(…) « Vous avez pu voir ce qu’il y a devant ? demande Bernard. Vous croyez qu’on va pouvoir passer ?
— Y a plus de trois mètres de haut de neige jusqu’à l’entrée de la station, répond le chauffeur. Ça fait une bonne centaine de mètres. Vous croyez qu’on va pouvoir passer, vous ? Peut-être qu’avec un peu d’élan… Qu’est-ce que vous en pensez ? »
La réponse était plutôt narquoise, mais Bernard ne s’en est pas rendu compte.
— Mais, il faut absolument que je passe ! supplie Bernard. J’ai un rendez-vous très… »
Mais Bernard n’achève pas. Ça ne sert à rien de gémir auprès du routier. D’ailleurs le type ne l’écoute même plus. Il est remonté dans sa cabine, il a claqué la portière et maintenant il s’agite autour de ce qui doit être son émetteur radio. « La CiBi, ils ont tous un truc comme ça, pense Bernard. » Il se sent tout petit auprès de ce grand type, avec son bonnet de laine noire roulé au bord, son gros anorak vert aux manches orange, sa petite barbe, son pantalon plein de poches et ses grosses chaussures. Il voudrait monter avec lui dans la cabine, il voudrait lui demander de lui dire ce qu’il faut faire, de le protéger… Mais il n’ose pas. Il ne voudrait surtout pas l’agacer ; il ne faudrait pas que le type l’envoie balader ; ce serait couper les ponts avec la seule personne qui pourrait l’aider. Alors, au pied du tracteur, les yeux levés vers la vitre de la cabine, Bernard attend. La neige fond autour de ses chaussures qui commencent à prendre l’eau. Il sent le froid l’envahir, les pieds, le dos, le ventre, les cuisses. Il n’ose pas retourner à sa voiture pour s’y mettre à l’abri ou même seulement y prendre son manteau ; il ne faut surtout pas s’éloigner, il ne faut surtout pas perdre le contact avec ce routier.
…il doit être en train d’appeler les secours ; la solidarité entre poids-lourds, c’est connu ; c’est une vieille tradition ; les chevaliers de la route, tout ça… ils vont venir avec des engins, des pelles, des couvertures, du café… surtout ne pas quitter des yeux le chauffeur… ah ! ça y est ! il a fini de parler dans son poste ! il va ouvrir la portière, il va descendre, il va me dire ce qu’on va faire, ça va s’arranger !…
Le chauffeur du semi-remorque est maintenant sur le marchepied du tracteur, le haut du corps plongé dans la cabine. Il semble y remuer tout un tas de choses.
« Alors ? Ils vont venir ? Ils vont venir ? demande Bernard avec insistance.
— Qui ça ? grogne le chauffeur en sortant la tête.
— Eh bien, les secours, les chasse-neige, les engins, quoi ? Pour nous faire passer ! Parce qu’il faut absolument que je passe, moi. J’ai une réunion super importante demain matin à Turin et il faut à tout prix que… »
Mais le routier l’interrompt. Il est debout sur le marchepied, il se tient d’une main à la poignée, il regarde Bernard, et du haut de son perchoir :
« Écoutez, mon vieux. J’ai l’impression que vous avez pas bien compris. Devant nous, y a plus de trois mètres de neige sur une centaine de mètres… sans compter les arbres et les cailloux. C’est pas les secours que j’ai appelé, c’est ma boîte et aussi mes potes sur la route, pour les prévenir. Les secours, c’est pas moi, c’est l’autoroute, vu ? Et même s’ils étaient déjà là, les secours, faudrait trois ou quatre heures pour creuser un passage. Alors comme ils sont pas là, les secours, le temps qu’ils arrivent, on pourra pas passer avant demain midi, et encore, si tout va bien. Vous avez compris là ? »
Sans attendre la réponse, il a replongé dans sa cabine. Il en a extrait un gros sac militaire après avoir coupé son moteur.
… mais comment je fais, moi, alors ?…
— Mais alors, comment je fais, moi ? gémit Bernard.
— Poussez-vous !
— Hein ?
— Poussez-vous, bon sang ! Vous me gênez, là. Vous voyez bien que je peux pas descendre. Alors, poussez-vous.
— Oh, pardon ! s’excuse Bernard en s’écartant.
L’homme saute à terre, verrouille la portière du camion, passe son sac en bandoulière et dans un grand mouvement d’épaule, il le fait valser dans son dos et commence à s’éloigner. En quatre pas précipités, Bernard l’a rejoint :
— Mais qu’est-ce qu’on peut faire ? Qu’est-ce qu’on va faire ?
Le routier s’arrête et fait face à Bernard.
— Vous, je sais pas ; moi, je vais à la station ; il doit faire chaud là-bas, il y a un bar, il y a de quoi manger. Y a même des douches !
— Ben, et moi ? Vous n’allez pas me laisser là…
A SUIVRE