Gisèle ! (19)

(…) Mais j’ai tué quelqu’un ! crie Bernard. On ne peut pas recommencer sa vie quand on a tué quelqu’un ! »
A l’autre bout de la pièce, le guide s’agite et gronde :
« Vous n’allez pas la fermer un peu, là-bas ? Je vous préviens : on repart dans une demi-heure alors, vous feriez bien de dormir, sacré bonsoir ! »
Bernard répète en chuchotant :
« On ne peut pas recommencer sa vie quand on a tué quelqu’un…

— D’autres l’ont fait avant vous, soyez-en sûr. Et d’abord, êtes-vous certain de l’avoir tué ? Tout à l’heure, vous avez dit que vous n’aviez pas frappé si fort que ça. Est-ce qu’il était vraiment mort, votre Robert, quand vous êtes parti ? Vous avez vérifié ? Non, bien sûr ! Alors, peut-être n’avez-vous fait que le blesser. Et puis, il m’avait l’air costaud. Si ça se trouve, il s’est fait soigner au PC du tunnel et il est en train de rouler vers Turin avec un pansement sur le crâne, votre agresseur… parce que c’en est un, d’agresseur ; vous vous êtes simplement défendu contre un agresseur et vous l’avez envoyé au tapis. Vous devriez être fier : pour une fois, vous voyez, vous n’avez pas cédé, vous vous êtes battu et vous avez gagné. Bravo ! Et puis, votre homme, il en a surement vu d’autres. Ces camionneurs, c’est toujours en train de se battre. En tout cas, dans mon pays, c’était comme ça…
— Une bande de salauds, oui…
— Alors, oubliez ce sale type et pensez à ce que vous allez faire maintenant…
— Mais qu’est-ce que je peux faire ? gémit Bernard. Je ne sais pas quoi faire, je n’ai jamais…, on ne m’a jamais appris à…
— Ne recommencez pas à vous plaindre, je vous en prie ! Vous pouvez fuir plus loin, partir n’importe où… en attendant de savoir s’il est vraiment mort, votre bonhomme. Après, vous verrez bien. Vous êtes déjà en Italie, alors autant continuer vers le sud. Allez à Malte, passez en Tunisie…. Là-bas, vous trouverez bien un travail, sur un bateau ou dans le tourisme ou quelque chose d’approchant. Je connais bien la Tunisie, j’y passais mes vacances autrefois. Si vous n’êtes pas trop difficile et un peu malin, je suis sûr que vous trouverez du travail. Avec un peu de chance, vous allez y arriver, j’en suis sûr. Allez, réfléchissez à ça, moi, je vais allez parler à Tony. C’est notre passeur, il doit connaitre la région par cœur. Il pourra vous donner des indications pour repartir d’ici.»

… il a raison, le vieux… peut-être qu’il n’est pas mort, Robert… mais alors pourquoi la police… oui mais c’était pas la police ; il l’a quasiment dit, le type au casque : « je vais appeler la police » ou un truc comme ça…donc, il est pas mort… surement pas… en fait, ça m’étonnait quand même, je l’avais à peine frappé…non, non, il est pas mort… mais si c’est ça, alors ce n’est pas la peine que je m’enfuie… s’il est pas mort, je n’ai qu’à retourner récupérer ma voiture… je téléphonerai à Sergio, je lui dirai que j’ai eu un accident de voiture…, dans le tunnel, c’est pour ça que je n’ai pas pu appeler… oui, c’est ça, dans le tunnel…et tout ça s’arrangera… ouais, il est pas mort, il est pas mort, c’est vite dit… qu’est-ce qu’il en sait, là… il avait quand même l’air drôlement mort tout à l’heure… et puis même si le gars au casque, c’était pas la police, maintenant, ils ont eu tout le temps d’arriver, les flics… le gars leur a dit où j’étais, ils ont ma valise, mon ordinateur…ils savent tout…mon Dieu, qu’est-ce qu’il faut faire, qu’est-ce qu’il faut faire ?…

Bernard s’est assis contre le mur. Il a ramené ses pieds sous lui et enserré ses jambes entre ses bras. La tête posée sur ses genoux, il tente de réfléchir. Mais ses pensées tournent en rond. Si le routier est mort, il faut s’enfuir ; s’il n’est pas mort, ce n’est plus la peine ; mort, s’enfuir, vivant, retourner à la voiture. Mort, vivant, mort, vivant… Il n’arrive pas à sortir de ce cercle obsédant. Épuisé, il s’endort.

