Gisèle ! (17)

(…)Juste au-dessus de lui, un disque de lumière vient de s’allumer et Bernard reconnaît une nouvelle cheminée verticale, une échelle fixée à la paroi et, tout en haut, l’éclat aveuglant d’une lampe.
« Ici, répond la lampe. Montez ! Il y a une échelle… »
Bernard a saisi un barreau.
…sauvé ! y a du monde, y a de la lumière… je suis sauvé !… mais qui c’est, là-haut ? des flics ? pour moi ? pas possible ! pas déjà ! des ouvriers du tunnel ? à cette heure ? sûrement pas !… alors qui ? faut que je monte quand même… le moyen de faire autrement ?… va falloir faire gaffe !…
« J’arrive, crie Bernard en commençant à grimper. »

Ils sont cinq à le regarder émerger de son trou, quatre hommes et une femme. Celui qui tient la lampe porte une de ces combinaisons de moniteur de ski, épaisse, cintrée à la taille, bleu marine rayée de rouge aux épaules et à la ceinture. Les autres hommes sont engoncés dans des vêtements de ville enfilés les uns sur les autres ; la femme porte un blouson de cuir trop grand passé par-dessus un long manteau de fourrure. Ils se sont groupés dans le coin le plus éloigné de la petite pièce. Ils ont l’air fatigué.
Le moniteur, lui, a l’air furieux. Il aboie :
« Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous foutez là ?
— Ben voilà, commence Bernard en hésitant, j‘étais dans le tunnel… je me suis perdu… je ne sais pas comment je suis arrivé là… en tout cas, je suis bien content de vous avoir trouvé… Dites, vous avez de l’eau ? Quelque chose à manger ?
— Alors, tu étais tout seul, mon gars ? Dans le tunnel, comme ça, sans gants, sans chapeau, en manteau de ville, en chaussettes ?  Et tu t’es perdu… dans le tunnel ?  Dis-moi, mon gars, comment on fait pour se perdre dans un tunnel ? Y a une entrée et y a une sortie, c’est tout. Alors, comment on fait pour se perdre, hein ? Comment on fait ? Tu te fous de ma gueule ? C’est ça, hein ?
— Mais non, pas du tout, Monsieur, pas du tout. Je vais vous expliquer… voilà… j’étais en voiture… c’est ça, j’étais en voiture et je suis tombé en panne… alors j’ai cherché du secours et je me suis perdu, voilà. C’est tout simple, vous voyez ? Dites, vous n’auriez pas un truc à manger ? »
Le moniteur fouille dans une de ses grandes poches et en sort une banane.
« Et tu n’as pas pensé à appeler les secours ? demande-t-il en lui donnant le fruit. Il y a des téléphones tous les deux cents mètres, tu sais ?
— Euh.. ben… non, j’y ai pas pensé, répond Bernard, l’air contrit et après un temps, il ajoute : … Monsieur.
— Écoute, mon gars, je ne crois pas un mot de ce que tu racontes, mais je m’en fous. Que tu sois immigrant clandestin, trafiquant de drogue ou crétin des Alpes, je n’en ai rien à faire. Je suis ni flic ni douanier. Alors, tu restes là si tu veux, mais surtout, tu ne viens pas m’emmerder. Tiens, bois un coup. C’est du rhum. Ça va très bien avec la banane !
— Oh, merci, Monsieur, mais…
— Et arrête de m’appeler Monsieur ! Mets-toi quelque part où tu peux, bois un coup, mange ta banane et fous-nous la paix. Nous, on repart dans une heure. Tu feras ce que tu veux quand on sera partis. »

Docile, Bernard va s’asseoir dans un coin tandis que l’homme à la combinaison se tourne vers ses compagnons : « Je ne sais pas qui c’est, ce type, leur dit-il, mais il est pas dangereux. Y a rien à craindre. Bon, on repart dans une heure. On devrait passer la frontière dans deux, trois heures. Après, y aura encore une heure pour arriver à Arrondaz et là, pour moi, ce sera terminé. En attendant, reposez-vous. Y encore du chemin… » Les trois hommes vont s’accroupir dans un coin et discutent entre eux dans une langue que Bernard ne comprend pas. La femme s’appuie contre un mur et allume une cigarette.

… qu’est-ce que c’est que ces gens-là ? des Arabes ?…en tout cas, j’ai eu de la chance de tomber sur eux, sans ça… il a pas l’air méchant, le guide… je lui demanderai de m’emmener avec eux, tout à l’heure… ils vont surement vers un endroit civilisé… un village, une route… je pourrai faire du stop… et après…après…

Le cerveau de Bernard est bloqué, comme pris par les glaces. Pour le moment, il refuse de penser à après ; sa survie immédiate seule l’occupe. Mais les calories que lui ont apportées le rhum et la banane ne tardent pas à le dégeler et la réalité reprend bientôt sa place. Il a beau résister, tenter de refouler cette pensée, il commence à réaliser qu’il a tué un homme, qu’il est en fuite, que les flics le cherchent partout dans le tunnel, qu’ils vont bien finir par trouver la cheminée de ventilation, qu’ils sont en possession de sa valise, qu’ils connaissent son identité. Alors, il se laisse aller à un bref sanglot, puis il secoue la tête et chasse ces pensées terribles ; il verra plus tard ; pour le moment, il faut qu’il sache où vont ces gens. Le demander au guide — c’est comme ça qu’il a décidé de l’appeler — ce n’est surement pas une bonne idée. D’ailleurs, il s’est allongé dans un coin, la tête appuyée sur un sac à dos et il a fermé les yeux ; ce n’est pas le moment de le déranger. Reste les autres ; ils doivent quand même savoir où ils vont, eux. À quatre pattes, comme pour ne déranger personne, il s’approche du groupe. L’homme le plus proche est accroupi, en équilibre sur ses mollets, à la façon de ces indiens d’Amérique qu’on voit dans les films. Il fume une cigarette marron, tordue, toute fripée. Son visage est fripé lui aussi, sombre et triste .« Pardon Monsieur, lui demande Bernard, j’aimerais partir avec vous tout à l’heure. Vous pourriez me dire où vous allez comme ça ? S’il vous plaît… Monsieur ? » Sans répondre, sans même le regarder, l’homme hausse les épaules, désigne du pouce son voisin et ferme les yeux. Le voisin fume aussi. Il est adossé conte le mur, assis sur un sac de voyage en cuir. Le sac a dû être beau, luxueux même, avec ses fermetures et ses charnières en cuivre. Mais le cuir est craquelé et avachi et le cuivre terni et taché de noir. L’homme ne prête pas attention à Bernard, il regarde devant lui, les yeux dans le vague. Bernard hésite et se lance :
« Excusez-moi, monsieur, mais votre ami m’a dit que …
— Non, dit l’homme.
­— Pardon ?
— Boutros ne vous a rien dit. Il ne parle pas votre langue. Mais j’ai entendu votre question.
— Alors ? Vous pouvez me dire où vous allez en Italie ?
— Non et non, dit l’homme, impénétrable. »

A SUIVRE

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