Archives par mot-clé : Les trois premières fois

POINTS DE VUE (Extrait)

Points de vue°4

Longtemps, je me suis assis de bonne heure à la terrasse de cet établissement de la rue Gay-Lussac pour y déguster ma première coupe de champagne dans laquelle je laissais s’amollir une petite madeleine dorée et joufflue parmi les fines bulles qui montent en colonnes élégantes et spiralées dans ce breuvage aristocratique. Ce matin-là, je pensais à la morne journée qui s’étendait devant moi presque à l’infini et me séparait encore du souper que donnait ce soir la comtesse Greffulhe, quand une voiture à chevaux vint s’arrêter devant ma table, obstruant ma vue sur les jeunes filles en fleurs qui, à cette heure matinale, descendent en cortège vers le Luxembourg en faisant virevolter leurs ombrelles multicolores.

La voiture était conduite par un de ces hommes du peuple, de ceux que l’on nomme Fort-des-Halles et dont les muscles sont Continuer la lecture de POINTS DE VUE (Extrait)

SARI (Extrait)

(…) Parmi mes moments préférés partagés avec Sari, il y a aussi ceux du Cap Ferret : chaque matin, généralement après une nuit de mauvais sommeil, je partais avec Sari entre sept et huit heures pour une promenade d’une heure ou deux. Nous passions d’abord entre les villas encore endormies sous les pins pour arriver au grand soleil au pied de la dune qui nous séparait de l’océan. La montée sur les caillebotis était plutôt pénible pour elle dont les pattes n’étaient pas adaptées aux espaces entre les planches, mais elle était récompensée par ce qu’elle pouvait trouver de comestible dans les vestiges laissés par la dernière vague des vacanciers de la veille au soir.

Arrivé en haut de la dune, le spectacle de l’océan me saisit comme à chaque fois : plage immense et déserte devant une mer bleue ou grise, calme ou agitée, haute ou basse, mais toujours émouvante.
A la vue de la mer, Sari prend le vent et s’agite. D’un signe, je la libère et elle court vers l’eau. Si la marée est basse, Continuer la lecture de SARI (Extrait)

MONSIEUR MINETTE (Extrait)

(…) Par un matin de printemps, je me promenais sur un chemin qui longeait une pâture. C’était avec Ena, ou peut-être avec Sari, la chienne qui a succédé à Ena, je ne sais plus. Ce que je me rappelle c’est que les herbes étaient hautes et les veaux dans les prés. Les ayant aperçus longtemps à l’avance, j’avais mis Ena, ou peut-être Sari, en laisse, car ni l’une ni l’autre n’aimait ces grosses bestioles. Les veaux étaient une dizaine et au lieu d’être en ordre dispersé et de me regarder avec fixité comme ils le font d’ordinaire quand n’importe quoi approche, un homme, un chien, un tracteur ou un train, ils étaient assemblés en un cercle parfait. La tête tournée vers l’intérieur du cercle, ils semblaient contempler quelque chose que leurs corps me cachaient. J’approchai aussi près que me le permettait la clôture de barbelés. Les veaux ne bronchaient pas. Je les apostrophai gaiment car, par les belles matinées de printemps, il m’arrive d’être de bonne humeur : « Alors, les veaux ! On ne dit plus bonjour ? » C’est alors que j’entendis, venant du centre du cercle Continuer la lecture de MONSIEUR MINETTE (Extrait)

3- LES FLEURS JAUNES (Extrait)

(…)

En fait, je vais vous dire, ces femmes, toutes ces femmes, elles l’avaient vu, le bouquet. C’est même tout ce qu’elles voyaient. Et ça m’a fait comprendre que, quand une femme voit un inconnu porter des fleurs dans la rue, elle se dit : « Tiens, voilà un homme gentil ; il apporte des fleurs à sa femme, ou à sa vieille mère, ou à sa petite amie ; c’est sûrement un type bien, un type doux, un homme attentionné. Ah ! Quel dommage que je ne l’aie pas rencontré plus tôt, au lieu de ce sale égoïste de Gérard qui oublie chaque mois l’anniversaire de notre première rencontre et m’offre un brin de muguet le 2 mai en me disant « bon sang, ce qu’il est cher, cette année ! »  Je suis certaine qu’il ne met pas sa serviette de table dans son col de chemise, celui-là, et qu’il laisse des pourboires corrects dans les restaurants, lui. En plus, il n’est sûrement pas du genre à refuser d’aller au théâtre ou d’aller voir le dernier film de Nicole Garcia… »

