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Gisèle ! (20)

(…)n’oublie pas, la rive droite tout le temps, et tu arriveras aux premières maisons de Bardonnèche. Après, t’arriveras bien à te débrouiller pour faire de l’auto-stop. Ah ! et puis, surtout, fais attention aux … »
Bernard n’écoute plus, submergé par les instructions du passeur, fasciné par ses allers et venues dans le local, angoissé par la conscience que dans quelques minutes, il va se retrouver seul dans la nuit, encore une fois, sans lampe, dans un milieu hostile et glacé, plein de pièges, de rochers abrupts, de torrents gelés et de carabiniers en patrouille.

Ça y est, Tony a claqué la porte de la baraque et l’a verrouillée. C’est vrai, il ne neige pas, il n’y a pas de vent et une lune presque pleine éclaire un paysage en noir et blanc. Tony a accompagné son petit groupe de réfugiés sur une dizaine de mètres vers le haut, puis il est redescendu vers Bernard qui restait à les regarder, planté sur le seuil de la baraque en béton. Il lui a redonné quelques consignes essentielles, rester sur le chemin, contourner le poste des Carabiniers, suivre la rive droite du torrent et puis… « bonne chance pour l’auto-stop ! » Il lui a même donné trois billets de 10 euros, « de la part de Tanios » et il est remonté prendre la tête de la petite colonne de ses clients. Ils se sont mis en marche. Longtemps après qu’ils se soient évanouis dans l’ombre d’un gros rocher, Bernard était encore là, immobile, hésitant, à fixer l’endroit où le dernier Syrien avait disparu. Continuer la lecture de Gisèle ! (20)

Gisèle ! (19)

(…) Mais j’ai tué quelqu’un ! crie Bernard. On ne peut pas recommencer sa vie quand on a tué quelqu’un ! »
A l’autre bout de la pièce, le guide s’agite et gronde :
« Vous n’allez pas la fermer un peu, là-bas ? Je vous préviens : on repart dans une demi-heure alors, vous feriez bien de dormir, sacré bonsoir ! »
Bernard répète en chuchotant :
« On ne peut pas recommencer sa vie quand on a tué quelqu’un…

— D’autres l’ont fait avant vous, soyez-en sûr. Et d’abord, êtes-vous certain de l’avoir tué ? Tout à l’heure, vous avez dit que vous n’aviez pas frappé si fort que ça. Est-ce qu’il était vraiment mort, votre Robert, quand vous êtes parti ? Vous avez vérifié ? Non, bien sûr ! Alors, peut-être n’avez-vous fait que le blesser. Et puis, il m’avait l’air costaud. Si ça se trouve, il s’est fait soigner au PC du tunnel et il est en train de rouler vers Turin avec un pansement sur le crâne, votre agresseur… parce que c’en est un, d’agresseur ; vous vous êtes simplement défendu contre un agresseur et vous l’avez envoyé au tapis. Vous devriez être fier : pour une fois, vous voyez, vous n’avez pas cédé, vous vous êtes battu et vous avez Continuer la lecture de Gisèle ! (19)

Gisèle ! (18)

(…) L’homme ne prête pas attention à Bernard, il regarde devant lui, les yeux dans le vague. Bernard hésite et se lance :
« Excusez-moi, monsieur, mais votre ami m’a dit que …
— Non, dit l’homme.
­— Pardon ?
— Boutros ne vous a rien dit. Il ne parle pas votre langue. Mais j’ai entendu votre question.
— Alors ? Vous pouvez me dire où vous allez en Italie ?
— Non et non, dit l’homme, impénétrable. »

L’air idiot, Bernard ne peut que répéter cette réponse qu’il n’a pas comprise :
« Non et non ?
— C’est cela, dit l’homme au sac avec une toute petite étincelle de gaité dans le regard, non, je ne peux pas vous dire où nous allons et non, ce n’est pas en Italie.
— Vous n’allez pas vers l’Italie ? insiste Bernard qui, tout à son problème, n’a rien vu de l’étincelle.
— Puisque nous y sommes, dit l’homme de plus en plus énigmatique.
— On est en Italie ?
— Je le crains. Vous auriez préféré autre chose ? »

