Berthe Granval poursuit sa série d’émissions littéraires de l’après-midi. Après Pierre -André Mariotte, dont l’interview du 13 novembre 2016 est encore dans toutes les mémoires, elle reçoit aujourd’hui Philippe-Jean Coutheillas, dont feu Bernard Pivot disait avec regret qu’il n’en avait jamais entendu parler.
*
Il est dix-sept heures et cinq minutes. Les premières notes du Clair de Lune de Debussy s’égrènent lentement, puis une voix s’élève, effaçant presque la musique :
— Bonsoir, c’est Berthe Granval qui vous invite comme chaque après-midi à écouter ses « Histoire d’écrire« .
Le son du piano remonte quelques secondes, puis redescend. A nouveau, la voix :
— Aujourd’hui, je reçois l’écrivain Philippe-Jean Coutheillas. Bonsoir Philippe-Jean Coutheillas.
— Bonsoir, chère Berthe Granval.
Les notes remontent, ruissèlent, s’affaiblissent et disparaissent.
C’est le silence ; une, deux, trois secondes… Inconcevable… C’est Berthe Granval qui le veut, ce silence interminable. Elle ose ce que tous les animateurs de radio craignent le plus au monde, le blanc à l’antenne. Elle sait que par cette vacuité, elle ouvre à l’auditeur un espace de calme confortable, d’attention bienveillante et de distinction décontractée qui caractérisent son émission quotidienne.
— Tout d’abord, merci. Merci d’avoir répondu à mon invitation.
La voie est amicale, rauque, sensuelle…des années de travail et de tabac.
— Chère amie, c’est un plaisir et il est de ces plaisirs qu’à mon âge il serait déraisonnable de se refuser…
L’ambiance est au badinage, mais Berthe prend un ton journalistique :
— Philippe-Jean Coutheillas, après « Blind dinner« , « Le Cujas« , « La Mitro« , « Histoire de Noël« , voici que vous publiez « Premières fois« , votre cinquième livre en moins de…
— Je vous demande pardon, le titre exact est « Les trois premières fois » et c’est mon septième ouvrage.
— Pardonnez-moi… « Les trois premières fois » qui constitue votre septième publication en moins d’une année. Pourquoi une telle abondance ? Et si vous me permettez, Philippe-Jean Coutheillas, pourquoi une telle précipitation ? Écrivez-vous donc tant que cela ?
— Non, chère Berthe Granval, je n’écris pas tant que cela. Je dirais même que j’écris peu en comparaison du temps que j’y passe. Il faut bien réaliser qu’en réalité, j’écris depuis déjà douze ans et que je ne publie que depuis un an seulement. À part le dernier, les livres que j’ai publiés ont tous été écrits et terminés depuis longtemps. Sept livres en douze ans, vous me concéderez que c’est loin d’être un rythme endiablé.
— Je vous le concède. Mais ne craignez-vous pas que votre précipitation ne nuise à votre succès, que vos lecteurs ne puissent pas suivre et se lassent. Alors, pourquoi ne pas espacer vos publications sur les quatre ou cinq années à venir ?
— Dans son film La Règle du jeu, Jean Renoir fait dire à Octave, je cite approximativement : « Dans la vie, le problème c’est que tout le monde a ses raisons. » J’aimerais vous laisser deviner les miennes.
— Serait-ce lié au temps qui reste ?
— D’une certaine manière. Vous savez, chère Berthe Granval, pour moi, chaque livre, ou plutôt chaque exemplaire d’un livre, c’est une bouteille à la mer, une bouteille dans laquelle il y a un message, et ce message, c’est celui de Joseph Conrad : quelle que soit sa façon de l’exprimer, ce message dit « J’ai vécu, j’ai existé ». Vous pensez bien qu’une telle affirmation doit avoir les meilleures chances d’être reçue. Et pour cela, il faut multiplier les bouteilles. C’est ce que je tente de faire en multipliant les publications à défaut de pouvoir en multiplier les exemplaires. Et c’est là que le temps qui reste intervient, car pour tout homme, qu’il ait vingt ans, quarante ou quatre-vingt, le temps est compté.
