Archives de catégorie : Récit

Go West ! (99)

(…) Moi, je savais bien que si je m’embarquai dans ce voyage avec Bette, je n’aurais jamais le courage d’abandonner au bout de quelques jours la vie de luxe qu’elle m’offrait. Je resterais jusqu’au bout, jusqu’à mon départ pour Paris. Est-ce que je pouvais faire ça à Patricia ? Est-ce que je pouvais la décevoir à ce point alors qu’elle m’attendait dès ce soir chez elle à Bethesda ?
Comme je continuais à peser et soupeser en regardant dehors, Ms Sherman-Vance se souleva légèrement pour changer de position. Elle s’assit de biais, croisa les jambes, et dit :— Et si je vous demandais de dormir avec Alice ?

Dormir avec Alice…
Je roulais les mots dans ma tête. Pourtant, ils étaient clairs et, dans ce pays, sans ambiguïté possible, mais Ms Sherman-Vance les avait prononcés d’un ton si léger, si mondain que je n’étais pas sûr d’avoir compris leur sens. Dans sa bouche, la question semblait anodine, comme de pure politesse, comme si la réponse qu’elle attendait de moi lui était indifférente. C’est sur ce ton, qu’elle aurait pu me dire :  « Accepteriez-vous d’être le cavalier d’Alice au prochain bal des débutantes de Boston ? » ou plus banal encore : « Et si je vous proposais une partie de tennis ? » Je me tournai vers elle. Son visage était impassible, son sourire poli, à peine esquissé, mais son regard contredisait son attitude. Il était profond, insistant, presque angoissé, comme si elle désespérait de me faire comprendre ce qu’elle souhaitait vraiment. Mais pour moi, il n’y avait plus de doute. J’avais compris. D’ailleurs, elle ne tarda pas à ajouter : Continuer la lecture de Go West ! (99)

Go West ! (98)

— (…) Je me fais beaucoup de souci pour Alice, vous savez… Mon idée de voyage, ça ne marche pas. Vous avez vu comment elle se comporte ? Triste, figée, butée… elle ne me parle pratiquement pas et quand elle le fait… enfin… vous avez vu ! Le soir quand nous arrivons dans notre chambre d’hôtel, elle se précipite et s’enferme dans la salle de bain. Elle prend un bain pendant une heure et quand elle en sort, elle se couche tout de suite, sans un mot. Quand je sors de la salle de bain à mon tour, elle dort… ou elle fait semblant. Le matin, je me réveille, assez tard — je ne peux pas dormir sans somnifères — elle a déjà quitté la chambre. Quand je la retrouve dans le lobby, elle a déjà pris son petit déjeuner. Je sens bien que je l’agace, qu’elle m’évite autant qu’elle le peut… Ce voyage était une erreur. Parfois, j’ai envie de tout arrêter, de rentrer à New York et d’envoyer Alice en Suisse. On m’a parlé d’une sorte de sanatorium dans la montagne… Je suis très malheureuse, Philippe. Qu’est-ce que vous pensez de tout ça ? Je ne sais plus quoi faire…

J’essayai d’être rassurant, de lui dire qu’Alice irait surement bientôt mieux, qu’il lui fallait peut-être plus de temps pour accepter la séparation de ses parents, que moi-même, j’avais…
— Vous êtes gentil, Philippe, mais vous n’y êtes pas du tout. Ce n’est pas ça qui a mis Alice dans cet état. C’est ce groupe de filles du lycée, des petites garces à la mode qui ont pris Alice en grippe depuis des années… parce qu’elle n’a pas encore de formes, parce qu’elle s’habille mal, parce qu’elle ne se maquille pas, parce qu’elle est bonne élève. Alors, elle se trouvait laide, sans intérêt, jusqu’à ce que l’année dernière, un garçon la remarque. Elle est devenue sa girlfriend officielle, comme ça se fait partout ici dans les lycées, et les petites garces lui ont fichu la paix. Ce qui ne se fait pas, du moins à son âge, c’est de « dormir avec » son boyfriend. Vous connaissez l’expression, bien sûr ? Mais c’est ce qu’elle a fait. Une semaine plus tard, non seulement le fils de … — pardonnez-moi, je ne sais plus ce que je dis — le garçon l’a laissée tomber, mais en plus, il est allé raconter son exploit à ses copains. Les quolibets ont repris de plus belle… les insultes aussi… jusqu’à ce qu’Alice avale trois tubes d’aspirine avec une demi bouteille de Bourbon. Alors, vous pensez Continuer la lecture de Go West ! (98)

