(…) Ms Sherman-Vance reste de marbre. Robert et Alice regardent devant eux. Ils ne se sont même pas retournés quand j’ai ouvert la portière. Harry Belafonte vient d’entamer Jamaica Farewell. Je suis dehors, les pieds sur le bitume, penché vers l’intérieur de la voiture ; les camions me passent au ras des fesses en hurlant ; je me penche un peu plus pour attraper mon sac et, par-dessus le dossier du siège avant, je vois, posées tranquillement sur la banquette, les mains d’Alice et de Robert, leurs doigts entrelacés.
Je referme la portière. Dans la seconde qui suit, le doux ronronnement des huit cylindres de la voiture semble pousser la Lincoln vers l’avant et, tandis que je la regarde s’éloigner, je pense que pour Alice, tout n’est pas perdu.
Et me voilà de retour dans le Super-Constellation des Flying Tigers. En montant dans l’avion tout à l’heure, j’espérais un peu que Carol serait parmi les hôtesses, mais non. Le quadrimoteur a décollé en milieu d’après-midi face au soleil, puis il a amorcé un large virage sur la gauche, nous laissant admirer les tours de Manhattan qui se découpaient au loin dans une sorte de halo marron au-delà du miroir étincelant de l’East River. Et puis il a mis le cap vers Terre-Neuve. Demain après-midi, nous serons à Paris.
Je suis assis, serré, entre Hervé et Jean-Louis. Les quelques jours que nous venons de passer ensemble à New-York ont épuisé les histoires que nous avions à nous raconter. C’est ainsi que j’ai appris que, lors de mon arrestation sur la plage de Santa Monica, mes petits camarades de voyage ne s’étaient souciés que pendant quelques heures de ma situation et que, très vite, ils avaient convenu qu’il n’était pas opportun de se rendre au Commissariat de police pour s’inquiéter de mon sort. Compte tenu des menaces proférées à leur encontre par le sergent Clemmons, demander des comptes aux flics de son commissariat sur ce qu’ils allaient faire de moi ne leur avait pas semblé une bonne idée. Et puis, ils ne connaissaient pas la raison de cette arrestation… c’était probablement une broutille dont je me sortirais facilement tout seul. C’est donc le cœur léger que, dès le petit matin, ils avaient quitté Los Angeles par la route côtière. San Francisco, Salt Lake, Yellowstone, Seattle… « Dommage que tu n’aies pas été là ! » m’a dit Jean Louis. Amer, j’ai retenu le méchant sarcasme qui m’était venu aux lèvres, mais quand il m’a précisé qu’avant de rentrer vers New-York, ils étaient retournés passer quelques jours chez Bill Breed à Flagstaff et qu’ils y avaient revendu l’Hudson au prix auquel nous l’avions achetée, 75 dollars, j’ai réclamé le remboursement de ma part, 12,50 dollars ! Non mais sans blague !
Moi, j’avais des choses autrement plus passionnantes que les ours de Yellowstone, les jaillissements de l’Old Faithfull Geyser ou le pavillon français de l’exposition universelle de Seattle à leur raconter. Si je leur ai tout dit, et plutôt deux fois qu’une, je ne leur pas soufflé mot du dictaphone de Marylin ni de mon séjour à Barstow.
À ma gauche, Hervé s’est mis un pull sur la tête. En chien de fusil, appuyé contre le hublot, il dort. À ma droite, Jean-Louis s’est plongé dans le Catcher in the Rye que je lui ai prêté. Et moi, je somnole en pensant aux semaines qui viennent de s’écouler. L’hôtesse des Flying Tigers, la cinglée du motel, la fille du canyon, la fausse veuve de Barstow viennent se bousculer dans ma tête. Je ne veux pas penser à Patricia. Alors, forcément, j’y pense.
