Gisèle ! (13)

(…) — Écoute moi bien, Toto ! dit Robert calmement en regardant Bernard dans les yeux. Ou bien tu me donnes mon fric, ou bien tu me files ta valise et tu vires de mon camion. C’est clair pour toi ?
— Mais vous n’avez p-pas le droit… En plein milieu du tu-tunnel, comme ça, dans le froid…
— Te plains pas, Toto ! Au moins, ici, y a pas de neige. Je pourrais te laisser du côté italien, tu sais, dehors, en pleine cambrousse. Doit pas y faire chaud en ce moment ! Alors, tu choisis ? On n’a pas des plombes…
— Mais je ne veux pas vous donner ma valise. Vous n’allez pas me la prendre d-de force, quand même ?
— On parie ?
— Et puis, je refuse de descendre ! C’est q-quand même pas croyable, ça, à la fin !
— Tu refuses ! Sans blague ? »

Brusquement, Robert s’est penché vers Bernard. De la main gauche, il a saisi la poignée de la petite Samsonite qui dormait entre les genoux de son passager et, passant devant son corps, de l’autre, il tâtonne à la recherche de la poignée de la portière droite. Bernard n’arrive pas à croire à ce qui lui arrive : coincé dans la cabine d’un 35 tonnes arrêté en plein tunnel entre la France et l’Italie, il lutte avec un chauffeur routier deux fois plus lourd que lui pour conserver sa valise et ne pas se faire jeter dehors. De ses deux mains, il tente de repousser Robert loin de lui en répétant d’un ton offusqué « mais enfin, mais enfin, mais enfin… » La portière est maintenant entr’ouverte et Bernard peut sentir dans son dos le froid de l’extérieur. S’il peut encore résister à la poussée de Robert, c’est uniquement grâce à sa ceinture de sécurité qui le maintient attaché à son siège. Mais Robert a lâché la valise et, tout en plaquant Bernard contre son dossier, il est en train d’essayer de déverrouiller sa ceinture. Bernard continue à lutter en psalmodiant « mais enfin, mais enfin, mais enfin… » mais sa résistance faiblit et lorsque que retentit le déclic fatal qui annonce sa libération, il se sent poussé inexorablement vers l’extérieur. En pleine panique, alors qu’il cherche à s’accrocher à quelque chose, le rétroviseur, l’écran de télévision, le tableau de bord, n’importe quoi, sa main frôle un objet cylindrique. Une poignée ! Il va pouvoir s’y accrocher. Il la saisit fermement. Mais la poignée n’offre aucune résistance et Bernard poursuit sa glissade vers le froid du tunnel. Alors, instinctivement, sans même réaliser que ce qu’il serre dans sa main droite, c’est la grosse lampe torche qu’il a vue tout à l’heure, il l’abat sur le crâne de Robert. Le coup n’a pas été bien fort mais le routier est retombé sur son siège. Figés, aussi surpris l’un que l’autre par ce qui vient de se passer, les deux hommes se regardent. Mais leur immobilité ne dure qu’une seconde et c’est Robert qui reprend vie le premier. Poussant un grognement furieux, il veut se jeter sur Bernard, mais celui-ci frappe à nouveau, plus fort cette fois-ci. Bernard a visé le haut du crâne, mais c’est l’arcade sourcilière qui a pris le coup. A demi aveuglé par le sang, Robert saisit Bernard à la gorge et commence à gronder « Mais je vais te… » mais il ne termine pas sa menace car Bernard vient de lui asséner trois coups successifs, « han ! han ! han ! » Le premier, sur le haut du crâne, lui a entaillé le cuir chevelu, le deuxième, sur l’oreille, lui arrache un cri de douleur et le troisième, sur le coin de la bouche, lui ouvre la lèvre supérieure. Il a lâché Bernard et, instinctivement, il s’est éloigné de la source des coups en se réfugiant dans son coin de cabine. Adossé contre la portière de gauche, il souffle bruyamment. Il tente d’essuyer de sa manche le sang qui coule de son front et qui l’aveugle à moitié. Du bout de la langue, il tâte prudemment la nouvelle aspérité qu’il vient de détecter sur une incisive. Son oreille bourdonne comme un diesel et lui fait un mal de chien. Il a le souffle coupé, mais il n’est pas assommé ; les coups n’ont pas été assez violents pour cela ; il est seulement stupéfait, abasourdi, incrédule.

De l’autre côté de l’habitacle, Bernard a lâché la lampe torche qui a roulé au sol et lui aussi, stupéfait, abasourdi, incrédule, il contemple ce qu’il a fait de Bernard, une sorte de tas de vêtements sanguinolents recroquevillés dans un coin du camion. Mais la surprise fait rapidement place à la panique. Ce n’est plus celle de tout à l’heure, celle qui était née à l’idée de se faire abandonner sans valise ni argent en plein milieu du tunnel du Fréjus. La panique qui vient de le saisir à la vue du poids-lourd effondré comme un boxeur sonné dans son coin de ring est beaucoup plus pressante ; c’est maintenant une peur primale qui l’étreint, la peur de la vengeance de la brute quand elle se ressaisira, la peur des coups, la peur de la mort. Il ne se fait pas d’illusions, Bernard. S’il a réussi à tenir Robert à distance une première fois, c’est grâce à la surprise, c’est parce que le routier ne se méfiait pas, parce qu’il y avait une grosse lampe torche qui trainait sur le tableau de bord. Mais jamais il ne pourra renouveler cet exploit. À présent, il va se méfier, Robert. Rendu furieux par la douleur et la vexation de s’être fait battre par un gringalet de délégué commercial en costume, le fauve va se déchainer, il ira jusqu’au bout, il sera sans pitié. D’ailleurs, le voilà déjà qui commence à s’ébrouer. Il s’appuie sur ses avant-bras, il va se dresser dans la cabine, il va se jeter sur Bernard, il va le déchiqueter. Affolé, sans le quitter des yeux, Bernard tâtonne sous son siège, attrape la lampe torche comme il peut, se redresse à demi et, la saisissant fermement des deux mains,  il en assène un formidable coup sur le crâne de Robert.

A SUIVRE

2 réflexions sur « Gisèle ! (13) »

  1. Faut dire qu’il pas de pot, le Ratinet. Déjà une Peugeot, c’est pas la joie. En plus, elle est rouge ! Alors avec l’avalanche, Gustave et Robert, on peut dire qu’il cumule ! Et par dessus le marché, Gisèle !

  2. Ha ha! Robert le poids lourd a éveillé le lion qui dort en le geignard Ratinet. Méfiez-vous des Ratinet, toujours, partout, un Ratinet peut en cacher un autre.

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