— Est-ce que cela vous angoisse ?
— Oui. Le nier ne serait pas honnête. Mais c’est davantage la disparition du message que celle de l’homme qui me préoccupe. J’ai encore quelques bouteilles à envoyer et j’aimerais pouvoir le faire.
— Merci pour ce moment de sincérité, Philippe-Jean Coutheillas. Nous allons maintenant aborder un sujet plus léger, l’optimisme. C’est d’ailleurs le sous-titre des « Trois premières fois » : « et autres nouvelles optimistes« . C’est quoi pour vous, l’optimisme ?
— C’est une question difficile. Pour beaucoup, l’optimisme, c’est de croire que, demain, tout ira bien. Il y a cette sagesse populaire qui dit : « À la fin, tout ira bien. Et si ça ne va pas bien, c’est que ce n’est pas la fin. » Si je cite avec plaisir cet aphorisme, c’est à cause du contraste entre l’optimisme béat de la première phrase et l’humour désespéré de la seconde. Pourtant, il ne définit pas du tout ma pratique de l’optimisme, car je ne suis pas persuadé qu’à la fin, tout ira bien. Mon optimisme à moi se rapproche de l’humanisme. Il consiste à considérer qu’à la fin, au bout du compte, après tout et malgré tout, l’homme est bon, ou plutôt qu’il n’est pas mauvais, ou plutôt que, mis à part quelques monstres qui se placent d’eux-mêmes en dehors de l’humanité, l’homme ordinaire est ordinairement bon. Les cyniques peuvent considérer que cette façon de voir est naïve, utopiste, voire stupide, mais c’est justement là que réside mon optimisme : espérer qu’ils ont tort.
— Vos écrits précédents n’ont pas toujours laissé transparaître un tel optimisme. Si votre Sammy du « Cujas » vit effectivement une rédemption et si Isabelle renait à Saint-Germain des Prés, il n’en est pas de même des autres, Colmont, Cambremer, Casquette. Votre recueil de nouvelles « Histoire de Noël » trace pour vos personnages des destins plutôt sombres, sans parler des bourgeois de votre « Blind dinner », dont vous dressez un portrait vitriolé. Jusqu’à présent, vous avez semblé vous complaire sinon dans un cynisme mondain, du moins dans une misanthropie ironique.
— M’y complaire, non, je ne pense pas. Mais il est vrai que, bien avant de me mettre à l’écriture, j’avais déjà une malencontreuse tendance au sarcasme et à l’ironie. Vous connaissez bien sûr cet adage qui dit qu’on ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments. Moi, je dirais plutôt qu’il est plus difficile de faire de la bonne littérature avec de bons sentiments qu’avec de mauvais. Alors, dans mes premières années d’écriture, je me suis sans doute laissé aller un peu trop volontiers à cette facilité.
— Et vous avez décidé de changer de style ?
— J’ai surtout décidé de raconter d’autres histoires, moins noires, moins méchantes, moins grinçantes et de mettre en scène des personnages moins vaniteux, moins stupides, moins égoïstes. Et croyez-moi, ça n’a pas toujours été facile.
— Et pourquoi donc, Philippe-Jean Coutheillas ?
— Comment dire ? … Écrire, c’est s’exposer. C’est incontournable et, selon moi, c’est un inconvénient. Mais quand on choisit de faire vivre des héros exécrables ou stupides, il est relativement aisé de garder une certaine distance, de ne pas se confondre avec le salopard séduisant ou le crétin suffisant dont on raconte les méfaits ou les mésaventures. Quand vous quittez la caricature, quand vous créez des personnages plus subtils, plus humains, quand ces personnages se mettent à vivre, à chacun d’eux vous donnez une petite part de vous-même et, si affinité il y a, cette part devient de plus en plus grande. De plus en plus, vous vous fondez en eux et ce faisant, presque involontairement, de plus en plus, vous vous exposez. Et pour moi, à chaque fois que j’en prends conscience, c’est un problème.
— Il y aurait donc beaucoup de vous-même dans les personnages de votre dernier recueil de nouvelles ?
