanciers de la veille au soir.

Arrivé en haut de la dune, le spectacle de l’océan me saisit comme à chaque fois : plage immense et déserte devant une mer bleue ou grise, calme ou agitée, haute ou basse, mais toujours émouvante.
A la vue de la mer, Sari prend le vent et s’agite. D’un signe, je la libère et elle court vers l’eau. Si la marée est basse, Continuer la lecture de SARI (Extrait)

MONSIEUR MINETTE (Extrait)

(…) Par un matin de printemps, je me promenais sur un chemin qui longeait une pâture. C’était avec Ena, ou peut-être avec Sari, la chienne qui a succédé à Ena, je ne sais plus. Ce que je me rappelle c’est que les herbes étaient hautes et les veaux dans les prés. Les ayant aperçus longtemps à l’avance, j’avais mis Ena, ou peut-être Sari, en laisse, car ni l’une ni l’autre n’aimait ces grosses bestioles. Les veaux étaient une dizaine et au lieu d’être en ordre dispersé et de me regarder avec fixité comme ils le font d’ordinaire quand n’importe quoi approche, un homme, un chien, un tracteur ou un train, ils étaient assemblés en un cercle parfait. La tête tournée vers l’intérieur du cercle, ils semblaient contempler quelque chose que leurs corps me cachaient. J’approchai aussi près que me le permettait la clôture de barbelés. Les veaux ne bronchaient pas. Je les apostrophai gaiment car, par les belles matinées de printemps, il m’arrive d’être de bonne humeur : « Alors, les veaux ! On ne dit plus bonjour ? » C’est alors que j’entendis, venant du centre du cercle Continuer la lecture de MONSIEUR MINETTE (Extrait)

3- LES FLEURS JAUNES (Extrait)

(…)

En fait, je vais vous dire, ces femmes, toutes ces femmes, elles l’avaient vu, le bouquet. C’est même tout ce qu’elles voyaient. Et ça m’a fait comprendre que, quand une femme voit un inconnu porter des fleurs dans la rue, elle se dit : « Tiens, voilà un homme gentil ; il apporte des fleurs à sa femme, ou à sa vieille mère, ou à sa petite amie ; c’est sûrement un type bien, un type doux, un homme attentionné. Ah ! Quel dommage que je ne l’aie pas rencontré plus tôt, au lieu de ce sale égoïste de Gérard qui oublie chaque mois l’anniversaire de notre première rencontre et m’offre un brin de muguet le 2 mai en me disant « bon sang, ce qu’il est cher, cette année ! »  Je suis certaine qu’il ne met pas sa serviette de table dans son col de chemise, celui-là, et qu’il laisse des pourboires corrects dans les restaurants, lui. En plus, il n’est sûrement pas du genre à refuser d’aller au théâtre ou d’aller voir le dernier film de Nicole Garcia… »

Eh oui, les femmes se disent ça quand Continuer la lecture de 3- LES FLEURS JAUNES (Extrait)

LA NUIT DES ROGGENFELDER (Extrait)

Le diner s’était prolongé fort tard dans la nuit. D’abondantes volutes de fumées bleues et grises flottaient sous les poutres du plafond de l’auberge en enveloppant la roue de charrette qui, avec ses pauvres ampoules électriques, faisait office de lustre au-dessus de nos têtes. Depuis quelques instants, sans doute sous l’effet des mets et des vins que nous avions absorbés en quantité, nous étions tombés dans un silence méditatif qui contrastait avec la gaité et la vivacité des conversations que nous avions échangées jusque-là.

Franz Bauer, Bertram Fitzwarren et moi nous étions rencontrés pour la première fois quelques heures auparavant dans les bureaux de la Compagnie Maritime des Indes Orientales dont le Princesse des Mers devait appareiller dans la nuit pour Sidney via Singapour et Macassar.

