(…) Une lumière s’allume au-dessus de la porte, trois verrous se dénouent bruyamment et la porte s’ouvre, vite bloquée par un entrebâilleur. C’est Walter. Il me regarde du genre « Alors, comme ça, c’est toi, Philippe ! » et referme la porte sans dire un mot. Il la rouvre largement et me fait entrer.
Walter est brun, les cheveux lisses coupés au bol. Il doit avoir une douzaine d’années mais il est déjà grand, un peu fort, un peu enveloppé. Le contraste avec sa sœur est frappant. Je pense qu’il faudra bientôt qu’il fasse attention. Il porte un large bermuda vert militaire et un sweat-shirt presque de la même couleur. Il est pieds nus.
— Alors, comme ça, c’est toi, Philippe ? (…)
Walter parle clairement, il me regarde droit dans les yeux, sans sourire.
— Oui. Patricia est là ?
— C’est toi qui as appelé tout à l’heure ?
— Oui. Patricia est là ?
— Le type qu’elle a rencontré en Suisse ?
— C’est ça. Patricia n’est pas là ?
— Tu couches avec, mec ?
— Tu es fou ! Nous sommes juste amis !
— T’es sûr, mec ?
— Bien sûr que je suis sûr ! Elle n’est pas là ?
— Mouais…
— Écoute-moi juste une seconde, Walter. Est-ce que Patricia à la maison ?
Eh bien non ! Elle n’y est pas, Patricia. Oui, il lui a bien transmis le message comme quoi j’allais arriver vers sept ou huit heures. Même qu’elle est rentrée à la maison pour ça, mais comme je n’arrivais pas, elle est ressortie. Non, il ne sait pas quand elle va revenir. Elle a dit qu’en attendant, je m’installe dans la véranda, qu’elle rentrera tard.
— Voilà, mec ! a conclu Walter. La véranda, c’est là. Moi, je vais me coucher. Fallait pas être en retard, mec !
— Tes parents ne sont pas là ?
Il a disparu dans l’escalier sans répondre.
La véranda est adossée au salon. Le mur opposé est entièrement constitué d’un grillage anti-moustique. De l’autre côté, des millions d’insectes volants se disputent pour entrer. Dedans il y a une table basse, deux fauteuils et un canapé tout en rotin et deux ou trois coussins plats recouverts de matière plastique. Ce n’est pas là-dessus que je vais pouvoir dormir. Pourtant, je suis crevé. La dispute avec Ms Sherman-Vance, sans doute. J’éteins le plafonnier, j’attrape deux coussins plats et je m’allonge au sol en les posant sous ma tête. Par terre, malgré la moquette en faux gazon, c’est dur comme du béton. En plus, il fait une de ces chaleurs. Sans me relever, j’ôte chemise et blue-jean et je me rallonge sur le dos.
Et voilà ! Je traverse les États-Unis de part en part, des milliers de kilomètres de chaleur, de poussière, de mauvaises nuits, sans parler des mauvaises rencontres, je me donne un mal de chien, je prends des risques… et tout ça pour être accueilli par un adolescent laconique, qui me dit que mademoiselle est sortie, que je n’ai qu’à dormir par terre, sous la véranda, et que je n’avais qu’à ne pas être en retard. Mademoiselle est sortie ! Mademoiselle ne pouvait pas attendre davantage ! Mademoiselle ne supporte pas les gens en retard ! Alors Mademoiselle se venge et plutôt que d’attendre une heure ou deux, gentiment, dans sa chambre, ou en jouant au Scrabble avec son frère, elle sort ! Et pour quoi faire ? Surement pour aller piapiater avec sa meilleure amie sur la mauvaise éducation des garçons.
Allongé sur le dos, crispé, respiration haletante, les yeux au plafond, je me laisse aller à une colère silencieuse, une sorte de crise de jalousie puérile. Mentalement, je serre les poings, je trépigne.
