(…) Moi, je savais bien que si je m’embarquai dans ce voyage avec Bette, je n’aurais jamais le courage d’abandonner au bout de quelques jours la vie de luxe qu’elle m’offrait. Je resterais jusqu’au bout, jusqu’à mon départ pour Paris. Est-ce que je pouvais faire ça à Patricia ? Est-ce que je pouvais la décevoir à ce point alors qu’elle m’attendait dès ce soir chez elle à Bethesda ?
Comme je continuais à peser et soupeser en regardant dehors, Ms Sherman-Vance se souleva légèrement pour changer de position. Elle s’assit de biais, croisa les jambes, et dit :— Et si je vous demandais de dormir avec Alice ?
Dormir avec Alice…
Je roulais les mots dans ma tête. Pourtant, ils étaient clairs et, dans ce pays, sans ambiguïté possible, mais Ms Sherman-Vance les avait prononcés d’un ton si léger, si mondain que je n’étais pas sûr d’avoir compris leur sens. Dans sa bouche, la question semblait anodine, comme de pure politesse, comme si la réponse qu’elle attendait de moi lui était indifférente. C’est sur ce ton, qu’elle aurait pu me dire : « Accepteriez-vous d’être le cavalier d’Alice au prochain bal des débutantes de Boston ? » ou plus banal encore : « Et si je vous proposais une partie de tennis ? » Je me tournai vers elle. Son visage était impassible, son sourire poli, à peine esquissé, mais son regard contredisait son attitude. Il était profond, insistant, presque angoissé, comme si elle désespérait de me faire comprendre ce qu’elle souhaitait vraiment. Mais pour moi, il n’y avait plus de doute. J’avais compris. D’ailleurs, elle ne tarda pas à ajouter :
— Si vous parvenez dans le lit d’Alice, je vous en serai reconnaissante…
Je m’agitai sur mon bout de banquette.
— … très reconnaissante… je vous choque ? On dirait que je vous choque…évidemment, une grand-mère qui vous propose de dormir avec sa petite-fille, on peut comprendre…
Je n’étais pas choqué, j’étais abasourdi. Ce que Ms Sherman-Vance venait de me dire, en substance, c’était : « Ça vous dirait de coucher avec Alice ? » Et pour ça, elle me proposait de me donner de l’argent !
— Écoutez, expliqua-t-elle, je suis certaine que dans l’état dans lequel se trouve Alice, faire l’amour avec un gentil garçon comme vous, ce serait le mieux qui puisse lui arriver. Vous n’êtes pas d’accord ? Ça lui redonnerait confiance en elle. Et puis, de toute façon, elle n’est plus vierge maintenant ; alors franchement, qu’est-ce que ça peut faire ?
Mes récentes péripéties américaines n’avaient pas assoupli mes principes au point de me permettre de faire le gigolo. Je ne pouvais décemment pas faire un truc pareil, ni même le promettre. Mais quelqu’un m’attendait ce soir à Washington, et si je ne voulais pas me retrouver encore une fois planté dans la poussière au bord de la route, il fallait que je trouve un moyen de me sortir de cette situation sans vexer personne.
Je regardai Ms. Sherman-Vance droit au fond des yeux et, sans savoir vraiment où j’allais, je commençai à inventer :
— Écoutez, Bette… j’aurais bien aimé vous rendre ce service mais…
— Taisez-vous ! dit brusquement Ms Sherman-Vance.
La porte avant-droite de la Lincoln venait de s’ouvrir. C’était Robert et Alice. Nous ne les avions pas vu revenir. Le chauffeur se penchait à l’intérieur de la voiture tandis qu’Alice attendait, debout, à côté de lui.
— Mademoiselle Alice souhaiterait voyager à l’avant, dit Robert. Vous n’y voyez pas d’inconvénient, Madame ?
— Si ça peut lui faire plaisir…, lâcha Bette dans un soupir.
Robert saisit mon sac sur le siège avant et vint le placer à côté de moi sur la banquette arrière, me forçant ainsi à me rapprocher de Ms Sherman-Vance, tandis qu’Alice s’installait à l’avant, allumait la radio et commençait à naviguer bruyamment d’une station à l’autre.
La Lincoln redémarra lentement pour s’engager majestueusement sur l’autoroute. Robert conduisait calmement, d’une seule main, Alice avait trouvé une station qui lui convenait, Paul Anka chantait Put your head on my shoulder, Ms Sherman-Vance, crispée, regardait droit devant elle et moi, moi, j’essayais désespérément de trouver une raison acceptable pour ne pas coucher avec une jeune héritière.
Pensant que Paul Anka empêcherait Alice et le chauffeur de l’entendre, Bette chuchota :
— Alors, Philippe, quelle est votre excuse ?
— Mais ce n’est pas une excuse ! Je ne peux pas rester avec vous parce que… parce que dans quatre jours, je serai dans mon avion pour Paris. Voilà !
— Soyez sérieux, voyons ! Un billet d’avion, ça se remplace ! Ce n’est pas un problème.
— Non Bette, ce n’est pas ça. Mes parents m’attendent. Je ne peux pas leur faire ça !
— Mais quel âge avez-vous donc, Philippe ? Vous n’êtes plus un enfant, que Diable ! Passez-leur un coup de fil, à vos parents. Tenez ! Faites-le tout de suite, là, de la voiture. Demandez l’International et dites à vos parents que… Dites-leur ce que vous voulez, mais restez avec nous… Vous ferez une bonne action… et vous gagnerez de l’argent.
— Non, Bette. C’est impossible, tout simplement impossible.
Ms Sherman-Vance prit un temps, puis, me regardant intensément, elle dit :
— Allez, Philippe ! Pour l’amour du Ciel, cessez de faire l’imbécile et dites-moi franchement combien vous voulez !
Penchée en avant, tournée vers moi, de sa main droite elle me serrait le genou très fort et le secouait en répétant :
— Combien ? Qu’on en finisse, nom de Dieu ! Combien ?
Il n’y avait pas si longtemps, j’admirais encore Ms Sherman-Vance. Je l’admirais pour son aisance, son humour, son détachement, pour sa classe, pour ce qui demeurait de sa beauté, pour tout ce qu’elle représentait. Je l’enviais aussi, pour sa voiture, son chauffeur, sa fortune. Mais à présent, j’en avais marre, marre, plus que marre d’Elizabeth Sherman-Vance, de cette femme du monde qui ne s’intéressait qu’à elle-même, qui ne cherchait qu’à s’assurer que son charme fonctionnait toujours et qui maintenant jouait de sa séduction et de sa fortune pour payer un minet à sa petite-fille. J’aurais voulu lui expliquer que je n’étais pas ce qu’elle croyait, un petit vagabond fauché, perdu dans un pays trop grand pour lui, à la merci de la compassion ou des caprices de ses citoyens. J’aurais voulu qu’elle sache que chez moi, en France, à Paris, je n’étais pas si fragile, que j’étais entouré d’amis et de parents respectables, que j’étais considéré, moi, futur ingénieur, plein d’avenir, et qu’un jour, bientôt… Mais je n’y arrivais pas. Je n’y arrivais pas parce la colère montait en moi, qu’elle m’obscurcissait l’esprit, bousculait mes idées, encombrait ma langue, et que je n’en pouvais plus. Je devais être rouge de fureur car Ms Sherman-Vance se mit à me regarder d’un autre œil.
— Qu’est-ce qu’il y a ? chuchota-t-elle, inquiète. Ça ne va pas, Philippe ?
C’est sur ce « Ça ne va pas ? » que j’explosai.
A SUIVRE