Archives de catégorie : Textes

Gisèle ! (9)

(…) mais si Gisèle m’avait pas mis en retard… putain, Gisèle, tu fais chier !… si Gisèle m’avait pas mis en retard, je vous aurais doublé à toute allure en klaxonnant la Cucaracha et je serais passé bien avant l’avalanche ; et vous, dans votre cabine crasseuse pleine de paquets de cigarettes à moitié vides et d’emballages poisseux, vous m’auriez regardé filer vers l’Italie et le siège de Sauti-Casagrande SpA en écoutant à fond votre musique reggae à la con !…

Pendant que son manteau s’égoutte au sol, que ses mocassins commencent à se recroqueviller sur le radiateur et que Bernard maugrée toute sa rancœur contre la gent routière, les trois poids-lourds finissent par se calmer. Ils essuient leurs yeux avec des serviettes en papier, se mouchent dedans, poussent de grands soupirs de satisfaction en extrayant de la glacière trois nouvelles Kro. Ils restent silencieux quelques instants puis l’un d’eux, pas Gustave, un autre, frappe la table du plat de ses deux mains, se lève en poussant une sorte de hennissement. Puis, d’un air décidé, il se dirige vers Bernard.

…qu’est-ce qu’il me veut, celui-là ? j’espère qu’il m’a pas entendu tout à l’heure quand je… bon sang, il a l’air sacrément costaud…  j’espère que je l’ai pas mis en colère… mon Dieu, faites que je l’aie pas mis en colère ! faites que…

« Dites, c’est vous qui voulez être à Turin avant demain matin ?
— Euh… oui… pourquoi ? répond Bernard, sur la réserve.
— Parce que j’y vais, moi, à Turin. Je pars dans dix minutes avec Gisèle. Si vous voulez que…
— Avec Gisèle ? Continuer la lecture de Gisèle ! (9)

Gisèle ! (8)

(…) « Quoi encore ? Qu’est-ce qu’il y a ? Pourquoi vous rigolez ?
— Mais je ne rigole pas, je tousse. On a le droit de tousser quand même ! Dites, vous ne pourriez pas ralentir un peu, s’il vous plait ? Je me suis fait très mal au bras tout à l’heure…
— On n’a pas le temps. Faut se grouiller ! Et puis, mal au bras, ça empêche pas de marcher, je présume…  »
Et Gustave avait repris sa marche inexorable vers les lumières de la station.
            …Gustave, gros con ! gros con ! gros con !…
Bernard le suivait en ricanant et ça lui faisait du bien.

Une heure a passé. Bernard est assis dans la cafétéria, le plus près possible d’un radiateur brûlant. Juste à côté, il a étalé son manteau sur une chaise sous laquelle une petite flaque est en train de se former. Il a enlevé ses mocassins et les a posé sur le radiateur, puis il s’est laissé tomber dans un petit fauteuil et il a posé ses pieds sur une conduite de chauffage. Il est trempé de sueur et de neige fondue. Sa veste lui semble peser vingt kilos et son pantalon lui colle aux mollets. Il a mal au bras, il s’est vaguement tordu un genou en sautant de la coulée de neige et ses pieds commencent à le bruler. Il se sent misérable.

…quel con, non mais quel con ! pourquoi j’ai sauté comme ça ? pourquoi j’ai sauté comme un con au lieu de le suivre, ce gros connard de Gustave ? c’est parce que je suis con, parce que ça me faisait vingt mètres de plus à faire, que j’ai voulu couper au plus court et que je suis con ! et maintenant j’ai mal au genou… encore heureux que ce soit pas du même côté que le bras… ouais, encore heureux ! mais qu’est-ce que je raconte, moi ? en quoi c’est mieux que ce soit pas du même côté que le bras ? qu’est-ce que ça peut foutre que j’ai mal à la jambe droite ou à la jambe gauche ! quel con ! non mais quel con ! Et Gustave… quel salaud !… Continuer la lecture de Gisèle ! (8)

Gisèle ! (7)

(…) Il se penche dans la voiture pour attraper son téléphone — douleur — il s’extrait de l’habitacle avec prudence, claque la portière avant, ouvre la portière arrière — douleur — attrape d’une main son manteau — douleur — enfile le bras valide dans une manche, puis l’autre bras — douleur, douleur — claque la portière arrière en la poussant avec la hanche, va au coffre, l’ouvre, en sort sa valise à roulette de la main gauche et referme le coffre en le claquant dans un grand mouvement du bras droit. Aïe ! Il avait oublié — douleur, douleur, douleur !

