Gisèle ! (8)

(…) « Quoi encore ? Qu’est-ce qu’il y a ? Pourquoi vous rigolez ?
— Mais je ne rigole pas, je tousse. On a le droit de tousser quand même ! Dites, vous ne pourriez pas ralentir un peu, s’il vous plait ? Je me suis fait très mal au bras tout à l’heure…
— On n’a pas le temps. Faut se grouiller ! Et puis, mal au bras, ça empêche pas de marcher, je présume…  »
Et Gustave avait repris sa marche inexorable vers les lumières de la station.
            …Gustave, gros con ! gros con ! gros con !…
Bernard le suivait en ricanant et ça lui faisait du bien.

Une heure a passé. Bernard est assis dans la cafétéria, le plus près possible d’un radiateur brûlant. Juste à côté, il a étalé son manteau sur une chaise sous laquelle une petite flaque est en train de se former. Il a enlevé ses mocassins et les a posé sur le radiateur, puis il s’est laissé tomber dans un petit fauteuil et il a posé ses pieds sur une conduite de chauffage. Il est trempé de sueur et de neige fondue. Sa veste lui semble peser vingt kilos et son pantalon lui colle aux mollets. Il a mal au bras, il s’est vaguement tordu un genou en sautant de la coulée de neige et ses pieds commencent à le bruler. Il se sent misérable.

…quel con, non mais quel con ! pourquoi j’ai sauté comme ça ? pourquoi j’ai sauté comme un con au lieu de le suivre, ce gros connard de Gustave ? c’est parce que je suis con, parce que ça me faisait vingt mètres de plus à faire, que j’ai voulu couper au plus court et que je suis con ! et maintenant j’ai mal au genou… encore heureux que ce soit pas du même côté que le bras… ouais, encore heureux ! mais qu’est-ce que je raconte, moi ? en quoi c’est mieux que ce soit pas du même côté que le bras ? qu’est-ce que ça peut foutre que j’ai mal à la jambe droite ou à la jambe gauche ! quel con ! non mais quel con ! Et Gustave… quel salaud !…

Bernard le regarde, plein de haine. Le routier est attablé avec deux autres de ses semblables. Devant eux, sur la table, au milieu de trois ou quatre bouteilles de bière vides et d’un tas assez considérable d’emballages de sandwiches, il y a un gros cylindre noir. Quand il était jeune, on appelait ça un « ghetto-blaster ». Ça voulait dire « exploseur de ghetto » ou quelque chose comme ça. Depuis qu’il habite la banlieue de Lyon, il sait qu’on dit maintenant « boom box », bien plus facile à comprendre sans traduction et tout aussi expressif. L’engin diffuse un air de reggae dont on n’entend pas la mélodie, seulement le rythme exaspérant. Au pied de l’un des camionneurs, il y a une glacière de bonne taille. Le bonhomme en sort une bouteille verdâtre et ruisselante, enserre son goulot dans sa main gauche et la décapsule d’un coup en faisant levier avec son briquet jetable. Il la pose brutalement sur la table et, sous le choc, le contenu de la bouteille jaillit en moussant, répandant la bière sur les vestiges de sandwiches. Les trois chevaliers de la route s’esclaffent.

…bande d’abrutis ! Tous aussi cons les uns que les autres !

Quand leurs rires se sont un peu calmés, ils ont poussé de grands soupirs et se sont mis à regarder autour d’eux, tranquillement. Mais à présent, le surnommé Gustave s’est penché vers le centre de leur table. Il est en train de raconter quelque chose à ses deux congénères qui fixent Bernard sans aucune gêne, et d’un seul coup, les trois explosent à nouveau, dispersant aux alentours Kronenbourg et miettes de thon. Ils n’en peuvent plus, les bougres, ils en pleurent de joie, tandis que Bernard essaie de garder une contenance en faisant semblant de s’intéresser au menu en plastique de la cafétéria.

c’est ça, les gars, foutez vous de moi, bande de crétins ; je voudrais bien vous y voir, vous, si vous deviez être demain matin à Turin pour une réunion super-importante avec votre patron, et tous les directeurs commerciaux, et presque tous les vendeurs de Sauti-Casagrande SpA, troisième fabricant européen de chaudières murales domestiques à gaz… je voudrais vous y voir, vous, si à cette réunion vous alliez surement être promu au poste de sous-directeur commercial pour la région Auvergne-Rhône-Alpes avec en plus un petit bout de Bourgogne-Franche-Comté… ah ! vous auriez l’air malin, vous, avec vos gros bonnets de grosse laine, vos gros anoraks bariolés, vous gros pantalons de treillis camouflé et vos grosses pantoufles en caoutchouc… je vous vois bien arriver en salle de réunion en gueulant « salut, m’sieur Casagrande, et comment que ça va, m’sieur Casagrande, et qu’est-ce qu’il est chouette vot’ bureau, m’sieur Casagrande, c’est sympa l’buffet, là, mais ça serait pas possible d’avoir une Kro à la place du jus d’orange ?  » … ah, c’est sûr que vous auriez fière allure ! vous pouvez crâner, vous pouvez vous foutre de moi, bande de ploucs, mais c’est pas vous qui allez être nommé sous-directeur commercial pour toute la région Auvergne-Rhône-Alpes avec un bout de Bourgogne-Franche-Comté en plus… d’accord, mon manteau de chez Thierry, mon costume Celio et mes mocassins Sebago Classic, c’est pas ce qu’il y a de mieux pour traverser une avalanche à pied dans une tempête de neige, mais c’est ce qu’il faut pour être sous-directeur commercial pour la Région Auvergne-Rhône-Alpes avec un bout en plus… mais si Gisèle m’avait pas mis en retard… putain, Gisèle, tu fais chier !… si Gisèle m’avait pas mis en retard, je vous aurais doublé à toute allure en klaxonnant la Cucaracha et je serais passé bien avant l’avalanche ; et vous, dans votre cabine crasseuse pleine de paquets de cigarettes à moitié vides et d’emballages poisseux, vous m’auriez regardé filer vers l’Italie et le siège de Sauti-Casagrande SpA en écoutant à fond votre musique reggae à la con !…

A SUIVRE

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