7102 Exeter Road, Bethesda, Maryland.
Le van du meilleur plombier de Bethesda m’a déposé à l’angle d’Exeter et de Old Georgetown road. J’ai fait le dernier mile à pied, une demi-heure de marche pour rejoindre le 7102 dans la nuit. Pratiquement pas de vu voiture. Forcément, il est dix heures et à cette heure, les habitants de Bethesda sont chez eux et s’ils n’y sont pas, ce n’est que dans une heure ou deux qu’ils rentreront de chez les amis où ils passent la soirée. Pour le moment, ils doivent être tranquillement au salon en train de discuter d’investissement boursier à réaliser, d’universités à visiter pour leur fils, de country club auquel s’inscrire, de voiture à acheter pour leur fille. Ici, personne n’aurait l’idée de surveiller par la fenêtre d’éventuels rôdeurs en quête de mauvais coup. Ici, la police s’en charge. Ici le quartier est sûr. Mais ce soir, j’ai de la chance : pas vu une seule patrouille de police en maraude ; croisé deux piétons ; ils promenaient leur chien dans l’obscurité ; ils m’ont murmuré un salut prudent.
Bethesda…Une petite ville américaine située dans l’État du Maryland. Collée à la frontière Nord-Ouest de la capitale fédérale, elle constitue une des banlieues résidentielles les plus chics de Washington. À Bethesda, les habitants viennent de la haute fonction publique, des médias et des professions libérales. Ils sont blancs, et s’ils ne le sont pas c’est qu’ils sont diplomates ; ils sont discrets, bien élevés, respectueux du code de la route et des bons usages entre voisins et si tous ne sont pas riches à millions — car on n’y compte pas de stars du show-business — on peut être sûr qu’ils sont à l’aise, ne serait-ce qu’en raison du coût des maisons qu’ils habitent. Les rues sont larges, propres et calmes, leur bitume est silencieux et leur tracé soigneusement dessiné se coule entre les érables, les ormes et les magnolias. Personne n’aurait l’idée d’y rouler à plus de vingt miles a l’heure Elles sont bordées de maisons, grandes ou petites, mais toutes impeccablement soignées, comme leur pelouse, leur boîte au lettre, leur clôtures basses.
Et c’est dans l’une de ces rues, l’une de ces maisons, au 7102 Exeter road, qu’habite Patricia.
7102 Exeter road… De la rue, au bout de sa pelouse, la maison ne paraît pas très grande. Elle n’a qu’un étage sur rez-de-chaussée. Et encore, cet étage est-il mansardé. La façade en bois est peinte en blanc tirant légèrement sur le jaune. Les volets sont gris foncé. Le toit, très pentu, est en shingle de couleur rose passé. Il est surmonté d’une haute cheminée de briques. Le terrain est à peine plus large que la maison et les grands arbres des deux terrains voisins se penchent sur sa toiture jusqu’à la frôler. Contrairement à la plupart des maisons du voisinage, on ne voit ni garage ni allée de ciment permettant d’y accéder ou de garer une voiture. En deux courbes, une allée de fausses pierres mène du trottoir au pied d’un large escalier de quatre marches en haut duquel on trouve la porte d’entrée. Elle est massive, en bois brun, équipée d’un marteau à tête de lion. Sur sa droite, à mi-hauteur, un drapeau américain est fiché dans la façade.
Quand j’arrive devant le 7102, la façade luit sous la lune, mais aucune lumière n’est visible aux fenêtres. Pourtant, j’avais téléphoné… Il y a bien le marteau au centre de la porte, mais aussi une sonnette. Je délaisse la tête de lion et je sonne. Rien. Je sonne encore. J’entends une voix :
— C’est qui ?
Ce doit être Walter, le petit frère de Patricia.
— Philippe ! L’ami de Patricia ! Philippe… J’ai téléphoné tout à l’heure…
Une lumière s’allume au-dessus de la porte, trois verrous se dénouent bruyamment et la porte s’ouvre, vite bloquée par un entrebâilleur. C’est Walter. Il me regarde du genre « Alors, comme ça, c’est toi, Philippe ! » et referme la porte sans dire un mot. Il la rouvre largement et me fait entrer.
Walter est brun, les cheveux lisses coupés au bol. Il doit avoir une douzaine d’années mais il est déjà grand, un peu fort, un peu enveloppé. Le contraste avec sa sœur est frappant. Je pense qu’il faudra bientôt qu’il fasse attention. Il porte un large bermuda vert militaire et un sweat-shirt presque de la même couleur. Il est pieds nus.
— Alors, comme ça, c’est toi, Philippe ?
A SUIVRE