Vous voyez ce petit coin de Luxembourg sur la photo ? Pendant quelques années, vers la fin des années 50, au début des 60, ce fut notre coin, à nous, notre territoire.
Ce n’est pas que personne d’autre n’avait le droit d’y venir. Combien de fois n’y suis-je pas arrivé, déçu de voir que la place était occupée par des intrus, des gens de passage, des inconnus ? Mais, sans que nous n’y ayons jamais exercé notre droit de préemption, ce coin était à nous.
Nous, c’était Eric, Jean-Louis, François, Patrick, Jean-Claude, Michel et moi. Un ou deux autres étaient probablement admis dans cette bande inorganisée, mais j’ai oublié leurs noms et leurs visages.
Qui avait décidé que ce serait là ? Qui avait planté les jalons de notre concession provisoire ? Je ne pourrais le dire. En tout cas, ce n’était pas moi, car j’étais le dernier arrivé dans ce cénacle dont la liste fut close dès après mon admission.
À y bien réfléchir, à rechercher la logique des choses et en particulier à examiner les raisons que pouvaient avoir un petit groupe de post-adolescents de se retrouver toujours au même endroit dans ce somptueux jardin de plus de vingt hectares, je crois bien avoir trouvé la réponse à la question posée plus haut. Le premier occupant fut une occupante. Elle s’appelait Petra. Petra était une grande et belle fille blonde, coiffée en choucroute selon la mode inaugurée par Brigitte Bardot. Petra venait de Delft et, entre une garde d’enfants et un cours de français à l’Alliance Française, elle venait bronzer entre un arbre en pot et la statue d’un général romain. Les arbres ont changé au cours des années, ils ont été légèrement déplacés — le nôtre était à gauche du général plutôt qu’à droite — mais le général est toujours là. Je sais aujourd’hui qu’il s’agit de Marius, représenté pensif sur les ruines de Carthage. Marius était nu, et il l’est toujours, comme tout homme statufié se doit de l’’être, mais un savant drapé de pierre couvrait ses attributs de général en particulier et d’homme en général. Alors parfois, une ou deux bananes ou même tout un régime pendait de par dessous le drapé.
Le coin avait sans doute été choisi avec soin : à l’abri du vent du Nord sous la balustrade de pierre qui limite la terrasse coté Médicis, exposé Sud—Sud-Ouest dans l’arrondi d’un talus gazonné et donc parfait pour le bain de soleil, placé dans le virage d’accès au bassin centre de gravité du jardin, c’était un point névralgique d’observation qui permettait de ne rater personne et d’être vu de tout le monde.
Petra y venait seule, ou accompagnée de sa soeur, une jolie brune piquante, ou d’autres étudiantes toutes moins françaises les unes que les autres. Mais, quel que soit le nombre de filles autour d’elle, c’était toujours elle la plus directe, la plus effrontée, la plus libérée. Elle habitait rue Sarette, qu’elle prononçait Charette, et elle fréquentait le café Select qu’elle prononçait Chelect. Ça nous faisait bien rire.
Nous en avons passé des heures dans cet endroit merveilleux, à étudier, à plaisanter, à fumer, à lire, à discuter, à sécher les cours, à fuir les chaisières, mais surtout à tourner autour de Petra et de ses amies.
Assise au sommet du cercle des fauteuils et des chaises, face au soleil, elle était la reine et nous étions sa cour.
Hors sujet, mais d’actualité :
Tous ces gens qui déclarent que le cambriolage du Louvre ridiculise la France aux yeux de l’Etranger devraient réaliser que le monde a autre chose à faire que de nous juger sur un fait divers de ce type. Ils feraient mieux de comprendre que ce qui la ridiculise, la France, (et ce qui va bientôt la ruiner) c’est la passion des Français pour la retraite, leur comportement d’autruche quant aux conséquences de la suspension de la réforme et la lâcheté, l’opportunisme et la démagogie des hommes politiques qui la soutiennent, RN, PS et LFI confondus.
« Avoir 20 ans, des lendemains pleins de promesse » chantait Aznavour. Et Françoise Hardy chantait…