Pour des raisons et des destinations différentes, chacun d’entre nous avait retenu une cabine sur le Princesse des Mers et nous avions lié connaissance en accomplissant les formalités d’embarquement. Compte tenu de la marée, le cargo ne pourrait quitter le port avant trois ou quatre heures du matin, et comme il n’était pas encore huit heures, nous avions Continuer la lecture de LA NUIT DES ROGGENFELDER (Extrait)

GUILLAUME N’AIME PAS L’AVION (Extrait)

 Doung ! La compagnie Delta Airlines vous souhaite la bienvenue à bord de ce Boeing 777 à destination de Paris-Orly. Nous atteindrons notre destination dans sept heures et trente minutes. Le temps sera calme sur l’ensemble du parcours avec un risque de turbulences une heure avant l’arrivée. Vous pouvez dès à présent détacher votre ceinture de sécurité. Un diner vous sera servi dans quelques instants. Le personnel de bord est à votre disposition pour…

Dès le début de l’annonce, les hôtesses avaient commencé à s’agiter, fermant les rideaux qui séparent la classe Business du reste de l’avion, sortant les apéritifs et s’enquérant du confort des passagers. Ce tranquille va et vient du personnel de bord, ces légers bruits de vaisselle, ces murmures polis et familiers, tout cela finissait de rassurer Guillaume. Il avait commencé à se sentir un peu mieux dès qu’il avait perçu en même temps que la décélération du Boeing le bruit de ses deux réacteurs qui passait du stade « hurlement rageur » de la phase de montée à celui de « calme vrombissement » de la vitesse de croisière. Mais le début du service de cabine achevait toujours de le convaincre que tout allait bien, car si on servait le champagne, c’était bien la preuve qu’il n’y avait plus de danger.

Guillaume n’aime pas l’avion. Malgré ses centaines de décollages et d’atterrissages et bien qu’aucun incident ne se soit jamais produit sur aucun de ses vols, il n’aime pas l’avion. Il n’aime pas cette idée d’être enfermé dans un gigantesque tube en même temps que trois cents autres personnes assises sur une énorme citerne de produit hautement inflammable. Il n’aime pas cette idée de n’être qu’un pantin impuissant aux ordres d’un équipage qui, en cas de problème, ne fera que lui déguiser la vérité, par exemple celle que l’avion va immanquablement se casser la figure.

Non, Guillaume n’aime pas l’avion. Compte tenu de son métier, c’est plutôt contrariant. Guillaume travaille

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 La matinée de Sainte Firmine d’Amelia (Extrait)

(…) Une dizaine d’années auparavant, un évènement était survenu dans ma vie personnelle. Il m’avait bouleversé et, malgré le temps qui avait passé, il était encore présent à mon esprit. Peu enclin aux confidences, je n’en avais jamais parlé à personne. Sans doute considérais-je cette histoire trop intime pour que je puisse la raconter sans honte, même à de très proches amis, à supposer que j’en eusse. Elle était assez banale et bien loin d’être passionnante, mais elle m’avait marqué. À l’époque, j’étais persuadé qu’elle avait constitué l’une de ces rares étapes par lesquelles un homme doit passer au cours de son existence et qui le laisseront différent de ce qu’il était avant de les franchir. Cette nuit était sans doute l’occasion de la partager enfin avec quelqu’un. Voir comment ces deux étrangers recevraient le récit de cet évènement m’intéressait et m’inquiétait tout à la fois. Comprendraient-ils l’importance qu’il avait revêtue pour moi ou le jugeraient-ils banal et sans intérêt ? Y trouveraient-ils l’indice d’une sensibilité de bon aloi ou d’une sensiblerie ridicule ?  J’étais conscient du risque de moquerie ou même de déconsidération que je courais, mais, tout au long de la soirée, Bauer et Fitzwarren m’avaient parus exempts de préjugés et plutôt bienveillants. Je décidai donc de passer cet épisode au crible de leur jugement. De toute façon, je n’avais rien d’autre à leur raconter. Je me lançai :

 La matinée de Sainte Firmine d’Amelia

« Ça s’est passé à Paris, il y a neuf ans, en novembre. Continuer la lecture de  La matinée de Sainte Firmine d’Amelia (Extrait)