Gisèle ! (14)

(…) À présent, il va se méfier, Robert. Rendu furieux par la douleur et la vexation de s’être fait battre par un gringalet de délégué commercial en costume, le fauve va se déchainer, il ira jusqu’au bout, il sera sans pitié. D’ailleurs, le voilà déjà qui commence à s’ébrouer. Il s’appuie sur ses avant-bras, il va se dresser dans la cabine, il va se jeter sur Bernard, il va le déchiqueter. Affolé, sans le quitter des yeux, Bernard tâtonne sous son siège, attrape la lampe torche comme il peut, se redresse à demi et, la saisissant fermement des deux mains,  il en assène un formidable coup sur le crâne de Robert.

Le routier s’est effondré mollement. Dans sa chute, son crâne a rebondi sur le volant puis son corps s’est affalé sur la Samsonite, coincé entre le siège du conducteur et la console centrale. Le silence est retombé dans la cabine. On n’entend plus que le bruit du moteur qui tourne, calmement, comme si de rien n’était.

…bon sang, il bouge plus… peut-être qu’il est mort… il saigne de partout, il bouge plus… il doit être mort… pourtant, j’ai pas tapé fort… et puis, c’est pas de ma faute, c’est lui qui a commencé… il voulait me prendre ma valise, il allait me jeter du camion, en plein tunnel, ce salopard… C’est bien fait, il avait qu’à pas… en plus, avant, il avait fait exprès d’envoyer ma voiture dans le décor… tous pareils, ces routiers… des cinglés, des brutes… je serai jamais à Turin pour la réunion…meeeerde, il bouge vraiment plus… je l’ai tué, c’est sûr… qu’est-ce que je vais faire… la police… faut que je prenne un avocat…. mais je l’ai pas fait exprès, bon sang… si je m’étais pas défendu, c’est lui qui m’aurait… c’est ça, c’était de la légitime défense… de la légitime défense… c’est ce que je dirai aux flics… de la légitime défense… ils me croiront jamais… vont me passer à tabac… je serai jamais à Turin pour la réunion… ah ! Gisèle, merde, Gisèle !… faut que je réfléchisse… que je réfléchisse… foutre le camp, il faut foutre le camp, tout de suite, loin du cadavre, le plus loin possible… ma valise… effacer les traces… non, c’est idiot, tout le monde m’a vu monter dans le camion… bons sang ! je suis fichu… foutre le camp…foutre le camp, foutre le camp…

Il a saisi la poignée de sa valise. Il tire dessus désespérément en reculant vers la portière de droite. D’un coup, la valise se dégage du corps de Robert qui retombe sur le plancher. Tant bien que mal, Bernard arrive à prendre pied sur le bitume et à extraire sa valise de la cabine. Coincé entre la paroi du tunnel et le flanc du camion, bloqué par la portière ouverte, il commence à courir vers l’arrière le long de la remorque. Mais tout au fond du tunnel, du côté français, apparaissent des éclairs multicolores. « Un gyrophare ! pense Bernard. Les flics, déjà ? ». Il rebrousse chemin le long du camion, referme la portière pour libérer le passage, et se met à courir vers l’Italie. Dans sa fuite, il a perdu une chaussure. La Samsonite rebondit derrière lui et tire sur son bras endolori. La douleur se réveille mais il n’y pense pas, il court. Sans s’arrêter, il se retourne à demi. La masse sombre du semi-remorque se découpe en contre-jour dans un halo tourbillonnant. « Les flics sont juste derrière le camion, pense Bernard. Ils sont en train de découvrir le corps ! Ils vont se mettre à me chercher… » Un sanglot de panique lui est monté dans la gorge.

Devant lui, à vingt mètres, un petit panneau lumineux est planté au-dessus d’un renfoncement de la paroi. Un bonhomme blanc sur fond vert semble courir après une flèche blanche. « Une sortie, il y a une sortie… » Bernard se précipite. Dans le renfoncement, il y a une porte métallique et sur la porte, le même petit bonhomme blanc sur fond vert courant derrière sa flèche. Au moment où il la pousse, un claquement de portière résonne dans le tunnel.

« Eh ! Vous, là ! Attendez !… »

C’est tout ce que Bernard a pu entendre avant que l’issue de secours ne se referme sur lui dans un grand fracas métallique. A bout de souffle, terrorisé, Bernard s’immobilise et regarde autour de lui. Le local est vide ; au plafond, deux tubes fluorescents jettent sur la pièce une lumière sans pitié ; le sol gris foncé et les murs vert clair sont en béton lisse ; le long du mur de gauche, une banquette en béton pourrait accueillir cinq ou six personnes ; fixés au mur d’en face, une armoire à pharmacie, un défibrillateur, un téléphone sans cadran et un panneau d’affichage ; son titre proclame en grandes capitales bleues sur fond blanc « Local de sécurité – Consignes » ; suit une litanie d’une vingtaine d’articles en trois langues et en toutes petites lettres ; sous l’armoire à pharmacie, posées à terre, six bouteilles d’eau minérale sous leur film plastique ; ménagée dans le mur de face, une deuxième porte métallique ; collée sur la porte, une affiche déclare en lettres rouges sur fond blanc : « Passage interdit. A n’utiliser qu’en cas d’incendie. Toute autre utilisation sera sévèrement… » Bernard n’a pas le temps d’en lire davantage : il a poussé la barre qui commande l’ouverture. Il se trouve maintenant dans une étroite galerie éclairée de loin en loin par de faibles tubes fluorescents. Au moment où la porte qu’il vient de pousser se referme, par-dessus son claquement de gong, il a entendu un autre bruit, une sorte cliquetis, quelque chose… Il pense : « Les flics ! Bon Dieu, les flics ! Ils sont à l’autre porte ! c’est fichu…» À droite comme à gauche, le couloir s’étend à l’infini. Instinctivement, Bernard choisit la fuite vers la gauche, vers l’Italie, parce que les flics qui le poursuivent sont surement français. Il court ; il a perdu sa deuxième chaussure mais cela ne le gêne pas dans sa course, au contraire ; la valise roule bien sur le sol de la galerie ; il n’a même plus mal au bras ; en tout cas il n’y pense plus. Derrière lui, pas de bruit de course, pas de sommation, pas d’ « Arrêtez ou je tire ! », rien !

…ça va…  ça va mieux… je dois avoir une bonne avance… j’entends rien… ils ont dû partir dans l’autre sens… ça va mieux, ça s’arrange un peu…

A SUIVRE

Une réflexion sur « Gisèle ! (14) »

  1. Je m’étais toujours demandé ce qu’il y avait derrière ces petits personnages blancs sur fond vert. Je commence à la découvrir enfin et attends le prochain épisode avec impatience !

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