(…) Soudain, elle se lève et dit :
— J’ai froid. Viens…
Nous avons rejoint la route et Patricia a tourné à droite vers le sud. Nous vous roulé quelques minutes encore et sur notre droite a surgi un modeste panneau de bois à la peinture blanche écaillée. En lettres bleu pâle à peine lisibles, il disait : Candlewood Motel – 5 miles. Patricia a freiné brusquement et pris le chemin que le panneau indiquait.
Samedi 18 août 1962 – Candlewood Motel, Apartment n°9 – Trappe, Md.
Ç’aurait dû être notre première vraie nuit ensemble, entière, comblée… Mais, encore une fois, ça ne s’est pas passé comme ça.
Dimanche ; c’est le petit matin, gris foncé. Dehors, le vent ne souffle plus ; la pluie tombe, verticale ; une pluie moyenne, régulière ; on dirait qu’elle est là depuis toujours et qu’elle n’aura pas de fin. J’écoute son pianotement sourd sur le toit de notre chambre. Dans un crépitement plus clair, les gouttes d’eau éclatent sur le bois de la terrasse. La glacière que nous y avons oubliée hier soir est restée ouverte. Ce qui reste des sandwiches va être fichu. Par-dessus l’étroit ruban d’asphalte rongé par le sable qui nous a mené jusqu’au Candlewood Motel, au-delà de la plage hérissée d’herbes sauvages, à travers le rideau imprécis de la pluie, je contemple l’eau grise et plate de la baie de Chesapeake. Au loin, le faible éclat d’un phare surgit de temps en temps. Derrière moi, Patricia a fini par s’endormir. Son épaule et ses cheveux émergent seuls du drap qui sculpte son corps couché sur le côté. Mais elle bouge un peu, et, d’un seul mouvement, elle repousse le drap et se lève. Elle vient jusqu’à la baie vitrée et se plante à côté de moi, sans me toucher. Je n’ose pas la regarder. D’une voix neutre, elle dit :
— C’est drôle, la tempête s’est calmée.
Et puis, découvrant la glacière ouverte sous la pluie, elle ajoute :
— Il va falloir jeter tout ça. On va rentrer…
Puis elle traverse la pièce et s’enferme dans la salle de bain.
Rentrer ? Pourquoi rentrer ? On est dimanche ; on pourrait rester ici, au bord de la mer, même avec ce sale temps ; on s’en fiche du temps… Mais non ! Elle a raison, nous n’avons plus rien à faire ici. Après cette triste nuit, il vaut mieux rentrer.
Je regarde la chambre, le lit défait, les vêtements en désordre, les serviettes de bain détrempées sur sol… Dans la lumière grise et terne de ce petit matin pluvieux, la scène est pitoyable. Elle convient au goût amer que cette fin de nuit m’a laissé dans la bouche.
Le Candlewood motel est une construction de bois toute en longueur, parallèle à la petite route qui suit la côte. Posée sur le sable, légèrement surélevée par rapport à la plage, elle comporte neuf chambres identiques qui offrent toutes la même vue sur la baie. Derrière le bâtiment, il y a le parking et, de là, on accède aux chambres par autant d’escaliers de bois. Il n’y a pas de cafeteria, pas de salon, pas de buanderie, juste une cabine à l’entrée du parking avec à l’intérieur un vieux distributeur de Coca, le gérant du motel, sa télévision, sa caisse et ses clés. Le Candlewood motel a dû connaître des jours meilleurs mais, dans cet état puritain, il présente un avantage : on ne vous demande ni papiers d’identité ni signature. Huit dollars ont suffi à Patricia pour obtenir une clé, la clé numéro 9.
C’était la fin de l’après-midi. Il faisait encore très beau. Nous avons grimpé le petit escalier, ouvert la porte et, sans un regard pour la chambre, nous avons tiré le rideau sur l’unique fenêtre. Puis, dans une demi pénombre, nous nous sommes laissés tomber sur le lit.
Le corps de Patricia était salé, tendu, hésitant, souple, léger, accueillant, entreprenant, puissant, relâché… Le mien tentait de suivre.
Plus tard, quand la lumière de la chambre s’est assombrie, Patricia s’est levée pour écarter le rideau. Du lit, adossé à un oreiller, je regardais sa silhouette délicate se découper sur la fenêtre et un soleil rouge orangé descendre sur l’autre rive de la baie. J’ai passé mon maillot de bain et je suis allé chercher nos sacs et la glacière dans la voiture. J’ai débouché la deuxième bouteille de rosé. Nous nous sommes assis par terre sur les lattes de la terrasse et nous avons regardé la nuit tomber en buvant le vin et en mangeant ce qui restait de pastèque et de poulet. Nous avons beaucoup parlé, mais pas de l’amour que nous venions de faire ni même de la journée qui venait de s’écouler. Sans doute aucun de nous deux n’osait-il évoquer le sujet. Alors, nous nous sommes raconté notre rencontre de Zermatt, notre balade à Saint-Germain des Prés. Mais là aussi, nous nous sommes arrêtés à la porte de l’hôtel de la rue des Écoles.
Longtemps après que la lune se soit montrée, un peu grisés, un peu fatigués, nous sommes revenus dans la chambre, nous avons secoué les draps pour en ôter le sable que nous y avions apporté et nous nous sommes allongés sur le lit, tendrement emmêlés jusqu’à ce que le désir nous emporte.
Quand je me suis réveillé, la lune avait disparu. Dans la chambre, l’obscurité était totale. Je pouvais sentir le dos de Patricia, couchée à côté de moi. A sa respiration saccadée, j’ai compris qu’elle pleurait.
— Qu’est-ce qu’il y a, Patricia ? Ça ne va pas ?
— Si, si, ne t’en fais pas. Ça va.
— Ne dis pas de bêtises. Tu pleures, alors ça ne va pas.
— Mais non, je t’assure, ça va. Dors.
— Dis-moi ce qui se passe. Tu iras mieux après, tu verras.
Elle a protesté encore une ou deux fois dans le noir, et puis elle s’est mise à parler.
« Tu te souviens ? Quand on s’est rencontrés pour le première fois dans ce bar à Zermatt, la première chose que tu m’as dite, c’est que tu avais peur que quelqu’un m’ait kidnappée. C’était idiot, mais c’était mignon et drôle à la fois. Ça m’a plu… Tu étais gentil, insouciant… un enfant… tellement différent de ce dont j’avais l’habitude. Je me suis sentie bien avec toi, tout de suite… Et cette nuit-là, j’ai bien failli t’amener jusqu’à ma chambre… j’aurais pu, tu sais, j’avais une chambre seule… mais je partais le lendemain matin… je n’allais plus te revoir. Alors je t’ai dit que ce n’était pas possible, que je couchais dans un dortoir, et nous nous sommes dits au revoir sous la neige… C’était mieux comme ça… pour moi, notre petit flirt, c’était fini, on ne devait plus se revoir. Et puis, à Paris, tu es revenu me chercher… notre déjeuner, notre balade, ta joie de me retrouver, ta fierté de me montrer ta ville… et toujours, cette gentillesse maladroite, cette délicatesse, ce respect même… c’était émouvant. D’un seul coup, sur la petite place, j’ai décidé de tout envoyer promener, j’ai décidé de tomber amoureuse. Et je t’ai amené par la main jusqu’à ma chambre d’hôtel… Tu as dû me prendre pour une fille facile… »
A SUIVRE