…la vache ! qu’est-ce que ça fait mal ! j’ai vraiment dû me casser quelque chose… merde, les clés ! j’ai oublié les clés à l’intérieur !…

Il retourne à l’avant, ouvre la portière de la main gauche, se penche à l’intérieur pour tenter d’atteindre les clés, impossible sans entrer dans la voiture, se résigne à s’asseoir au volant, tend le bras vers les clés — douleur — les attrape et s’extrait finalement de l’habitacle sans trop de peine. Il est en nage, il est essoufflé, il a mal au bras ; sous la veste et le manteau, la transpiration plaque sa chemise glacée contre sa poitrine. Il s’appuie contre la voiture. Il voudrait se laisser glisser au sol, s’asseoir par terre, dans la neige.  Il voudrait que quelqu’un vienne, qu’on lui parle gentiment, qu’on lui apporte un café chaud, une couverture, qu’on lui dise que tout va s’arranger, que tout va aller bien…
« Eh alors ! Ça vient, oui ? » Continuer la lecture de Gisèle ! (7)

Gisèle ! (6)

(…) L’homme saute à terre, verrouille la portière du camion, passe son sac en bandoulière et dans un grand mouvement d’épaule, il le fait valser dans son dos et commence à s’éloigner. En quatre pas précipités, Bernard l’a rejoint :
— Mais qu’est-ce qu’on peut faire ? Qu’est-ce qu’on va faire ?
Le routier s’arrête et fait face à Bernard.
— Vous, je sais pas ; moi, je vais à la station ; il doit faire chaud là-bas, il y a un bar, il y a de quoi manger. Y a même des douches !
— Ben, et moi ? Vous n’allez pas me laisser là…

Bernard se sent comme un enfant, perdu. Il sait bien qu’il est ridicule, qu’il ne devrait pas se comporter comme ça, mais il n’a jamais vécu de situation de ce genre. Dans sa vie, tout a toujours été réglé, attendu. Sur la route, il n’a jamais eu le moindre pépin, pas une seule panne, même d’essence, pas un contrôle de vitesse, rien. Ah si ! Il se souvient maintenant : le pneu crevé à la sortie de Grenoble. C’était il y a longtemps ; il était presque minuit ; ils sortaient d’un diner chez les Vidal, des cousins de Gisèle. C’était la première fois qu’il crevait un pneu. Il avait fallu tout sortir, le manuel, le cric, la roue de secours, découvrir comment on change une roue ; et tout ça dans la nuit, le froid et la bruine, avec tous ces camions qui passaient à toute allure en secouant la voiture tellement ils la frôlaient ; c’était Gisèle qui lisait le manuel et qui lui criait les instructions depuis l’intérieur de la Mégane… un sale moment… Continuer la lecture de Gisèle ! (6)

Gisèle ! (5)

(…) « Vous avez pu voir ce qu’il y a devant ? demande Bernard. Vous croyez qu’on va pouvoir passer ?
— Y a plus de trois mètres de haut de neige jusqu’à l’entrée de la station, répond le chauffeur. Ça fait une bonne centaine de mètres. Vous croyez qu’on va pouvoir passer, vous ? Peut-être qu’avec un peu d’élan… Qu’est-ce que vous en pensez ? »
La réponse était plutôt narquoise, mais Bernard ne s’en est pas rendu compte.
— Mais, il faut absolument que je passe ! supplie Bernard. J’ai un rendez-vous très… »

Mais Bernard n’achève pas. Ça ne sert à rien de gémir auprès du routier. D’ailleurs le type ne l’écoute même plus. Il est remonté dans sa cabine, il a claqué la portière et maintenant il s’agite autour de ce qui doit être son émetteur radio. « La CiBi, ils ont tous un truc comme ça, pense Bernard. » Il se sent tout petit auprès de ce grand type, avec son bonnet de laine noire roulé au bord, son gros anorak vert aux manches orange, sa petite barbe, son pantalon plein de poches et ses grosses chaussures. Il voudrait monter avec lui dans la cabine, il voudrait lui demander de lui dire ce qu’il faut faire, de le protéger… Mais il n’ose pas. Il ne voudrait surtout pas l’agacer ; il ne faudrait pas que le type l’envoie balader ; ce serait couper les ponts avec la seule personne qui pourrait l’aider. Alors, au pied du tracteur, les yeux levés vers la vitre de la cabine, Bernard attend. La neige fond autour de ses chaussures qui Continuer la lecture de Gisèle ! (5)

Rendez-vous à cinq heures en auto-stop (2)

la page de 16h47 est ouverte…

Bernard Schaefer a beaucoup pratiqué l’auto-stop. Il nous fait part de quelques unes de ses expériences. En voici une nouvelle entre Caen et Flers.

L’habit fait-il l’autostoppeur ?

