Gisèle ! (20)

(…)n’oublie pas, la rive droite tout le temps, et tu arriveras aux premières maisons de Bardonnèche. Après, t’arriveras bien à te débrouiller pour faire de l’auto-stop. Ah ! et puis, surtout, fais attention aux … »
Bernard n’écoute plus, submergé par les instructions du passeur, fasciné par ses allers et venues dans le local, angoissé par la conscience que dans quelques minutes, il va se retrouver seul dans la nuit, encore une fois, sans lampe, dans un milieu hostile et glacé, plein de pièges, de rochers abrupts, de torrents gelés et de carabiniers en patrouille.

Ça y est, Tony a claqué la porte de la baraque et l’a verrouillée. C’est vrai, il ne neige pas, il n’y a pas de vent et une lune presque pleine éclaire un paysage en noir et blanc. Tony a accompagné son petit groupe de réfugiés sur une dizaine de mètres vers le haut, puis il est redescendu vers Bernard qui restait à les regarder, planté sur le seuil de la baraque en béton. Il lui a redonné quelques consignes essentielles, rester sur le chemin, contourner le poste des Carabiniers, suivre la rive droite du torrent et puis… « bonne chance pour l’auto-stop ! » Il lui a même donné trois billets de 10 euros, « de la part de Tanios » et il est remonté prendre la tête de la petite colonne de ses clients. Ils se sont mis en marche. Longtemps après qu’ils se soient évanouis dans l’ombre d’un gros rocher, Bernard était encore là, immobile, hésitant, à fixer l’endroit où le dernier Syrien avait disparu.

Bernard finit par se décider ; il fait un premier pas, et puis un autre. La descente lui facilite les choses car il n’aurait sûrement pas la force de remonter la pente. Les bottes de chantier lui vont bien, mais elles ne sont pas faites pour la randonnée en montagne. Leurs semelles renforcées le protègent assez bien du froid, mais elles dérapent souvent sur une plaque de neige fondue endurcie par le gel ou sur un rocher glissant dissimulé sous la poudreuse. Il a enveloppé ses mains de chiffons trouvés dans la baraque, mais ce n’est pas suffisant pour les préserver du froid ; c’est pourquoi il les garde enfoncées dans les poches de son manteau. Difficile dans ces conditions de garder son équilibre lorsqu’il glisse ou qu’il trébuche. Alors, il tombe ; presque à chaque glissade, il tombe. Il s’est mis à compter les chutes et quand il arrive à la lisière de la forêt, il en est déjà à cinq. C’était sans grand mal car à chaque fois la poudreuse a amorti ses chutes, mais à chaque fois, se relever l’épuise un peu plus. Heureusement, en dessous du poste des carabiniers, la descente est devenue plus facile. Le sentier s’est transformé en un chemin forestier qui sinue à flanc de montagne dans forêt de grands mélèzes. Il y fait un peu plus sombre, mais la couche de neige y est peu épaisse et la présence au sol d’aiguilles et de petites branches mortes le rend moins glissant. Bernard ne tombe plus et il a moins froid.  En bas, tout en bas, il vient d’apercevoir une toute petite lumière à travers les branches. Bardonnèche…
À peine plus d’une heure plus tard, il arrive aux premières maisons.

… ça y est, j’y suis… ça va aller… là-bas, ce doit être les lumières de l’autoroute … il y a surement une station-service… je pourrai prendre un café, un sandwich… l’auto-stop, ça marche dans les stations-service… je pourrai me laver un peu, être plus présentable… si je passe mon pantalon par dessus mes bottes, elles ne se verront pas trop… faudra expliquer pourquoi j’ai pas de bagage… je trouverai bien quelque chose… ça va aller… ça va aller … c’est pas possible que le gars soit mort… faudra que je trouve un journal ce soir ou demain pour vérifier… en attendant, je vais descendre vers le sud, il fera sûrement moins froid par là-bas et il parait que les gens sont gentils… j’arriverai bien à trouver un travail, enfin… des petits boulots pour commencer, et après… après, on verra, faut pas trop s’emballer quand même ! en tout cas, ça a l’air de s’arranger…