Eh oui, les femmes se disent ça quand Continuer la lecture de 3- LES FLEURS JAUNES (Extrait)

LA NUIT DES ROGGENFELDER (Extrait)

Le diner s’était prolongé fort tard dans la nuit. D’abondantes volutes de fumées bleues et grises flottaient sous les poutres du plafond de l’auberge en enveloppant la roue de charrette qui, avec ses pauvres ampoules électriques, faisait office de lustre au-dessus de nos têtes. Depuis quelques instants, sans doute sous l’effet des mets et des vins que nous avions absorbés en quantité, nous étions tombés dans un silence méditatif qui contrastait avec la gaité et la vivacité des conversations que nous avions échangées jusque-là.

Franz Bauer, Bertram Fitzwarren et moi nous étions rencontrés pour la première fois quelques heures auparavant dans les bureaux de la Compagnie Maritime des Indes Orientales dont le Princesse des Mers devait appareiller dans la nuit pour Sidney via Singapour et Macassar.

Pour des raisons et des destinations différentes, chacun d’entre nous avait retenu une cabine sur le Princesse des Mers et nous avions lié connaissance en accomplissant les formalités d’embarquement. Compte tenu de la marée, le cargo ne pourrait quitter le port avant trois ou quatre heures du matin, et comme il n’était pas encore huit heures, nous avions Continuer la lecture de LA NUIT DES ROGGENFELDER (Extrait)

GUILLAUME N’AIME PAS L’AVION (Extrait)

 Doung ! La compagnie Delta Airlines vous souhaite la bienvenue à bord de ce Boeing 777 à destination de Paris-Orly. Nous atteindrons notre destination dans sept heures et trente minutes. Le temps sera calme sur l’ensemble du parcours avec un risque de turbulences une heure avant l’arrivée. Vous pouvez dès à présent détacher votre ceinture de sécurité. Un diner vous sera servi dans quelques instants. Le personnel de bord est à votre disposition pour…

Dès le début de l’annonce, les hôtesses avaient commencé à s’agiter, fermant les rideaux qui séparent la classe Business du reste de l’avion, sortant les apéritifs et s’enquérant du confort des passagers. Ce tranquille va et vient du personnel de bord, ces légers bruits de vaisselle, ces murmures polis et familiers, tout cela finissait de rassurer Guillaume. Il avait commencé à se sentir un peu mieux dès qu’il avait perçu en même temps que la décélération du Boeing le bruit de ses deux réacteurs qui passait du stade « hurlement rageur » de la phase de montée à celui de « calme vrombissement » de la vitesse de croisière. Mais le début du service de cabine achevait toujours de le convaincre que tout allait bien, car si on servait le champagne, c’était bien la preuve qu’il n’y avait plus de danger.

Guillaume n’aime pas l’avion. Malgré ses centaines de décollages et d’atterrissages et bien qu’aucun incident ne se soit jamais produit sur aucun de ses vols, il n’aime pas l’avion. Il n’aime pas cette idée d’être enfermé dans un gigantesque tube en même temps que trois cents autres personnes assises sur une énorme citerne de produit hautement inflammable. Il n’aime pas cette idée de n’être qu’un pantin impuissant aux ordres d’un équipage qui, en cas de problème, ne fera que lui déguiser la vérité, par exemple celle que l’avion va immanquablement se casser la figure.

Non, Guillaume n’aime pas l’avion. Compte tenu de son métier, c’est plutôt contrariant. Guillaume travaille

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 La matinée de Sainte Firmine d’Amelia (Extrait)