La tenue de l’autostoppeur est constituée souvent de vêtements et de chaussures de marcheur, sans grande originalité, et d’un sac à dos ou d’une grosse musette ; l’autostoppeur tient parfois à la main un panneau indiquant sa destination, cela plutôt en période de vacances. La présente anecdote est celle d’un cas différent, celle de quelqu’un testant l’hypothèse de l’autostoppeur en costume-cravate avec un attaché-case, hors période de vacances. Comment en suis-je arrivé là ? Continuer la lecture de Rendez-vous à cinq heures en auto-stop (2)

Gisèle ! (4)

(…) qu’est-ce qu’il faut faire dans ces cas-là ? s’arrêter ? c’est trop tard ! serrer à droite ? rouler sur la bande d’arrêt d’urgence ? oui, mais si le type continue comme ça, on se rentre dedans ! se porter complètement sur la gauche ? oui, mais si le connard reprend sa droite au dernier moment ? on se rentre dedans !…

Crispé sur son volant, Bernard se lance dans une série d’appels de phares mais voilà le connard d’en face qui fait la même chose ! Bernard est tétanisé. Les yeux écarquillés, la respiration bloquée, de ses deux bras tendus il repousse le volant le plus fort qu’il peut en prévision du choc. Deux longues secondes passent et Bernard voit filer sur sa droite un grand panneau routier, celui qui reflétait ses propres phares et qui lui annonce dans un éclair : « Aire de service de Saint-André – AGIP – Cafeteria 7/24 – Dernière station avant le tunnel du Fréjus – 1000 mètres ».
Bernard voit le panneau disparaitre d’un coup dans l’obscurité sur la droite. Il sent ses mains, ses bras et ses épaules se détendre, mais ses pieds le font souffrir tant ils se sont recroquevillés dans ses chaussures. La voiture continue d’avancer, à petite allure, bien en ligne. Bernard reprend ses esprits ; il débloque sa respiration.
«  Quelle connerie ces panneaux ! crie-t-il en tapant sur le volant. J’ai bien cru que… Ils pourraient quand même… Tous des cons… », mais il n’achève pas sa phrase. Il retrouve son calme et se remet à penser à la route qu’il lui reste à faire.

bon, ça va aller… pas le temps de m’arrêter, même pour un café… ce que je déteste partir en retard ! bon sang, Gisèle ! qu’est-ce que tu me… bon… faut que je fonce jusqu’à Bardonnèche… ah! voilà les lumières de la station-service… quoi encore ? qu’est-ce que c’est que ça ? ah non ! ça va pas recommencer tout de même !…

Devant lui, il y a Continuer la lecture de Gisèle ! (4)

Les comportements de Lorenzo

Dans la droite ligne de son remarqué article « Pourquoi le roman ? », Lorenzo remet le couvert avec cette :

Ebauche sur les comportements

Il existe à mon sens trois théories pour expliquer les comportements humains :

— les théories psychologiques, dominées par la psychanalyse qui n’est pas la seule,

— les neurosciences, qui n’en sont qu’à leur début,

 — et, paradoxalement, le roman.

Pourquoi le roman ? Parce qu’il est la description, l’analyse et l’interprétation des comportements humains selon des critères ni scientifiques, ni psychologiques qui n’appartiennent qu’à lui, ou plutôt, qui sont à chaque fois proposés par l’auteur comme des possibilités. Paradoxalement, dans un roman, Continuer la lecture de Les comportements de Lorenzo

Aventure en Afrique (47)

Le 20 décembre, nous sommes sortis de la montagne et roulons, sur une grande plaine caillouteuse, poussiéreuse, sans végétation, en direction Agadez. J’ai évité de parler par pudeur, mais cela fait aussi partie de la vie : Faire ses besoins, en groupe dans le désert. Pendant la journée il y avait plusieurs “arrêt pipi”. Ici pas de sanitaires publics, pas d’arbre, pas de buisson, rien. Pour les hommes c’est assez simple : tourner le dos aux camions et faire attention à la direction du vent… Mais pour les femmes toutes en pantalon, c’est plus compliqué : Trois femmes côte à côte font face aux camions, pendant qu’une autre profite de cet écran… Pour les besoins plus importants, il fallait attendre la nuit, au campement, en s’éloignant un peu…

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Gisèle ! (3)

(…)tous ces dérapages finirent par ralentir la voiture et, après un ultime balancement encore plus prononcé que les précédents, elle se mit en glissade arrière. Instinctivement, Bernard se retourna à demi sur son siège comme s’il était en train de se garer en créneau, mais il ne savait plus quoi faire de son volant. Alors, il ne fit plus rien et c’est en marche arrière à vitesse de plus en plus faible que la voiture traversa les deux voies de circulation et la bande d’arrêt d’urgence pour venir mourir contre la glissière de sécurité dans un petit craquement sec. C’était le feu arrière gauche qui venait de céder.  

Maintenant, tout était calme. Dehors, le paysage avait cessé de valser et, à part les flocons qui voletaient lentement dans la lumière des phares, tout était immobile. À l’intérieur, de sa belle voix chaude et tranquille, le speaker achevait de désannoncer le morceau précédent : « … avec bien sûr Léonard Bernstein à la baguette. Et maintenant, sans transition, nous allons entendre… » Cœur en folie, muscles tendus, épaules douloureuses, mâchoire crispée, Bernard respirait bruyamment par le nez.  Il n’entendait rien que sa respiration, ne voyait rien que la neige qui s’accumulait sur son pare-brise et ne pensait absolument à rien. C’est sans réaction aucune qu’il regardait grossir au loin sur sa gauche les phares éblouissants de ce qui ne pouvait être qu’un nouveau camion. Le monstre Continuer la lecture de Gisèle ! (3)