Tu parles d’un accueil ! Quand je pense que tout à l’heure, pendant que je marchais sur Exeter vers sa maison, j’imaginais notre toute prochaine rencontre ! La façade de sa maison luirait sous la lune. Il n’y aurait pas une seule lumière mais, dans ma tête, la musique d’Autant en emporte de vent. Deux coups au heurtoir. Tout de suite, au-dessus de la porte, la lumière s’allumerait et, tout de suite : « C’est toi ? ». Elle ouvrirait en grand sans attendre la réponse. Elle serait devant moi, en chemise de nuit, toute frêle, timide. Je resterais devant elle, figé, presque tremblant. Alors, exactement comme elle l’avait fait quelques mois auparavant Place de Fürstenberg, elle prendrait ma main et m’entraînerait jusque dans sa chambre…
Mais ça ne va pas se passer comme ça ! Elle va voir, quand elle rentrera tout à l’heure ! Elle va voir ! Je vais lui dire ce que j’en pense de sa façon de me recevoir. Non mais sans blague !
Ou alors… Ou alors, c’est peut-être qu’elle ne veut plus me voir et qu’elle me le fait comprendre par les instructions qu’elle a données à son frère. Peut-être qu’elle ne m’aime plus… C’est ça, c’est sûrement ça. Elle ne m’aime plus. Elle ne m’aime plus et elle n’a pas osé me l’écrire. Elle devait penser que je ne viendrais jamais la voir. Et puis, j’étais tellement insistant, tellement amoureux dans mes lettres, sans doute même au-delà de ce que je ressentais vraiment, qu’elle n’a pas eu le courage de me dire la vérité, de me dissuader de venir. Et maintenant, je suis là. Et elle ne veut pas me voir. Et elle espère sans doute que je vais comprendre, comprendre et m’en aller, sans faire d’histoire, sans même la rencontrer. Eh bien non, pas question. Il va falloir qu’elle s’explique, la petite garce !
Et je repars en boucle dans ma rumination des épreuves que j’ai dû traverser pour finalement me retrouver là, en chaussettes et caleçon, snobé par une fille qui m’a raconté des histoires pendant des mois d’échanges de lettres.
Je ne sais pas à quel moment de quelle boucle j’en étais quand je me suis endormi. C’est le bruit de la clé dans la serrure qui m’a réveillé. Le temps que je réalise où je suis, que je me lève, que je fasse deux pas vers l’entrée de la maison et que je trouve l’interrupteur, Patricia est déjà à mi escalier.
— Patricia, je suis là !
C’est l’heure, c’est le moment où elle doit descendre les quatre marches qu’elle vient de gravir et, submergée par l’émotion, se jeter dans mes bras. Mais :
— Ah ! Philippe ! Tu es déjà là ? Je pensais que tu n’arriverais jamais. Tu n’as pas eu d’ennuis, j’espère ?
Mon cœur cogne tellement fort que je ne m’aperçois même pas de la froideur de son accueil. Les bras ballants, je la regarde intensément. Tenant la rampe d’une main, ses ballerines de l’autre, tournée vers moi, elle insiste :
— Tu as eu des ennuis sur la route ? Tu vas bien ?
Elle est encore plus jolie que dans mon souvenir. Elle a pris des formes, de la maturité, mais son visage, son regard sont toujours aussi doux. Debbie Reynolds regardant Gene Kelly dans Chantons sous la pluie. Sa voix…
La gorge nouée, je suis incapable de prononcer un mot. Alors je monte trois marches et je la saisis par la taille. Nos deux visages sont à la même hauteur. Je l’embrasse.
— Patricia… Ça fait si longtemps…
Je la serre plus fort contre moi. Je l’embrasse.
— Ta chambre… emmène-moi dans ta chambre…
— Impossible… Walter…
— S’il te plaît !
— Impossible !
— Alors, viens…
J’ai resserré mes bras autour de sa taille, je l’ai soulevée, je l’ai déposée au bas de l’escalier. Mais quand je lui ai pris la main pour l’entraîner vers la véranda, elle a dit non. Elle a dit non, qu’il était tard, qu’elle était fatiguée, qu’elle devait se lever de bonne heure demain matin, qu’on allait réveiller son frère et que la véranda… que non, vraiment, la véranda, ce n’était pas possible. J’ai insisté un peu, mais elle m’a regardé avec ce sourire si doux, un peu triste, mais aussi un peu prometteur. Alors, j’ai lâché sa main. Elle s’est dressée sur la pointe des pieds pour déposer sur mon font un baiser aérien et je l’ai regardée grimper l’escalier, légère, et disparaître vers sa chambre. Debbie Reynolds sortant de scène…
C’est là que j’aurais dû comprendre.
A SUIVRE
Bravo pour la référence à Jacques Perret !
Ben oui! Les retours ne sont pas toujours aussi simples que celui d’un caporal épinglé.