Gisèle ! (16)

(…) « Descendez ! Je sais que vous êtes là, il y a votre valise…»
Bernard se plaque contre la paroi.
« Écoutez, soyez raisonnable, descendez ! Vous ne pouvez pas rester là… et puis il ne va nulle part, ce conduit… Allez, venez, il y a des choses à régler avec le chauffeur du camion… Alors, vous descendez l’échelle mobile et vous venez gentiment, d’accord ? … Bon, je vais être obligé d’appeler la police, vous savez. »
… la police ? il dit qu’il va appeler la police… mais alors, c’est qui, ce  gars ? en tout cas, c’est pas un flic…
« Allô, Jean ? C’est Kevin. Tu me reçois ?

—  …
— Bon, je suis à la CV 3. L’échelle est remontée et y a une valise juste dessous. Le type a dû grimper par-là, ou alors il a lâché sa valise pour courir plus vite. Il doit être loin devant moi. Demande aux gars côté Italie de remonter la galerie. Ils tomberont peut-être dessus. Moi je crois plutôt qu’il a grimpé. Tu sais où elle va, toi, cette cheminée ?
— …
— Alors, qu’est-ce que je fais ?
— …
— Je peux pas, l’échelle est remontée et y a pas la chaine.
— …
— T’es marrant, toi. Je te dis que je peux pas… Oh, et puis merde. Après tout, il est surement parti vers l’Italie, le mec. Moi j’en ai marre, je rentre. D’ailleurs, j’ai fini mon service depuis vingt minutes. Alors envoie la relève si tu veux, moi, je rentre. Je suis crevé…
— …
— D’accord, d’accord. Je ramène la valise au P. C. mais je rentre. »

Bernard se penche. Le fond du trou est redevenu un disque grisâtre. La valise a disparu. Il peut entendre le bruit de ses roulettes qui résonne quelques instants avant de disparaître. À peine soulagé par le départ du bonhomme, Bernard est à nouveau seul. Entouré de silence et d’obscurité, il sent la panique remonter en lui. Il ne peut pas rester là, accroché à ce petit disque de lumière blafarde. Il ne peut pas se déplacer dans ce nouvel espace dont il ignore tout. Il lui faudrait le découvrir en tâtonnant, à l’aveugle, centimètre par centimètre, les mains en avant, jusqu’à ce qu’il touche quoi ? Une autre échelle, le vide, une chose visqueuse, quelque chose qui pique ou qui mord, un rat ? Cette pensée le fait frémir. Un rat ! Il a toujours eu peur de tout ce qui grouille, qui rampe, se faufile, par terre, dans les coins sombres, dans les hautes herbes, sous les feuilles, sous son lit… Il se souvient d’un jour au pensionnat. Malaverne, ce vicieux salaud, lui avait collé une… Il frissonne.

…merde, Gisèle, tu te rends compte… c’est de ta faute tout ça… si seulement tu… mon téléphone… pourvu que… non, il est là…

Bernard a extrait son téléphone de sa poche de veste. Fébrilement, il appuie sur le bouton d’allumage. L’écran s’éclaire : 01h48, batterie 38%, pas de réseau. Un glissement du pouce et la petite lampe torche apparaît ; un léger contact et une lumière très crue explose en l’éblouissant. Elle ne porte pas bien loin, deux ou trois mètres seulement, mais elle suffit à le rassurer. Il est dans une nouvelle galerie ; plus étroite que la précédente, elle est en forte pente ascendante ; du côté droit, un câble d’acier court, fixé de loin en loin dans la paroi ; au-delà de la portée de la petite lampe, c’est à nouveau l’obscurité.
Bernard se relève avec difficulté ; il peut à peine tenir debout dans la galerie ; il saisit le câble de la main droite et, brandissant devant lui son téléphone, il commence à monter.

L’ascension est interminable ; le courant d’air qui le pousse vers le haut lui semble plus vif que tout à l’heure et il commence à avoir froid ; la pente est forte et, s’il se relève un peu trop, sa tête vient heurter le plafond de la galerie ; de temps en temps, la fatigue le fait trébucher et il tombe sur un genou ; à chaque nouvelle chute, il met plus de temps à se relever ; il est épuisé ; il faudrait qu’il s’arrête, qu’il se repose un peu, mais il se l’interdit, de peur que la batterie de la lampe ne tienne pas jusqu’au bout.

… jusqu’au bout de quoi ? où est-ce qu’il va, ce tunnel ? quand est-ce que j’arriverai au bout ? et d’abord, qu’est-ce qu’il y a au bout ? … putain, Gisèle, pourquoi tu m’as mis en retard comme ça ?… tu te rends compte que j’ai tué quelqu’un ?… j’en peux plus, j’en ai marre… j’en ai marre de cavaler comme ça… j’en ai marre de ce boulot, marre de Sergio et de ses réunions à la con… j’en ai marre de cette vie de con… j’en ai marre de toi… ouais, j’en ai marre de toi, Gisèle ! tu me fais chier, Gisèle, … tout ça c’est de ta faute, ce boulot à la con, cette vie de con, c’est de ta faute…  tu peux pas savoir ce que tu me fais chier, connasse ! c’est ça, t’es qu’une connasse, Gisèle, une connasse… merde, la lampe ! elle s’éteint ! meeerde, elle s’éteint !…

Affolé, Bernard se met à invectiver son téléphone : « Non, non, non ! t’éteins pas, saleté ! t’éteins pas ! s’il te plaît…sois sympa, t’éteins pas ! La salope, elle s’est éteinte ! Aaaaaaaaah…. »
Ces derniers mots, Bernard les a criés de toutes ses forces, de rage, de désespoir, et puis, il s’est effondré sur le sol, ramassé sur lui-même, en chien de fusil. Il est fichu, jamais ils ne viendront le chercher jusqu’ici. Il va crever là, tout seul, dans le noir, de faim, de soif, de froid. Les rats vont venir le bouffer…
« Aaaaaaah… »
Il a crié encore une fois au ciel, mais cette fois, le ciel lui répond :
«  Y a quelqu’un ? demande le ciel »
Saisi de surprise, Bernard reste bouche bée, incapable de prononcer un son.
« Oh ! Y a quelqu’un ? répète le ciel.
— Oui, oui, y a quelqu’un, crie Bernard. Y a quelqu’un ! Au secours ! Où êtes-vous ? »
Juste au-dessus de lui, un disque de lumière vient de s’allumer et Bernard reconnaît une nouvelle cheminée verticale, une échelle fixée à la paroi et, tout en haut, l’éclat aveuglant d’une lampe.
« Ici, répond la lampe. Montez ! Il y a une échelle… »
Bernard a saisi un barreau.

…sauvé ! y a du monde, y a de la lumière… je suis sauvé !… mais qui c’est, là-haut ? des flics ? pour moi ? pas possible ! pas déjà ! des ouvriers du tunnel ? à cette heure ? sûrement pas !… alors qui ? faut que je monte quand même… le moyen de faire autrement ?… va falloir faire gaffe !…

« J’arrive, crie Bernard en commençant à grimper. »

A SUIVRE

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