(…) Et puis, à Paris, tu es revenu me chercher… notre déjeuner, notre balade, ta joie de me retrouver, ta fierté de me montrer ta ville… et toujours, cette gentillesse maladroite, cette délicatesse, ce respect même… c’était émouvant. D’un seul coup, sur la petite place, j’ai décidé tout envoyer promener, j’ai décidé de tomber amoureuse. Et je t’ai amené par la main jusqu’à ma chambre d’hôtel… Tu as dû me prendre pour une fille facile… »
Sa respiration s’était accélérée. Elle s’est tue un instant. Moi, je pensais que ce n’était pas très flatteur d’être considéré comme un enfant, mais au moins, elle le disait : elle était tombée amoureuse.
— Moi aussi je t’aime, Patricia. Comment aurais-je pu te prendre pour une fille facile ?
Ça y était, je l’avais dit, le mot gênant, le mot interdit, définitif, celui qui change tout, ou qui casse tout, je l’avais dit, ce je t’aime redoutable. Mais comment ne pas le dire à une fille dont on rêve depuis des mois, pour qui on a traversé l’Atlantique et les États-Unis ? Comment ne pas le dire quand il est minuit, qu’on est couché dans le même lit, à côté d’elle, dans une chambre au bord de la mer et que c’est elle qui vient de vous dire la première qu’elle vous aimait ? Parce qu’elle l’avait dit, ou tout comme. Alors on dit « Moi aussi je t’aime ».
Mais Patricia n’a pas relevé. C’était comme si je n’avais rien dit. Elle a allumé sa lampe de chevet et après un long silence, elle s’est remise à parler.
« Maintenant, il faut que tu saches quelque chose d’important, quelque chose de moi. Quand je t’ai rencontré, là-bas, en Suisse, j’étais très malheureuse… parce que je venais de quitter quelqu’un.
Tout a commencé il y a presque exactement deux ans. Je cherchais un travail pour l’été, et mon père m’a présentée à l’un de ses amis, un dentiste lui aussi. Il s’appelle John Carver. Il a quarante-cinq ans, une femme, Cathy, et deux enfants, Olivia et Mark. Olivia a dix-sept ans et Mark a mon âge. Nous étions dans le même lycée, nous allions avec nos parents dans le même Country Club. John m’embauchée comme assistante début juillet… je suis devenue sa maîtresse quinze jours plus tard. A l’automne, j’ai repris mes études, mais je les ai abandonnées à la fin du premier semestre pour reprendre mon travail chez John. J’expliquais que je reprendrais mes études plus tard, mais que pour le moment, je voulais gagner un peu d’argent pour pouvoir voyager. Je ne sais pas si mes parents m’ont cru mais ils m’ont laissée faire. J’avais ce que je voulais ; tous les jours, j’étais avec John. J’étais amoureuse. Il était fou de moi. »
Bon sang ! Un type de l’âge de son père ! Et puis, quelle drôle de façon de dire qu’elle a couché avec ! « Je suis devenue sa maîtresse » ! Bon, d’accord, mais elle a dit qu’elle l’avait quitté, le type. Alors, c’est fini maintenant, cette histoire ! Et depuis un bon bout de temps ! Mais quand même, un homme qui pourrait être son père ! C’est un peu dégoutant, non ?
« Tous les jours, je voyais John, mais nous ne nous pouvions être ensemble que pendant la journée, dans son cabinet. Il voulait continuer à consacrer tous ses week-ends à sa famille. J’étais jalouse de sa femme, de ses enfants. Je m’étais mis à les détester. C’était horrible. Le pire, c’était certains week-ends, quand nous nous croisions au Country Club de mes parents. De temps en temps, John s’inventait des dîners entre collègues, des réunions professionnelles en ville, des séminaires aux quatre coins du pays. Ça nous permettait de passer plus de temps et même quelques nuits ensemble. Mais moi, je voulais aller au cinéma avec lui, au restaurant avec lui, écouter de la musique, jouer au tennis, faire du bateau avec lui, voir des amis avec lui. Et tout cela était impossible !