On lui tape sur l’épaule. C’est Tony, le guide.
« Bon, vous… Tanios m’a expliqué. Non, ne dites rien. Je veux rien savoir. Nous, on part dans dix minutes. Mais quoique vous ayez fait ou pas fait, je vous veux pas dans mes pattes pour passer en France. Alors nous, on monte vers le col du Fréjus, et vous vous descendez sur Bardonnèche. Vous verrez, c’est pas compliqué.
— Mais vous allez me laisser tout seul, proteste Bernard, paniqué. Il fait nuit, je vais me perdre dans la tempête, je vais tomber dans un précipice…
— D’ici à Bardonnèche, y a pas de précipice. La tempête, c’était sur l’autre versant du Gran Bagna, du côté français.  De ce côté-ci, y a pas eu de tempête ; Y a pas un poil de vent et y a même un chouette clair de lune. Avec les traces qu’on a laissées, vous arriverez très bien à repérer le sentier.
— Mais vous ne pouvez pas …
— Y a pas à discuter, je veux pas de vous en France, c’est clair. Vous y arriverez très bien.
— Mais…
— Ferme-là, tu veux ! Et tu peux remercier Tanios ! Il m’a tout expliqué. Sans lui, je t’enfermais dans la baraque je passais un coup de fil anonyme aux Carabiniers demain matin. C’est un sacré bonhomme, Tanios, tu sais. Depuis trois jours que je les ai pris en charge, lui et son petit groupe, j’ai appris à le connaitre un peu. C’est grâce à lui si les autres tiennent le coup. Il était neuro-psychiatre à l’hôpital d’Alep. Sa femme et un de ses fils ont été tués dans les bombardements. Son autre fils a été égorgé par Daesch. Il a tout perdu. Mais et il tient le coup et il aide tout le monde. En plus, il a un sacré sens de l’humour ! Ça doit être pour ça qu’il tient, d’ailleurs. Sacré bonhomme, Tanios…
— Ah ! dit Bernard, machinalement. Je ne savais pas… sa femme, ses fils… le pauvre… Dites, moi je ne peux pas marcher en chaussettes dans cette neige. Vous n’auriez pas…
— Regarde dans le coffre en fer, là. Il doit bien y avoir quelque chose pour toi. Ici, c’est une des baraques de service du tunnel. Moi, je me suis fait une clé. Ça me sert de refuge quand je fais passer des gens. Eux, ils s’en servent pour faire des inspections, alors il y a toujours un peu de matériel. Tiens, regarde. Il y a une paire de bottes en caoutchouc. Elles t’iront très bien. Non, laisse la lampe. C’est le meilleur moyen de te faire repérer par les Carabiniers. Tu n’en auras pas besoin. Dehors, on y voit comme en plein jour. Dommage pour toi, ils n’ont pas laissé de vêtements… Bon, je résume : dans dix minutes, je mets tout le monde dehors, toi compris. Nous on grimpe et toi tu descends. Si t’essaies de nous suivre, je te casse la figure ! C’est vu ? Attention, deux ou trois cents mètres avant la lisière de la forêt, tu tomberas sur une baraque en bois, une sorte de chalet. Fais un détour par les arbres. C’est un poste de carabiniers. Normalement, il n’y a personne, mais on sait jamais. Alors fais gaffe ! Ensuite, tu verras un petit torrent. Ne le traverse pas, reste sur la rive droite jusqu’au bout… n’oublie pas, la rive droite tout le temps, et tu arriveras aux premières maisons de Bardonnèche. Après, t’arriveras bien à te débrouiller pour faire de l’auto-stop. Ah ! et puis, surtout, fais attention aux … »

Bernard n’écoute plus, submergé par les instructions du passeur, fasciné par ses allers et venues dans le local, angoissé par la conscience que dans quelques minutes, il va se retrouver seul dans la nuit, encore une fois, sans lampe, dans un milieu hostile et glacé, plein de pièges, de rochers abrupts, de torrents gelés et de carabiniers en patrouille.

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