Gisèle ! (15)

(…) À droite comme à gauche, le couloir s’étend à l’infini. Instinctivement, Bernard choisit la fuite vers la gauche, vers l’Italie, parce que les flics qui le poursuivent sont surement français. Il court ; il a perdu sa deuxième chaussure mais cela ne le gêne pas dans sa course, au contraire ; la valise roule bien sur le sol de la galerie ; il n’a même plus mal au bras ; en tout cas il n’y pense plus. Derrière lui, pas de bruit de course, pas de sommation, pas d’ « Arrêtez ou je tire ! », rien ! …ça va…  ça va mieux… je dois avoir une bonne avance… j’entends rien… ils ont dû partir dans l’autre sens… ça va mieux, ça s’arrange un peu…

Au passage, sous l’un des rares éclairages, il voit une affiche. Il s’arrête. “<— Italie : 4,350 Km.  France : 8,500 Km. —> “

…aïe aïe aïe !… 4 kilomètres… pas moyen de me cacher… ils auront tout le temps de me rattrapper… merde, merde, merde, Gisèle ! Si seulement t’avais pas…

Mais juste au dessus , il y a une autre affiche. Sous une grosse flèche bleue qui pointe vers le haut, il lit « Cheminée de ventilation n°3 ». Il lève les yeux. Au-dessus de lui, un trou sombre dans le plafond de la galerie. Une chaîne pend devant ses yeux ; il tire sur la poignée ; une échelle métallique descend jusqu’au sol en grinçant ; Bernard regarde derrière lui : tout au bout, là-bas, vers la France, un point lumineux oscille tandis que le faible écho d’une course couvre le battement du sang dans ses oreilles :

…les flics ! ils arrivent ! faut que je grimpe, y a que ça à faire… faut que je grimpe…

Il grimpe, mais dès le troisième échelon, il s’aperçoit que monter à une échelle verticale en chaussettes, c’est douloureux, et qu’en trainant en plus une Samsonite à roulettes derrière lui, c’est compliqué. Il s’arrête, il hésite ; lâcher sa valise ? Impossible ; sans elle, il ne pourra jamais participer à la réunion au siège ; et puis, c’est un cadeau de Gisèle…

…tu fais chier, Gisèle ! t’aurais vraiment mieux fait de m’acheter un sac à dos…

Il grimpe encore deux échelons, difficilement, manque de retomber, s’arrête à nouveau, la moitié de son corps engagée dans le boyau de ventilation.

…si je lâche ma valise, c’est plus la peine d’aller à Turin…mais si je la lâche pas, ils vont me rattraper en cinq minutes… et j’irai pas à Turin non plus …merde, merde et merde…

Bernard lâche la Samsonite qui rebondit au sol. Une de ses roulettes se brise net mais la petite valise ne s’ouvre pas.

…j’espère que mon P.C. n’a rien… non, il ne doit rien avoir… coincé entre mon pyjama et mon pull en laine, il ne doit rien avoir… nom de Dieu ! que je suis con ! qu’est-ce qu’on en a à foutre que mon P.C. soit foutu ou pas… on n’en est plus là… faut que je grimpe, y a plus que ça, faut que je grimpe…

Et Bernard reprend son ascension. A présent, son corps est entièrement sorti de la galerie de secours. Il est dans une obscurité presque totale, mais dans la faible lueur qui vient du bas, il distingue le mécanisme qui permet le mouvement de l’échelle qu’il a déclenché en tirant sur la poignée. Pris d’un de ces éclairs de génie que seul l’instinct de conservation permet d’allumer dans un esprit en pleine panique, il remonte la partie mobile de l’échelle et bloque le mécanisme avec la chaîne qu’il entortille autour de la poulie.

…avec ça les gars, bonne chance pour me suivre !…

Allégé du poids de sa valise, il reprend son ascension dans l’obscurité. Son bras droit lui fait mal à chaque fois qu’il le tend vers un nouvel échelon. Ses genoux lui font mal à chaque fois qu’il les cogne contre un barreau. Ses pieds lui font mal à chaque fois qu’il en pose la plante sur un nouveau barreau. Ses mains, moites de transpiration, s’écorchent sur les aspérités des échelons poussiéreux. Le courant d’air froid qui monte dans le conduit glace la sueur qui lui coule à nouveau sur la nuque et dans le dos. Mais tout cela n’est rien comparé à l’angoisse de se trouver seul dans l’obscurité dans ce boyau qui le mène vers il ne sait pas quoi. Tout à coup, sa main tendue vers le prochain barreau ne rencontre plus rien. Il n’y a plus de barreau. Déséquilibré, il tâtonne : c’est un palier ; il grimpe encore un peu et s’assied au bord du trou ; lentement, il reprend son souffle ; en dessous, entre ses pieds en chaussettes, il peut voir la faible lueur de la galerie de secours ; ça le rassure un peu : en bas, le monde et ses contours existent toujours. Mais autour de lui, c’est le vide, l’inconnu, la terreur de l’obscurité totale ; au moment où il est sur le point de redescendre, une lueur sautillante apparaît dans la faible lumière de la galerie, puis un casque porté par deux épaules se dessine dans le cercle gris du conduit de ventilation. Le casque s’incline et la valise s’éclaire ; le casque se relève et Bernard ne voit plus que l’éclat de la lampe. Il s’est reculé et a retiré ses jambes du trou. Il retient son souffle.
« Eh, là-haut ! dit le casque, descendez ! »
Bernard se recule encore.
« Descendez ! Je sais que vous êtes là, il y a votre valise… »
Bernard se plaque contre la paroi.
« Écoutez, soyez raisonnable, descendez ! Vous ne pouvez pas rester là… et puis il ne va nulle part, ce conduit… Allez, venez, il y a des choses à régler avec le chauffeur du camion… Alors, vous descendez l’échelle mobile et vous venez gentiment, d’accord ? … Bon, je vais être obligé d’appeler la police, vous savez. »

…la police ? il dit qu’il va appeler la police… mais alors, c’est qui, ce  gars ? en tout cas, c’est pas un flic…

« Allô, Jean ? C’est Kevin. Tu me reçois ?

A SUIVRE

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