Le ton mondain que vient d’utiliser son interlocuteur vient de faire comprendre à Bernard que le bonhomme veut s’amuser. Énervé, il élève la voix :
« Écoutez, monsieur. Je suis fatigué, je suis épuisé, je n’en peux plus. Je viens de vivre les pires heures de ma vie. On s’est moqué de moi, on m’a tapé dessus. J’ai tué un homme. C’était lui ou moi, mais je l’ai tué. La police me poursuit depuis des heures, j’ai parcouru des kilomètres de tunnels pleins de rats. Je me suis cogné partout, je suis tombé un million de fois ; j’ai froid, j’ai faim, Continuer la lecture de Gisèle ! (18)

Gisèle ! (17)

(…)Juste au-dessus de lui, un disque de lumière vient de s’allumer et Bernard reconnaît une nouvelle cheminée verticale, une échelle fixée à la paroi et, tout en haut, l’éclat aveuglant d’une lampe.
« Ici, répond la lampe. Montez ! Il y a une échelle… »
Bernard a saisi un barreau.
…sauvé ! y a du monde, y a de la lumière… je suis sauvé !… mais qui c’est, là-haut ? des flics ? pour moi ? pas possible ! pas déjà ! des ouvriers du tunnel ? à cette heure ? sûrement pas !… alors qui ? faut que je monte quand même… le moyen de faire autrement ?… va falloir faire gaffe !…
« J’arrive, crie Bernard en commençant à grimper. »

Ils sont cinq à le regarder émerger de son trou, quatre hommes et une femme. Celui qui tient la lampe porte une de ces combinaisons de moniteur de ski, épaisse, cintrée à la taille, bleu marine rayée de rouge aux épaules et à la ceinture. Les autres hommes sont engoncés dans des vêtements de ville enfilés les uns sur les autres ; la femme porte un blouson de cuir trop grand passé par-dessus un long manteau de fourrure. Ils se sont groupés dans le coin le plus éloigné de la petite pièce. Ils ont l’air fatigué.
Le moniteur, lui, a l’air furieux. Il aboie :
« Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous foutez là ?
— Ben voilà, commence Bernard en hésitant, j‘étais dans le tunnel… je me suis perdu… je ne sais pas comment je suis arrivé là… en tout cas, je suis bien content de vous avoir trouvé… Dites, vous avez de l’eau ? Quelque chose à manger ?
— Alors, tu étais tout seul, mon gars ? Dans le tunnel, comme ça, Continuer la lecture de Gisèle ! (17)

Gisèle ! (16)

(…) « Descendez ! Je sais que vous êtes là, il y a votre valise…»
Bernard se plaque contre la paroi.
« Écoutez, soyez raisonnable, descendez ! Vous ne pouvez pas rester là… et puis il ne va nulle part, ce conduit… Allez, venez, il y a des choses à régler avec le chauffeur du camion… Alors, vous descendez l’échelle mobile et vous venez gentiment, d’accord ? … Bon, je vais être obligé d’appeler la police, vous savez. »
… la police ? il dit qu’il va appeler la police… mais alors, c’est qui, ce  gars ? en tout cas, c’est pas un flic…
« Allô, Jean ? C’est Kevin. Tu me reçois ?

—  …
— Bon, je suis à la CV 3. L’échelle est remontée et y a une valise juste dessous. Le type a dû grimper par-là, ou alors il a lâché sa valise pour courir plus vite. Il doit être loin devant moi. Demande aux gars côté Italie de remonter la galerie. Ils tomberont peut-être dessus. Moi je crois plutôt qu’il a grimpé. Tu sais où elle va, toi, cette cheminée ?
— …
— Alors, qu’est-ce que je fais ?
— …
— Je peux pas, l’échelle est remontée et y a pas la chaine.
— …
— T’es marrant, toi. Je te dis que je peux pas… Oh, et puis merde. Après tout, il est surement parti vers l’Italie, le mec. Moi j’en ai marre, je rentre. D’ailleurs, j’ai fini mon service depuis vingt minutes. Alors envoie la relève si tu veux, moi, je rentre. Je suis crevé…
— …
— D’accord, d’accord. Je ramène la valise au P. C. mais je rentre. » Continuer la lecture de Gisèle ! (16)

Gisèle ! (15)