Il ne parlait jamais de divorce, j’avais de plus en plus de mal à supporter cette existence cachée. À la fin de l’année dernière, il m’a emmenée à un congrès à Miami. À notre arrivée dans la chambre d’hôtel, d’un coup, je lui ai tout dit, ce que je voulais, ce que je ne voulais plus. Il a hésité, discuté, tergiversé, promis, il m’a juré qu’il m’aimait. Mais au bout du compte, j’ai compris qu’il ne divorcerait jamais. Je suis restée avec lui à Miami, deux jours, sans lui parler, sans le toucher, sans sortir de la chambre. Nous avons repris l’avion ensemble et, à l’aéroport, au moment de monter dans le taxi, je lui ai dit que je le quittais. Nous sommes rentrés à Bethesda chacun de notre côté … »
— Et c’est pour ça que tu pleurais tout à l’heure ? Mais il ne faut pas. Tu avais un amant, tu l’as quitté, et maintenant tu m’as, moi. Il ne faut pas pleurer, Patricia, au contraire…
Dehors, la pluie commence à tomber…. « Tu avais un amant…» C’est drôle, je n’arrive pas à m’associer au mot d’amant… John, oui, mais moi, non.
— Ce n’est pas pour ça que je pleurais, Philippe.
« J’avais décidé de ne plus revoir John. C’était difficile, tu sais ; il me manquait terriblement. Alors pour me changer les idées, j’ai rejoint ce groupe d’étudiants qui partaient faire du ski en Suisse. Et puis il y a eu Paris.
Pour la première fois, je ne pensais plus à John. Bien sûr, je savais que je devais partir le lendemain matin et que nous ne nous reverrions jamais ; mais j’étais bien, heureuse de t’avoir rencontré, même si ça devait durer si peu. J’avais l’impression d’être redevenue libre. Et j’ai voulu voir si je l’étais vraiment, si j’étais capable d’oublier John… en couchant avec toi. Tu étais timide, maladroit, attentionné… tellement différent de John qu’après toi, je me suis sentie rajeunie, rafraichie… j’étais tranquille, heureuse, presque amoureuse. »
Presque ? Presque ! Mais, et ses lettres alors ? Elle ne disait pas « presque » dans ses lettres !
« Quand nous nous sommes quittés ce soir-là à Paris, c’est vrai, j’étais presque amoureuse et j’étais décidée à ne plus revoir John. Mais en même temps, je m’étais faite à l’idée que nous ne nous reverrions jamais, toi avec ta vie d’étudiant à Paris et moi, en Amérique avec la mienne à reconstruire. Se revoir le lendemain matin pour se dire adieu aurait été trop difficile. Je n’ai pas voulu que tu viennes.
Je me suis réinscrite à Georgetown et j’ai repris ma vie d’avant, une vie d’étudiante, de mon âge, une vie gaie, et chaste aussi. Et tout de suite sont arrivées tes lettres. Je les lisais avec plaisir. Elles me rappelaient ma gentille aventure française ; elles m’aidaient dans ma volonté de ne plus revoir John. Elles étaient jolies, souvent tristes aussi. J’y répondais, plus brièvement, mais sur le même ton que toi… moi aussi je pensais à toi, moi aussi j’aurais aimé que nous soyons ensemble. Pourtant, quand je me plaignais du temps qui s’écoulait sans toi, je n’étais pas vraiment sincère. J’étais persuadée que tu te lasserais bientôt de notre correspondance platonique, que tu rencontrerais vite quelqu’un d’autre. J’espérais même que notre histoire s’achève bientôt par des lettres de plus en plus espacées et puis plus de lettres du tout. Mais tu as commencé à parler de venir ici l’été prochain, tu cherchais un moyen, tu allais le trouver… tu m’écrivais que tu viendrais chez moi, que nous serions ensemble… Là, j’aurais dû t’en dissuader ; j’aurais dû te dire non, tu ne peux pas venir parce que mes parents… parce que mon travail… parce que…, mais je n’ai pas eu ce courage. J’essayais vaguement de te le faire comprendre… j’étais moins tendre dans mes lettres, je les faisais plus brèves, je mettais plus de temps à répondre aux tiennes, et à chaque occasion, j’élevais de nouveaux obstacles à ta venue chez moi. Mais je ne te disais pas « Ne viens pas ! Tu vas te faire du mal, tu m’aimes trop et je ne t’aime pas assez, il faut que tu m’oublies, ne viens pas ! ». Et puis, en même temps, je pensais « Eh bien, qu’il vienne après tout, puisqu’il y tient tant ! On verra bien !»
A SUIVRE