— Pas dans tous, chère Berthe Granval, pas dans tous. Dieu merci, je suis parvenu à créer des personnages qui n’ont, que je sache, absolument rien à voir avec moi. Mais vous avez raison, je suis peu ou prou dans pas mal de mes personnages. Je pense que c’est évident pour des nouvelles comme « La Lucarne« , « Un jour sans fin« . Ça l’est aussi, mais avec un peu plus de distance, pour « Les Fleurs jaunes« . Par pudeur, je vous laisserai deviner dans laquelle des « Trois premières fois » je me suis le plus investi.
— J’ai mon idée là-dessus, mais si vous permettez, je la garderai pour moi. Je rappellerai donc le titre complet de votre dernier ouvrage, cette fois-ci sans me tromper : « Les Trois premières fois et autres nouvelles optimistes« , paru chez Amazon. Philippe-Jean Coutheillas, merci d’avoir accepté de répondre à mes questions. Demain, je recevrai Amélie Ferguson pour son nouveau roman : « Traderi-dera« . Bonsoir…
Les dernières mesures du Clair de Lune sont apparues en fond sonore de l’annonce de Berthe Granval. Elles se prolongent au-delà du mot Bonsoir et s’achèvent sur un dernier accord.
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Comme moi, tu aimerais laisser une trace, ce que je comprends hélas trop bien. Pas comme médecin, ni toi comme ingénieur scientifique. Non, toi, tu voudrais être simplement Proust et moi un peu Doisneau, mais ce n’est pas nous qui en décideront. Alors pourquoi s’énerver ?
Le problème avec la rediffusion de documents d’archives, comme cette interview de l’écrivain Philippe-Jean Coutheillas tragiquement disparu lors de l’attentat de la rue des Ursulines en 2025, c’est qu’ils sont d’une époque hélas révolue. Depuis 2016, il y a eu le massacre du 7 octobre et l’extermination des Palestiniens, la Russie a annexé l’Ukraine et les pays Baltes, Trump a été réélu à la tête des Etats-Unis et Marine Le Pen est Présidente de la République Française. Difficile d’être optimiste comme l’était Philippe-Jean en 2016.
Merci Jim et merci Lariegeoise pour ces commentaires enthousiasmants.
Deux petites précisions sans importance :
1- le JdC n’est plus véritablement quotidien, mais vous remarquerez que depuis le 1er avril, c’est à dire en 40 jours, 30 articles ont été publiés, articles originaux, rediffusés ou publicitaires, mais quand même 30 ! Autrement dit 3 jours su 4.
2- Go West ! ne sera sans doute pas mon prochain livre publié, mais on peut l’espérer (dans le sens d’attendre) pour la rentrée.
Géniale mise en abyme.
La meilleure critique que nous eussions pu synthétiser….
Jolie la métaphore de la bouteille à la mer…et dieu sait s’il y en a de toutes sortes des crus Coutheillas: prose limpide, théâtre à la manière de, histoires drôles… critiques…
Tous les lecteurs fidèles de ce blog ne peuvent que se réjouir de cette parution des œuvres complètes: elle synthétisent dix ans de passion , de labeur quotidien…
Et ce n’est pas fini : Go West sera bientôt sous presse …
Alors si nous avons dû oublier notre réflexe matinal , ouvrir le JDC , il nous reste les soirées pour choisir un Coutheillas , 7, un par jour!
Philippe-Jean Coutheillas nous livre aujourd’hui ses « confessions d’un enfant du siècle ». Les précédentes dignes d’être citées étaient celles d’Alfred de Musset’ dont le pseudo dans ses confessions était Octave. Tiens tiens, encore un Octave, cela dit en passant… Les confessions de PJC sont sincères. Il a raison d’écrire, tous ceux qui le font ont de bonnes raisons de le faire pour faire vivre des histoires. des messages ou des idées. Dans une interview de Salman Rushdie que j’ai vu dernièrement à la télé à propos de son dernier livre « Le couteau », il donne avec une pointe d’humour une raison possible, optimiste même, « un stylo vaut mieux qu’un couteau ». PJC n’est pas adroit avec un couteau, éplucher une pomme de terre serait une mise en danger.