Gisèle ! (3)

(…)tous ces dérapages finirent par ralentir la voiture et, après un ultime balancement encore plus prononcé que les précédents, elle se mit en glissade arrière. Instinctivement, Bernard se retourna à demi sur son siège comme s’il était en train de se garer en créneau, mais il ne savait plus quoi faire de son volant. Alors, il ne fit plus rien et c’est en marche arrière à vitesse de plus en plus faible que la voiture traversa les deux voies de circulation et la bande d’arrêt d’urgence pour venir mourir contre la glissière de sécurité dans un petit craquement sec. C’était le feu arrière gauche qui venait de céder.  

Maintenant, tout était calme. Dehors, le paysage avait cessé de valser et, à part les flocons qui voletaient lentement dans la lumière des phares, tout était immobile. À l’intérieur, de sa belle voix chaude et tranquille, le speaker achevait de désannoncer le morceau précédent : « … avec bien sûr Léonard Bernstein à la baguette. Et maintenant, sans transition, nous allons entendre… » Cœur en folie, muscles tendus, épaules douloureuses, mâchoire crispée, Bernard respirait bruyamment par le nez.  Il n’entendait rien que sa respiration, ne voyait rien que la neige qui s’accumulait sur son pare-brise et ne pensait absolument à rien. C’est sans réaction aucune qu’il regardait grossir au loin sur sa gauche les phares éblouissants de ce qui ne pouvait être qu’un nouveau camion. Le monstre passa en hurlant et son souffle secoua la voiture. Ses feux arrière disparurent dans une gerbe de neige grise et lourde. Bernard sursauta et reprit ses esprits :

…bon sang ! faut pas que je reste là, je vais me faire rentrer dedans… quelle bande de salopards, ces poids-lourds !…

Le moteur de la Peugeot n’avait pas calé et le cœur de Bernard avait commencé à ralentir. Il se força à détendre ses muscles puis il coupa la radio et enclencha la seconde. Embrayant avec douceur, il remit la voiture dans le droit chemin et reprit progressivement de la vitesse. Au bout de quelques secondes, il réalisa que la chaussée devant lui ne portait plus aucune trace des deux poids-lourds qui l’avaient dépassé. « Ils doivent être loin devant, maintenant, pensa-t-il. » Il relâcha sa pression sur l’accélérateur et laissa retomber la vitesse à une cinquantaine de kilomètres à l’heure. La neige au sol s’épaississait et cinquante kilomètre-heure, c’était encore trop vite. Il redescendit à quarante. Maintenant, c’était fichu pour le Politecnico, et avec ce foutu salon de l’auto, c’était sûr que tous les hôtels de l’autre côté de la frontière seraient complets.

… merde, merde et remerde ! tu vois Gisèle ! C’est de ta faute, tout ça ! Si tu ne m’avais pas mis en retard… Je  vais quand même pas passer la nuit dans la voiture… avec cette neige… sans parler du froid…Fais chier, Gisèle !…

 ll se rappelait avoir passé Saint-Jean de Maurienne un peu avant que le premier camion ne l’envoie dans le décor. Modane devait donc être devant lui, à une vingtaine de kilomètres, mais ses deux pauvres hôtels étaient toujours complets. A Bardonnèche, peut-être, juste de l’autre côté du tunnel, en Italie, il trouverait quelque chose… à condition de ne pas arriver trop tard… Bardonnèche… une petite quarantaine de kilomètres… à cette vitesse, une bonne heure… ça lui ferait donc vers les dix heures, dix heures et demi là-bas… Bardonnèche, un petit bled touristique… La saison de ski n’avait pas commencé, mais il y aurait surement quelque chose d’encore ouvert à dix heures du soir… Oui, surement… Pour demain, en comptant avec les embouteillages, il faudrait bien deux heures pour arriver à Turin… Bon, en partant avant six heures du matin, il serait sûr d’arriver à temps pour la réunion…

…allez, zou ! en route pour Bardonnèche ! et Forza Italia !…

Bernard se mit à siffloter l’ouverture de Guillaume Tell, puis à la chanter, de plus en plus fort. « Quand j’entends, quand j’entends l’air de Guillaume Tell, j’ai envie, j’ai envie de danser la samba … » Il ne se souvenait plus de la suite des paroles de cette parodie alors il la poursuivit avec des tagada, tagada, tagada-tsoin-tsoin, tagada, tagada… Les choses avaient failli mal tourner, mais maintenant, ça allait mieux. Dans une heure, deux au maximum, il serait dans un lit, bien au chaud, bien au sec… peut-être même qu’on pourrait lui faire un petit plat de pâtes avant qu’il n’aille se coucher… des spaghettis… à la Bolognaise… avec un verre de vin.

…mais c’est que j’ai faim, moi ! Je n’ai rien mangé depuis midi… et bien sûr, Gisèle ne m’a pas fait mon sandwich ! ah, Gisèle ! bon, c’est pas grave… dans une heure, un énorme plat de spaghettis bolognaise et au lit ! ça s’arrange, ça s’arrange !…

A travers le rideau de neige, une vive lumière vient d’apparaître loin devant lui sur la droite.
« Qu’est-ce que c’est que ça encore ! soliloque Bernard en levant un peu le pied. » La lumière grossit vite et commence à l’éblouir. « Des phares, ce sont les phares d’un type qui arrive dans l’autre sens… Mais ils sont sur la droite, ces phares ! Qu’est-ce qu’il fout sur la droite, ce type ? Il arrive à contre-sens ! Mais ce cinglé arrive à contre-sens ! »
C’est presque en criant que Bernard a prononcé ces derniers mots. Il pense à toute allure :

 …qu’est-ce qu’il faut faire dans ces cas-là ? s’arrêter ? c’est trop tard ! serrer à droite ? rouler sur la bande d’arrêt d’urgence ? oui, mais si le type continue comme ça, on se rentre dedans ! se porter complètement sur la gauche ? oui, mais si le connard reprend sa droite au dernier moment ? on se rentre dedans !

A SUIVRE

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