(…) À droite comme à gauche, le couloir s’étend à l’infini. Instinctivement, Bernard choisit la fuite vers la gauche, vers l’Italie, parce que les flics qui le poursuivent sont surement français. Il court ; il a perdu sa deuxième chaussure mais cela ne le gêne pas dans sa course, au contraire ; la valise roule bien sur le sol de la galerie ; il n’a même plus mal au bras ; en tout cas il n’y pense plus. Derrière lui, pas de bruit de course, pas de sommation, pas d’ « Arrêtez ou je tire ! », rien ! …ça va…  ça va mieux… je dois avoir une bonne avance… j’entends rien… ils ont dû partir dans l’autre sens… ça va mieux, ça s’arrange un peu…

Au passage, sous l’un des rares éclairages, il voit une affiche. Il s’arrête. “<— Italie : 4,350 Km.  France : 8,500 Km. —> “

…aïe aïe aïe !… 4 kilomètres… pas moyen de me cacher… ils auront tout le temps de me rattrapper… merde, merde, merde, Gisèle ! Si seulement t’avais pas…

Mais juste au dessus , il y a une autre affiche. Sous une grosse flèche bleue qui pointe vers le haut, il lit « Cheminée de ventilation n°3 ». Il lève les yeux. Au-dessus de lui, un trou sombre dans le plafond de la galerie. Une chaîne pend devant ses yeux ; il tire sur la poignée ; une échelle métallique descend jusqu’au sol en grinçant ; Bernard regarde derrière lui : tout au bout, là-bas, vers la France, un point lumineux oscille tandis que le faible écho d’une course couvre le battement du sang dans ses oreilles :

…les flics ! ils arrivent ! faut que je grimpe, y a que ça à faire… faut que je grimpe…

Il grimpe, mais dès le troisième échelon, Continuer la lecture de Gisèle ! (15)

Gisèle ! (14)

(…) À présent, il va se méfier, Robert. Rendu furieux par la douleur et la vexation de s’être fait battre par un gringalet de délégué commercial en costume, le fauve va se déchainer, il ira jusqu’au bout, il sera sans pitié. D’ailleurs, le voilà déjà qui commence à s’ébrouer. Il s’appuie sur ses avant-bras, il va se dresser dans la cabine, il va se jeter sur Bernard, il va le déchiqueter. Affolé, sans le quitter des yeux, Bernard tâtonne sous son siège, attrape la lampe torche comme il peut, se redresse à demi et, la saisissant fermement des deux mains,  il en assène un formidable coup sur le crâne de Robert.

Le routier s’est effondré mollement. Dans sa chute, son crâne a rebondi sur le volant puis son corps s’est affalé sur la Samsonite, coincé entre le siège du conducteur et la console centrale. Le silence est retombé dans la cabine. On n’entend plus que le bruit du moteur qui tourne, calmement, comme si de rien n’était. Continuer la lecture de Gisèle ! (14)

Gisèle ! (13)

(…) — Écoute moi bien, Toto ! dit Robert calmement en regardant Bernard dans les yeux. Ou bien tu me donnes mon fric, ou bien tu me files ta valise et tu vires de mon camion. C’est clair pour toi ?
— Mais vous n’avez p-pas le droit… En plein milieu du tu-tunnel, comme ça, dans le froid…
— Te plains pas, Toto ! Au moins, ici, y a pas de neige. Je pourrais te laisser du côté italien, tu sais, dehors, en pleine cambrousse. Doit pas y faire chaud en ce moment ! Alors, tu choisis ? On n’a pas des plombes…
— Mais je ne veux pas vous donner ma valise. Vous n’allez pas me la prendre d-de force, quand même ?
— On parie ?
— Et puis, je refuse de descendre ! C’est q-quand même pas croyable, ça, à la fin !
— Tu refuses ! Sans blague ? »

Brusquement, Robert s’est penché vers Bernard. De la main gauche, il a saisi la poignée de la petite Samsonite qui dormait entre les genoux de son passager et, passant devant son corps, de l’autre, il tâtonne à la recherche de la poignée de la portière droite. Bernard n’arrive pas à croire à ce qui lui arrive : coincé dans la cabine d’un 35 tonnes arrêté en plein tunnel entre la France et l’Italie, il lutte avec un chauffeur routier deux fois plus lourd que lui pour conserver sa valise et ne pas se faire jeter dehors. De ses deux mains, il tente de repousser Robert loin de lui en répétant d’un ton offusqué « mais enfin, mais enfin, mais enfin… » La portière est maintenant entr’ouverte et Bernard peut sentir dans son dos le froid de l’extérieur. S’il peut encore résister à la poussée de Robert, Continuer la lecture de Gisèle ! (13)