Go West ! (97)

(…) Vance n’a pas d’enfant, il n’a jamais été marié. Vance est un homme merveilleux. Vance est bon, doux, original ; il la fait rire, il lui offre des fleurs sans raison, il l’emmène au cinéma et dans ses voyages d’affaires, il lui raconte les livres qu’elle n’a pas lus. Avec Troy, Vance est naturel, calme, rassurant, il est une sorte d’oncle et Troy aime ça. Tout de suite, Bette tombe amoureuse de Vance et, le 1er juin 1933, Vance demande à Bette si elle veut bien être sa femme. Elle veut bien.

Ils se sont mariés la semaine suivante à La Havane, une ville merveilleuse dit-elle, du moins à cette époque, celle d’avant les insupportables barbus. Et puis Estelle est née. Bette avait près de quarante ans, mais ça s’est bien passé, grâce à un médecin épatant de D.C., celui-là même qui soigne la famille Roosevelt. Vance était fou d’Estelle, il l’emmenait toujours et partout avec eux, au théâtre, au restaurant, dans les musées, en voyage, partout ! Mais là où il ne l’a pas emmenée, ni elle, ni Bette, c’est à Mexico pour l’inauguration du nouvel Hôtel des Postes qu’il avait construit pour le gouvernement mexicain. C’est là qu’il avait rencontré Consuelo, 27 ans. La jeune Mexicaine — entre nous une sacrée garce, avait dit Bette — lui avait retourné les sens. Huit mois plus tard, Bette obtenait le divorce, la garde complète d’Estelle et la moitié de la fortune de Vance.

A 54 ans, Ms Sherman-Vance se retrouvait libre, Continuer la lecture de Go West ! (97)

Go West ! (96)

(…) Pour autant qu’elle m’ait dit la vérité, sa vie avait été peu banale, souvent drôle, dramatique en quelques occasions, toujours brillante. Elle pratiquait avec aisance l’humour et l’autodérision pour raconter les périodes les plus heureuses de sa vie et passait à l’understatement britannique quand elle abordait une période moins rose.

Bette était arrivée à Paris au milieu de l’année 1920. Elle était née à Boston, elle avait vingt et un ans venait de se marier avec George Smythe. Elle l’avait fait contre l’avis de toute sa famille qui l’avait pour ainsi dire bannie. George était beau comme un dieu grec, il avait vingt-cinq ans, il était sans fortune et il voulait écrire. Il avait entrainé la jeune mariée à Paris où ils s’étaient installés parce que la ville était à l’époque le centre artistique du monde. Pour George, c’était le seul endroit où vivre pour un jeune écrivain américain en puissance.
D’ailleurs, il avait tout de suite trouvé le titre de son roman : The Winter of our Discountent. Cette trouvaille avait impressionné Bette. The Winter of our Discountent… ça sonnait bien, ça avait de la tenue, de l’ampleur et même une certaine majesté. Ça présageait bien d’une œuvre magistrale à venir.
Ils habitaient rue de la Clef, sortaient tous les soirs, fréquentaient le Dingo Bar, la Closerie et le Bœuf sur le Toit ; ils prenaient régulièrement des verres chez Gertrude Stein ; ils connaissaient tout un tas de peintres, d’écrivains et de musiciens, tous prometteurs. Bette était éblouie par le tourbillon dans lequel George l’entrainait. Totalement candide Continuer la lecture de Go West ! (96)

