(…) J’aurais voulu lui expliquer que je n’étais pas ce qu’elle croyait, un petit vagabond fauché, perdu dans un pays trop grand pour lui, à la merci de la compassion ou des caprices de ses citoyens. J’aurais voulu qu’elle sache que chez moi, en France, à Paris, je n’étais pas si fragile, que j’étais entouré d’amis et de parents respectables, que j’étais considéré, moi, futur ingénieur, plein d’avenir, et qu’un jour, bientôt… Mais je n’y arrivais pas. Je n’y arrivais pas parce la colère montait en moi, qu’elle m’obscurcissait l’esprit, bousculait mes idées, encombrait ma langue, et que je n’en pouvais plus. Je devais être rouge de fureur car Ms Sherman-Vance se mit à me regarder d’un autre œil.
— Qu’est-ce qu’il y a ? chuchota-t-elle, inquiète. Ça ne va pas, Philippe ?
C’est sur ce « Ça ne va pas ? » que j’explosai.
Je ne sais plus très bien ce que je lui ai dit, à Bette, ni dans quel ordre, ni sur quel ton. Ce que je me rappelle, c’est que j’ai commencé par rebondir sur son « Ça ne va pas, Philippe ? » avec un « Non, ça ne va pas ! ». Je me rappelle aussi que j’ai dit ça avec fureur, à voix basse, sans desserrer les dents, réussissant le paradoxe de crier en chuchotant. Pour le reste, je ne suis sûr de rien, mais ça n’a pas dû être joli. Je crois bien que je lui ai tout balancé, son insupportable suffisance, son égocentrisme, son snobisme, son manque de considération, la stupidité de ses solutions et jusqu’au manque d’attrait de sa petite-fille. Je crains même de n’avoir pas usé de ces mots-là mais plutôt de certains de leurs synonymes peu élégants que je me refuse à reproduire ici tant je les regrette à présent.
J’ai fini par me taire, un peu essoufflé, un peu surpris par la violence de mon discours, un peu honteux aussi. Je n’ose pas regarder Ms Sherman-Vance. À la radio, Brenda Lee chante I’am sorry. Au bout de son bras tendu, le poignet posé sur le sommet du volant, la main gauche de Robert pend négligemment. La Lincoln semble se conduire toute seule. Alice se penche en avant et, de l’index de la main droite, elle efface Brenda Lee. Brusquement, c’est la voix de Ray Charles qui crie What you say ? Alors Alice monte le son et une bande de filles répond à Ray Hit the road, Jack and don’t you come back no more, no more, no more, no more ! Elle marque le rythme à petits coups de menton. Visiblement, à l’avant de la voiture, ils n’ont rien entendu de ma diatribe. À côté de moi, Ms Sherman-Vance reste sans réaction. Je m’absorbe dans l’écoute de ce morceau endiablé que je connais par cœur. C’est sur lui qu’à Flagstaff, il y a une éternité, je tentais d’enseigner le be-bop à des Américaines qui se complaisait dans des rocks mous et désordonnés. Il faisait déjà fureur à Paris quelques mois plus tôt quand je préparais les concours. Je crois même que je l’avais dansé l’hiver dernier au Broken Ski Bar de Zermatt avec Patricia. Je me souviens que sa façon de se mouvoir m’avait surpris par sa légèreté et sa docilité. Patricia… Et puis, d’un coup, je réalise ce que je viens de faire, mon impolitesse, ma grossièreté, ma méchanceté. Je suis sur le point de m’excuser, mais je n’en ai pas le temps : sur son coin de banquette, Ms Sherman-Vance vient de se secouer de la torpeur où ma tirade l’avait plongée.
— Robert, arrêtez la voiture, je vous prie, vient-elle d’ordonner
— Ici, Madame ? a dit le chauffeur en reposant précipitamment ses deux mains sur le volant. Tout de suite ? Mais il n’y a pas de…
— Ici ! confirme-t-elle.
Puis se tournant vers moi :
— Et vous, vous descendez !
— Comment ?
— Vous descendez !
— Ici ? Mais il n’y a pas de …
— Et alors ?
— Mais enfin, Bette…
— Écoutez, jeune homme. Sachez qu’on ne m’a jamais parlé de cette façon. Vous m’avez successivement traitée de snob, d’idiote, d’égoïste et de bien d’autres choses encore. Vous avez qualifié ma petite-fille de buche rébarbative ou de quelque chose d’approchant. Alors, vous comprendrez que je ne tienne pas à prolonger notre cohabitation. Vous allez donc ouvrir gentiment cette portière et sortir de cette voiture et disparaître de ma vie, vous et votre sac !
— Bette, je suis désolé. Je ne voulais pas…
Bon sang ! Elle est en train de me virer. Ben, c’est logique, non ? Mais il faut absolument que je sois à Washington ce soir, moi. Je l’ai promis tout à l’heure à Patricia. En plus, Bette devait me déposer devant chez elle, 7102 Exeter Road, Bethesda, Maryland. Si je me fais éjecter de la Lincoln maintenant, je n’y serai jamais. Il faut que je trouve un moyen de rester à bord. D’abord, m’excuser. C’est cela, m’excuser. Mais Bette m’a deviné. Et elle n’est pas d’accord. La preuve :
— Et n’essayez même pas de vous excuser, mon petit bonhomme. Vous avez largement dépassé toutes les bornes. Et dire que j’avais vu en vous un garçon intelligent ! Je n’imaginais pas qu’un jeune Français puisse être aussi étriqué. Alors maintenant, sortez immédiatement ou je demande à mon chauffeur de vous y aider.
Ce que j’ai vu de Robert jusqu’à présent me fait penser qu’il ne doit pas être beaucoup plus fort que moi, mais je n’ai pas l’intention de me couvrir davantage de ridicule en m’accrochant à la portière. Je ne vois plus d’autre issue pour moi que d’obéir, le plus dignement possible. Je me tortille sur mon siège pour m’extraire de la voiture tout en bafouillant :
— Vraiment, Madame, je suis désolé, je ne comprends pas ce qui s’est passé, je n’étais pas dans mon état normal, je vous jure que …
Ms Sherman-Vance reste de marbre. Robert et Alice regardent devant eux. Ils ne se sont même pas retournés quand j’ai ouvert la portière. Harry Belafonte vient d’entamer Jamaica Farewell. Je suis dehors, les pieds sur le bitume, penché vers l’intérieur de la voiture ; les camions me passent au ras des fesses en hurlant ; je me penche un peu plus pour attraper mon sac et, par-dessus le dossier du siège avant, je vois, posées tranquillement sur la banquette, les mains d’Alice et de Robert, leurs doigts entrelacés.
Je referme la portière. Dans la seconde qui suit, le doux ronronnement des huit cylindres de la voiture semble pousser la Lincoln vers l’avant et, tandis que je la regarde s’éloigner, je pense que pour Alice, tout n’est pas perdu.
A SUIVRE
J’avais effectivement fait référence à cette chanson dans le chapitre où je racontais la rencontre avec Patricia.
Et de 100! Avec la bonne idée de ponctuer l’histoire avec des grands classiques de l’époque made in USA. L’histoire aurait pu se terminer avec un autre classique français et Gilbert Bécaud « Et maintenant, que vais-je faire… »