(…) Une dizaine d’années auparavant, un évènement était survenu dans ma vie personnelle. Il m’avait bouleversé et, malgré le temps qui avait passé, il était encore présent à mon esprit. Peu enclin aux confidences, je n’en avais jamais parlé à personne. Sans doute considérais-je cette histoire trop intime pour que je puisse la raconter sans honte, même à de très proches amis, à supposer que j’en eusse. Elle était assez banale et bien loin d’être passionnante, mais elle m’avait marqué. À l’époque, j’étais persuadé qu’elle avait constitué l’une de ces rares étapes par lesquelles un homme doit passer au cours de son existence et qui le laisseront différent de ce qu’il était avant de les franchir. Cette nuit était sans doute l’occasion de la partager enfin avec quelqu’un. Voir comment ces deux étrangers recevraient le récit de cet évènement m’intéressait et m’inquiétait tout à la fois. Comprendraient-ils l’importance qu’il avait revêtue pour moi ou le jugeraient-ils banal et sans intérêt ? Y trouveraient-ils l’indice d’une sensibilité de bon aloi ou d’une sensiblerie ridicule ?  J’étais conscient du risque de moquerie ou même de déconsidération que je courais, mais, tout au long de la soirée, Bauer et Fitzwarren m’avaient parus exempts de préjugés et plutôt bienveillants. Je décidai donc de passer cet épisode au crible de leur jugement. De toute façon, je n’avais rien d’autre à leur raconter. Je me lançai :

 La matinée de Sainte Firmine d’Amelia

« Ça s’est passé à Paris, il y a neuf ans, en novembre. Continuer la lecture de  La matinée de Sainte Firmine d’Amelia (Extrait)

La nuit des Roggenfelder (extrait)

Au lieu de lire cet extrait d’un texte érotique et transalpin déjà publié, vous feriez bien mieux d’aller voter…

(…) et tout en la regardant intensément dans les yeux, de ma main restée libre, je lui pris un sein et le serrai. Je fus surpris par sa douceur. Tandis qu’une tendre tiédeur gagnait la paume de ma main, je pensais que j’étais perdu : elle allait me gifler, ou crier, ou s’échapper pour courir jusqu’au refuge et me dénoncer à mes camarades horrifiés, je serais chassé sur le champ du refuge et de Sankt-Johann et je rentrerais chez mes parents couvert de honte…
— Non, Franz, dit Tavia en écartant doucement ma main de sa poitrine.
J’étais sauvé ! Elle n’allait pas me dénoncer… Et puis elle ajouta :
— Pas maintenant…

Pas maintenant ? Qu’est-ce que ça voulait dire pas maintenant ? Continuer la lecture de La nuit des Roggenfelder (extrait)

Une nouvelle émission de Berthe Granval

Berthe Granval poursuit sa série d’émissions littéraires de l’après-midi. Après Pierre -André Mariotte, dont l’interview du 13 novembre 2016 est encore dans toutes les mémoires, elle reçoit aujourd’hui Philippe-Jean Coutheillas, dont feu Bernard Pivot disait avec regret qu’il n’en avait jamais entendu parler.

*

Il est dix-sept heures et cinq minutes. Les premières notes du Clair de Lune de Debussy s’égrènent lentement, puis une voix s’élève, effaçant presque la musique :

— Bonsoir, c’est Berthe Granval qui vous invite comme chaque après-midi à écouter ses « Histoire d’écrire« .

Le son du piano remonte quelques secondes, puis redescend. A nouveau, la voix :

— Aujourd’hui, je reçois l’écrivain Philippe-Jean Coutheillas. Bonsoir Philippe-Jean Coutheillas.
— Bonsoir, chère Berthe Granval.

Les notes remontent, ruissèlent, s’affaiblissent et disparaissent. Continuer la lecture de Une nouvelle émission de Berthe Granval

WETBACKS (Extrait)

Je suis à Lynwood, dans South Central, pas loin du croisement d’Atlantic et d’Olanda, je recouvre de papier Alu les plateaux de haricots qui n’ont pas été mangés à l’anniversaire d’un petit gamin, lorsqu’on m’annonce qu’il faut que je rentre à la maison plus tôt que prévu, et probable que je ne reviendrai pas demain[1].

C’est Rubio lui-même qui vient de me dire ça, et il a l’air sacrément ennuyé. Pourtant, je peux pas m’en aller maintenant. Tous les autres sont déjà partis et y a encore plein de trucs à ranger avant de fermer. C’est peut-être pour ça qu’il a l’air embêté, Rubio.

Qu’est-ce qui se passe ? Il y a eu un accident ? Y a les flics chez moi ? Non, non, il sait pas, Rubio, il a juste reçu un coup de fil de son cousin. Il faut que je rentre tout de suite, et c’est pas sûr que je puisse revenir demain. Il n’en sait pas plus. Il est désolé.

« Bon sang, Rubio… ?

— M’emmerde pas, Rafael, c’est pas le moment, tu ferais mieux de partir maintenant ! Allez, fous-moi le camp ! Ce soir, c’est moi Continuer la lecture de WETBACKS (Extrait)