Le stockfisch et la méduse

Couleur café 

diffusé pour la première fois le 8 juillet 2014

Le Soufflot, rue Soufflot

 Cet après-midi, je me suis installé tranquillement avec ma canne anglaise et mon iPad à la terrasse du café Soufflot. Il faisait doux et j’avais soigneusement choisi une table à l’extérieur, avec banquette en vannerie perpendiculaire au trottoir. De cette manière, je faisais face au bas de la rue, avec en horizon la cime des arbres du Luxembourg. J’ai commandé mon demi pression à un garçon pour une fois aimable, qui m’a servi dans les deux minutes une bière très comme il faut.

J’ai sorti mon iPad, je l’ai ouvert et je l’ai connecté à Internet par le biais du réseau wifi du bistrot. Ça a marché tout de suite.

Tout allait donc bien, très bien même. J’étais en paix avec le quartier pour ne pas dire avec l’Univers, dans des dispositions d’esprit parfaites pour travailler mon texte sur cette gentille petite scène dont j’avais été le témoin il y a quelques mois dans un autre bistrot, celui du haut de la rue Gay-Lussac, et à laquelle j’avais donné comme titre provisoire: « Le bon, la brute et les enfants ».

J’ai entrepris de relire l’ébauche que j’avais écrite le jour même de la scène.

Et puis, c’est arrivé. J’ai commencé à percevoir la voix Continuer la lecture de Le stockfisch et la méduse

Pisistrate

Il y a toujours à apprendre des Grecs, surtout des antiques.
Prenez Pisistrate par exemple. Athénien de bonne famille, il vécut de 600 à 527 avant J-C.
Maitre dans l’art d’exciter les passions populaires, il parvint à la Tyrannie en l’an 561 de la manière suivante : blessé accidentellement par son barbier, il se présente devant la foule le visage ensanglanté en prétendant qu’on vient de tenter de l’assassiner.
On le croit, il est pris en pitié et se voit accorder le droit de se faire accompagner partout d’une garde constituée de porte-matraques pour le protéger.
C’est avec cette garde qu’il s’empare de l’Acropole et se fait nommer tyran. Il le restera jusqu’à sa mort à l’âge de 73 ans. Continuer la lecture de Pisistrate

Journal de prisonnier, dernière édition

C’est le programme minimum de l’été.

Alors, on rediffuse : 

3 aout (1940)

Je me fous de tout. Je n’ai plus de courage. De plus en plus impatient, j’attends ma mère avec les papiers nécessaires pour ma sortie du camp.
Nous devenons un peu fous. Nous interprétons tout de travers. Mes nerfs sont tendus comme une corde prête à se rompre.
J’écoute le haut-parleur qui m’appelera peut-être tout à l’heure…
Deux femmes venues d’Andilly en vélo ont accepté d’aller pour nous à Paris. Elles prendront le train, se chargeront de nos courses. Prunet, Mas, Dumousseau, Poirier et moi nous leur confions nos espoirs. Petites lettres…Elles reviendront apporter leur réponse ici dans deux ou trois jours.
Ce soir, les Ponts et Chaussées partent à leur tour, avec des faux papiers fournis par Continuer la lecture de Journal de prisonnier, dernière édition

Allumer le feu

C’est le programme minimum de l’été.

Alors, on rediffuse :

