Gisèle ! (6)

(…) L’homme saute à terre, verrouille la portière du camion, passe son sac en bandoulière et dans un grand mouvement d’épaule, il le fait valser dans son dos et commence à s’éloigner. En quatre pas précipités, Bernard l’a rejoint :
— Mais qu’est-ce qu’on peut faire ? Qu’est-ce qu’on va faire ?
Le routier s’arrête et fait face à Bernard.
— Vous, je sais pas ; moi, je vais à la station ; il doit faire chaud là-bas, il y a un bar, il y a de quoi manger. Y a même des douches !
— Ben, et moi ? Vous n’allez pas me laisser là…

Bernard se sent comme un enfant, perdu. Il sait bien qu’il est ridicule, qu’il ne devrait pas se comporter comme ça, mais il n’a jamais vécu de situation de ce genre. Dans sa vie, tout a toujours été réglé, attendu. Sur la route, il n’a jamais eu le moindre pépin, pas une seule panne, même d’essence, pas un contrôle de vitesse, rien. Ah si ! Il se souvient maintenant : le pneu crevé à la sortie de Grenoble. C’était il y a longtemps ; il était presque minuit ; ils sortaient d’un diner chez les Vidal, des cousins de Gisèle. C’était la première fois qu’il crevait un pneu. Il avait fallu tout sortir, le manuel, le cric, la roue de secours, découvrir comment on change une roue ; et tout ça dans la nuit, le froid et la bruine, avec tous ces camions qui passaient à toute allure en secouant la voiture tellement ils la frôlaient ; c’était Gisèle qui lisait le manuel et qui lui criait les instructions depuis l’intérieur de la Mégane… un sale moment…

Il répète, mi inquiet, mi scandalisé :
« Vous n’allez pas me laisser là, quand même !
— Vous commencez à m’emmerder, vous savez ? Alors écoutez-moi bien, parce qu’après, je me barre. Voilà : vous avez le choix, ou bien vous allez vous mettre au chaud dans votre voiture, et dans quelques heures, vous crevez de froid ou vous mourez asphyxié, ou bien vous fermez votre bagnole et vous venez avec moi jusqu’à la station. Alors ? Ce sera quoi ? »
Bernard a bien entendu : le type lui a dit « avec moi ». Et même plus, il a dit : « venez avec moi ». C’est comme s’il lui avait offert sa protection. Soulagé, éperdu de reconnaissance, Bernard se met à bredouiller :
« D’accord, d’accord ! Je vais à la station avec vous. Ce serait idiot d’attendre ici tout seul, hein ? Je vais chercher mes affaires et je vais à la station avec vous. Attendez-moi surtout ! Je vais chercher mes affaires et on va à la station tous les deux ! Attendez-moi ! Ne partez pas, j’en ai pour une seconde ! Je vais…
— Bon ! Ça va, ça va ! Vous y allez, oui ou non ? Ça fait une plombe que vous me dites que vous allez chercher vos affaires ! Alors allez-y, nom de Dieu ! On va pas passer la nuit ici à tailler une bavette !
— Oh oui, pardon ! j’y vais, j’y vais tout de suite ! Vous m’attendez, hein ? Vous m’attendez ? »

Bernard est parti en courant vers sa voiture. Mais avec cette neige et ses chaussures de ville, ça ne manque pas : quand il veut se retourner pour vérifier que le routier l’attend toujours, il glisse et tombe rudement sur le côté. Il se relève aussitôt et crie vers le chauffeur qui n’a pas fait un geste pour venir vers lui : « Non, non ! Ça va, ça va, je vous assure, tout va bien ! J’arrive dans deux minutes ! Attendez-moi, hein ? » La couche de neige n’est pas bien épaisse et, en dessous, le dur bitume n’est pas loin. Pourtant, Bernard n’a mal nulle part. C’est le choc qui l’a anesthésié, mais pour quelques secondes seulement. Au deuxième pas vers sa voiture, il commence à sentir une sorte de gêne monter dans son coude droit. Il s’arrête pour le masser un peu. C’est alors qu’il ressent dans son épaule droite une vive douleur, qui s’évanouit aussitôt. Il la fait bouger un peu pour l’assouplir et la douleur revient, comme un coup de poignard dans l’articulation. Il serre son bras contre son corps et la douleur disparaît. Il dit tout haut : « Merde alors ! Je me suis fait vraiment mal !  Pourvu que… » mais il n’arrive pas à imaginer ce qu’il a pu se faire. De toute façon, il n’a pas le temps, il y a l’autre, là, qui l’attend près de son camion. Il ne faudrait pas qu’il parte sans lui. Alors, à pas prudents, Bernard repart vers sa voiture.

La Peugeot est recouverte de cinq centimètres de neige au moins, à l’exception du pare-brise sur lequel les essuie-glace s’évertuent en grognant à maintenir le dessin de deux éventails. Il entreprend d’ouvrir la portière de sa main droite et tout de suite la douleur se rappelle à lui. Il se penche dans la voiture pour attraper son téléphone — douleur — il s’extrait de l’habitacle avec prudence, claque la portière avant, ouvre la portière arrière — douleur — attrape d’une main son manteau — douleur — enfile le bras valide dans une manche, puis l’autre bras — douleur, douleur — claque la portière arrière en la poussant avec la hanche, va au coffre, l’ouvre, en sort sa valise à roulette de la main gauche et referme le coffre en le claquant dans un grand mouvement du bras droit. Aïe ! Il avait oublié — douleur, douleur, douleur !

…la vache ! qu’est-ce que ça fait mal ! j’ai vraiment dû me casser quelque chose… merde, les clés ! j’ai oublié les clés à l’intérieur !…

A SUIVRE

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