Gisèle ! (12)

(…) Le connard, je l’ai vu dans le rétro, y s’est mis à chasser dans tous les sens que c’en était marrant. Il a dû finir dans le décor, le mec… »
Robert se tait quelques instants. Il semble réfléchir, puis il ajoute en secouant la tête : « Y a quand même de sacrés brêles sur la route ! Vous trouvez pas ? »

…Robert est sympa, Robert est un chic type, Robert va m’emmener à Turin…Robert est sympa, Robert est un chic type…non ! Robert est un gros con, il a failli me faire tuer, Robert est un gros con, Gustave est un gros con, tous les routiers sont des gros cons, des tarés, des salopards…

« Vous trouvez pas ? répète le gros con.
— Si, bien sûr… les gens conduisent n’importe comment, les Mercedes surtout, répond docilement Bernard.
— Ah ! Vous voyez bien ! conclut Robert, satisfait »
Le silence s’établit dans la cabine. Quelques instants plus tard le camion franchit la barrière de péage et pénètre dans le tunnel. Aussitôt, la neige disparait et, après quelques grognements, les essuie-glaces s’immobilisent en bas du pare-brise.
Robert détend un peu sa ceinture de sécurité, se soulève de son fauteuil en se trémoussant, puis il se laisse retomber sur le siège, soupire un grand coup et allume une cigarette.
« Ouf ! On y est… Maintenant c’est tout bon, on est pépères… Quatorze kilomètres de tunnel… route sèche, bien éclairée, bien à l’abri, presque au chaud ! Et après, ça descend tout du long jusqu’à Turin… du gâteau ! Dites, j’y pense… C’est comment, votre nom ? Charly me l’a pas dit…
— Charly ? Je ne … Ah, oui, Gus… Charly, oui bien sûr… Charly…
— Alors, c’est comment, votre nom ? Moi, c’est Robert.
— Je m’appelle Gustave…, je veux dire Bernard… Bernard Ratinet.
— Et vous faites quoi dans la vie ? Continuer la lecture de Gisèle ! (12)

Gisèle ! (11)

(…) À bout de fatigue, étourdi par la tempête, abruti par les injonctions du routier, Bernard se conduit comme un parfait imbécile. Il ne sait plus où donner de la tête. Il avance, saisit la poignée de la portière du conducteur, la lâche comme si elle était brûlante, recule, part vers l’arrière du semi-remorque,  repart dans l’autre sens, laisse tomber sa valise, se penche pour la ramasser, glisse et tombe sur le dos, veut se relever trop vite, glisse et tombe à nouveau…  Tout d’abord subjugué par les contorsions de Bernard, Robert s’est tu un court instant. Mais maintenant, il explose :
« Non mais quel andouille ! Vous avez pas bientôt fini de faire le clown ? Je vais finir par vous planter là, moi. Ça va pas trainer !»
…si tu crois que c’est facile, Ducon !…

Bernard en a assez d’être moqué, bousculé, insulté. Ça ne peut plus durer ; il a décidé de l’appeler Ducon, ce gros plein de soupe de Robert, ce pauvre type, ce primaire mal embouché, ce primate, avec son métier à la con… Non mais sans blague… il ne va pas se laisser traiter comme ça sans rien dire… il faut qu’il réagisse… il va réagir…

« Si vous croyez que c’est facile, dit-il doucement en montant dans la cabine. Je fais ce que je peux, Monsieur Robert, je fais ce que je peux…
— Bon, ben grouillez-vous de mettre votre ceinture, répond Robert d’un ton un peu radouci. On a plus de cent bornes à faire et le temps a pas l’air de s’arranger. »

Le semi-remorque s’est engagé sur la voie d’accès à l’autoroute après quelques manœuvres effectuées avec concentration et adresse à grands renforts de rugissements de moteur. En trois gestes du majeur, Robert est passé en troisième vitesse et le moteur s’est calmé. C’est à présent une sorte de ronronnement puissant qui semble pousser le camion dans la côte. Apaisé par le silence et la maitrise de son chauffeur, réconforté par la chaleur qui règne dans l’habitacle, Bernard s’enfonce dans son siège et observe l’intérieur de la cabine. Sur sa gauche, Continuer la lecture de Gisèle ! (11)