Au dessus de lui, le ciel commence à virer au bleu marine. C’est l’aube. Mais le village dans lequel il pénètre et la vallée qui s’étend devant lui sont encore dans l’obscurité. De temps en temps, dans un chalet, une lumière s’allume, des volets s’ouvrent, des rideaux s’écartent, derrière une vitre, un visage le regarde passer. Tout à coup, une camionnette surgit derrière lui. Il se retourne. Il va pour lui faire signe, mais il renonce aussitôt. Personne ne le prendra en stop dans l’état dans lequel il est. Il vaut mieux attendre d’être sur l’autoroute. Tandis que la camionnette le dépasse, le conducteur, penché sur son volant, l’observe avec insistance.

…qu’est-ce qu’il me veut, celui-là ? peut-être que je suis déjà signalé, peut-être que la police italienne commence à me chercher, elle aussi… mon Dieu, je suis fichu… j’arriverai jamais jusqu’à l’autoroute… mais non, c’est idiot, ça peut pas aller aussi vite… le gars me regarde, mais c’est normal… un inconnu crasseux, à pied, à cette heure, on n’a jamais vu ça dans le village, alors il regarde… tout va bien, tout va bien… d’ailleurs, je suis sûr que les grandes lumières là-bas, c’est l’autoroute…

C’était bien l’autoroute. Il a pressé le pas. Dix minutes plus tard, il a trouvé un trou dans la clôture. Il a marché dans l’herbe détrempée jusqu’à la bande d’arrêt d’urgence. Loin devant lui, des lumières jaunes et bleues annoncent sûrement une station-service.

…un kilomètre peut-être, pas plus, un petit quart d’heure…

Un bruit de moteur le fait se retourner. C’est un camion, tout éclairé. Il ne roule pas très vite. Alors Bernard se dit qu’il va tenter le coup ; tant pis pour la station-service, tant pis pour le café ; il fait le signe du pouce levé, celui que tout le monde connaît, celui qui dit « s’il vous plaît, arrêtez-vous… arrêtez-vous et prenez-moi dans votre voiture, laissez-moi monter dans votre camion et je vous ferai la conversation, je vous raconterai ma vie, une vie que vous ne connaissez pas, une vie différente de la vôtre, mais si vous préférez, je ne dirai rien, et même si je la trouve ringarde, j’écouterai votre musique, je dirai même qu’elle est super chouette, s’il vous plaît, emmenez-moi… »

Le camion a vu le signe. Il fait des appels de phare pour montrer qu’il a compris, qu’il va s’arrêter. D’ailleurs, il commence à mordre sur la bande d’arrêt d’urgence. Il n’est plus qu’à cinquante mètres quand il donne un grand coup de klaxon comme pour dire « ouais, ouais, j’arrive, t’en fais pas mon gars, j’arrive ! ». Quand il n’est plus qu’à quinze mètres, Bernard distingue le visage du conducteur. On dirait qu’il porte un bonnet blanc. Il doit être de bonne humeur car il sourit de toutes ses dents.
Mais il n’est pas de bonne humeur, le chauffeur et ce n’est pas un bonnet blanc qu’il porte sur la tête, c’est une bande Velpeau qui lui entoure le haut du crâne ; et ce n’est pas un sourire qu’il arbore, c’est un rictus de fou furieux. Quand il n’est plus qu’à dix mètres, Bernard déchiffre enfin les six lettres qui brillent sur le petit panneau au-dessus de la cabine et, tandis que le semi-remorque accélère de toute sa puissance, il dit :
« Ah non ! Fais chier, Gisèle ! »
Mais ses dernières paroles se perdent dans le hurlement de la sirène du camion.

FIN

Une réflexion sur « Gisèle ! (20) »

  1. Il y a une quarantaine d’années, probablement sur RTL, il y avait une émission de nuit qui s’appelait « Les routiers sont sympa ».
    Comme quoi les temps changent et le respect se perd dans les usines de mon grand-père !

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