Gérald, je t’emmerde !

Extrait gratuit du chapitre 1er de
Blind dinner

(…)

Nous roulions en silence dans notre taxi depuis une bonne demie heure quand, alors que nous longions le musée du Louvre, Anne déclara tout d’un coup qu’elle n’arrivait pas à comprendre ; à la suite de quoi elle laissa planer quelques points de suspension et puis se tut. C’était sans doute une manière pour elle de solliciter une question de ma part afin d’établir une conversation. En effet, comme la plupart des femmes, Anne supporte mal le silence. J’aurais pu rester muet ou lui faire remarquer que chez elle, ne pas comprendre, c’était plus une habitude qu’un évènement, mais la soirée risquait d’être assez pénible comme ça sans que je déclenche tout de suite les hostilités. Je pris donc mon ton le plus patient et le moins ironique pour lui demander :

« Mais qu’est-ce donc que tu ne comprends pas, ma chérie ? »

Elle me le dit. En fait, ce qui lui échappait, c’était comment Renée pouvait s’y prendre pour que ses invités ne se rencontrent jamais deux fois.

Comme je ne m’attendais pas à une interrogation existentielle fondamentale, je ne fus pas surpris par l’inanité de la question. Je répondis aimablement, avec une légère note de nonchalance teintée d’agacement :

« Aucune idée ! Si ça trouve, elle a mis son carnet d’adresse sur Excel, ou alors, il y a une application pour ça sur iPhone. Est-ce que je sais, moi ? »

Sans tenir aucun compte du désintérêt que j’avais marqué pour le sujet, elle poursuivit, songeuse :

« Ça doit lui faire quand même une sacrée quantité d’amis !

— Et pourquoi cela, s’il te plait ? l’interrogeai-je »

En réalité, je me fichais bien de la réponse, mais il me paraissait amusant d’obliger ma femme à se justifier de façon logique. Sachant bien qu’elle n’y parviendrait pas, je me ferai alors un devoir de démonter son argumentation, la mettant ainsi une fois de plus face à sa stupidité.

« Enfin ! Réfléchis cinq minutes, me répondit-elle. Pour faire une douzaine de diners par an avec à chaque fois sept ou huit personnes qui ne se soient jamais rencontrées, il doit falloir une sacrée quantité d’amis ! Tout un régiment même !

— Pas forcément, dis-je avec une moue dubitative. »

Et, pour gagner du temps, j’ajoutai :

« Et ne dis pas sacrée comme ça à tout bout de champ. Chez une femme, ça fait ordinaire.

— Gérald, je t’emmerde ! Ça fait ordinaire, ça ? murmura-t-elle assez bas pour que le chauffeur n’entende pas mais assez haut pour que ce me soit parfaitement audible. »

Pour éviter de gâcher la soirée prématurément, je fis semblant de ne pas avoir entendu et, relevant le col de mon manteau, je m’enfonçai dans mon siège et me plongeai dans la lecture de la réglementation des taxis parisiens. Anne n’insista pas.

(…)

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