Il serait peut-être exagéré de vous dire que je suis un pur esprit, mais ce qui est certain, c’est que je ne suis pas un manuel. En général, mes confrontations avec la matière ne se terminent pas à mon avantage et laissent un désordre souvent remarquable dans l’espace environnant. Encore heureux quand il n’y a pas de blessé.
Il serait certainement inexact de vous dire que je méprise l’exécution des tâches matérielles, mais j’avoue que je les évite, et quand je suis contraint d’en accomplir une, je n’y prête pas vraiment attention, je l’oublie instantanément et serais bien incapable de vous la raconter.
Pourtant, puisque c’est votre question, il en est une que je pourrais vous décrire assez précisément pour l’avoir accomplie un nombre considérable de fois. C’est celle qui consiste à allumer un feu.
Avant de me lancer dans cette vaste fresque, j’ai hésité entre deux modèles : le premier était celui de la courte nouvelle de Jack London, « Construire un Feu« , qui, dans un style à la fois sobre, humoristique et tragique, expose la nécessité vitale pour le héros d’arriver à allumer un feu. Le deuxième était « L’oncle Podger accroche un tableau« , chapitre délirant du roman d’humour britannique et désuet de Jerome K.Jerome « Trois hommes dans un bateau (sans parler du chien)« .
Si vous avez lus ces deux courts chefs d’œuvre, vous pourrez juger par vous-même de quel côté je suis tombé. Si vous ne les avez pas lus, tant pis pour vous.

*

Quand nous arrivons de Paris dans notre maison de campagne, quand nous avons Continuer la lecture de Allumer le feu

Les neiges d’antan

C’est le programme minimum de l’été.

Alors, on rediffuse : 

Ce texte a été écrit et publié en octobre 2016. Neuf années plus tard, quand chaque matin, le vent d’ouest et le vent d’est nous apportent leur lot de nouvelles ulcérantes, il est bon de se rappeler les plaisirs minuscules et les soucis ridicules d’autrefois.

Chronique des années 10 

3 – Sainte Geneviève 

-7:30 réveil.
Petit déjeuner habituel : café allongé sans sucre, trois ou quatre tartines sans gluten avec une légère couche de Saint Hubert sans cholestérol. Quelques compléments alimentaires pour le soyeux du poil. Les dernières nouvelles sur BFM : Alep est encore plus détruite qu’hier et Mossoul bien moins que demain. On va organiser un referendum auprès des zadistes pour savoir s’ils approuvent le referendum qui vient d’approuver le projet de Notre Dame des Landes. Il sera toujours temps ensuite de vérifier si cette consultation était bien constitutionnelle. On apprend que notre président a tout avoué, sans anaphore ni vergogne, tout simplement. Bonne nouvelle : quatre cents emplois Alstom ont été sauvés à Belfort pour les deux années qui viennent, à un million le bout. C’est l’Etat stratège qui a trouvé l’idée. Celui-là même qui n’avait rien vu venir a décidé de passer commande pour une trentaine de locomotives capables de rouler à plus de 300 km/ heure pour les faire circuler sur des voies inter-cités, où, techniquement elle ne pourront pas dépasser le 200km/heure et où, de toute façon, compte tenu des faibles distances entre arrêts, rouler plus vite n’aurait aucun intérêt. Il sera toujours temps de voir si cette commande sans appel d’offre était Continuer la lecture de Les neiges d’antan

La cerise sur le gâteau

par MarieClaire (Ce texte a été diffusé pour la première fois le 21/11/2017)

Le réveil sonne. Pas une vraie sonnerie, plutôt un genre de klaxon. Elle déteste ce bruit et sursaute. Il est sept heures trente, il serait temps de se lever, mais avant, elle s’étale encore une fois dans le grand lit tiède où elle est seule : Louis est parti la veille à Toulouse. Il se donne des airs importants quand sa boîte l’envoie en province. Lui et son fidèle attaché-case, cette idée la fait bien rire.

Ce matin, elle ne ressent pas l’élan qui devrait la mettre à bas du lit. Elle est seule, si tranquille. Penser à ce qui l’attend : la foule du métro, les heures au bureau, enfermée avec un travail sans intérêt, les collègues agaçants… Elle les voit déjà : Monsieur Poinseau son chef pointilleux, Simon qui a toujours perdu quelque chose et la dérange constamment, Suzanne et son sourire pincé. Il y a aussi Alma qui se prend pour une star et qui ne s’appelle sûrement pas Alma, plutôt Janine ou quelque chose comme ça…

Non, pas ce matin, elle ne pourra pas les affronter. Impossible de se lever. Ce serait si bon Continuer la lecture de La cerise sur le gâteau