Archives de catégorie : Récit

Conversation Sélecte

Cette chronique a été écrite il y aura bientôt 10 ans. C’est pour cela que certaines considérations pourront vous paraitre datées, en particulier celles qui portent sur la circulation et la sécurité des piétons. C’est pourquoi je me suis permis d’ajouter quelques notes de bas de page explicatives. 

Couleur café 15
Le Sélect,Boulevard du Montparnasse

Le Sélect est un bel endroit mais il a peu d’histoire. Sur ce plan, il ne peut pas lutter avec La Coupole (mais la Coupole n’est plus la Coupole) ou Le Dôme (sans charme, mais gastronomique). Le Sélect est un tout petit peu mieux placé que La Palette qui, certes, a eu l’honneur de l’une de mes rubriques (« Les hommes de la Palette« ) mais qui aujourd’hui a disparu. La Closerie des Lilas demeure à l’écart de ce concours, tant sur le plan historique que géographique.

Le Sélect se trouve à l’angle du Boulevard du Montparnasse et de la rue Vavin. Contrairement à ses voisins, il n’a jamais vraiment cherché par le passé à être un restaurant ou même une simple brasserie. Non, jusqu’à il y a peu, c’était Continuer la lecture de Conversation Sélecte

Go West ! (51)

(…).  Là, je suis à l’aise. Je n’ai pas besoin de raconter des histoires. En fait, je ne sais plus si je vous l’ai déjà dit, je suis élève en prépa en attendant de passer les concours des écoles d’ingénieur. Par expérience, je sais que les Américains — ils ne sont pas les seuls — ne comprennent rien à notre système de Grandes Écoles. Alors je lui explique que je suis en deuxième année d’université à Paris pour devenir ingénieur.

« Ingénieur en quoi ? me demande-t-il, l’air subitement intéressé.
Comme je ne peux pas lui dire que je n’en ai aucune idée et que j’entrerai dans l’École qui voudra bien m’accepter, je choisis la discipline la plus éloignée possible de la sienne : Génie Civil. Ça devrait m’éviter d’avoir à tenir des conversations sur le courant triphasé ou le fonctionnement d’un moteur à courant continu.
« Ah ! C’est dommage ! Tu aurais pu m’aider… »
L’aider ? Ça, ça m’intéresse. Je me verrais bien passer quelques jours ici, bien à l’abri, planqué au milieu de nulle part.
« Ah bon ? Et comment ? Dis toujours. On ne sait jamais »

Alors Tom commence Continuer la lecture de Go West ! (51)

Demain 9 octobre

A la suite de l’assassinat de l’héritier du trône austro-hongrois le 28 juin 1914 à Sarajevo, l’Autriche-Hongrie lance à la Serbie un ultimatum inspiré par l’Allemagne. Il est rédigé de telle sorte qu’il soit impossible à la Serbie de le respecter. L’imbrication des alliances est alors telle que, de façon quasi automatique, la catastrophe se met en place. La Russie déclare la mobilisation contre l’Autriche-Hongrie puis contre l’Allemagne. Le 1er août, l’Allemagne déclare la guerre à la Russie. Le même jour, la France décrète la mobilisation générale. Le lendemain, l’Allemagne envahit le Luxembourg puis la Belgique…le spectacle commence ! Ce qui devait n’être qu’une punition de la Serbie par l’Autriche-Hongrie se transforme en quelques jours en guerre mondiale, la première guerre mondiale.
Le 5 août 1914, le caporal Coutheillas (Marcelin, mais il signe Marcel) est convoqué à Dreux pour rejoindre le 29ème Régiment Territorial. A partir de ce moment, il tient son journal qu’il envoie régulièrement à sa femme Madeleine, restée à ParisIl a 36 ans. Ses deux enfants jumeaux, Antoinette et Daniel, vont avoir 8 ans.
Son fils a retranscrit sur sa machine à écrire IBM à boule le manuscrit qu’il lui avait donné, et moi, son petit-fils qu’il n’a pas connu, j’ai à mon tour repris son journal.
Tenu sur un cahier de 11cm par 17cm, le journal de Marcelin Coutheillas comporte 133 jours, cinquante et une pages et pas une faute d’orthographe.
Lorsque j’ai tapé ce texte intégralement, il a occupé 15 pages dactylographiées. Pour cette présentation, j’ai résumé certains jours en quelques lignes (caractères italiques) et reproduit intégralement certains autres (caractères droits). Dans ce cas, je n’ai apporté aucune autre modification que de rares liaisons entre phrases.
Demain, ça fera exactement 110 ans que Marcelin Coutheillas écrivait ces lignes. 
Marcelin

9 Octobre              Il gèle fort. Dans la nuit, nous entendons une forte fusillade vers Monchy. C’est le 26ème et le 29ème Territorial qui reprennent Monchy, pris par les Allemands pendant la même nuit.

A 9 heures et demi, j’accompagne le fourrier jusque dans Berles. A ce moment, les obus Continuer la lecture de Demain 9 octobre

Go West ! (50)

(…) Un bref instant, j’ai été tenté d’ouvrir les vannes, de lui dire la vérité : « Voilà, je suis un étudiant français en voyage aux USA et j’ai des problèmes avec la police. Hier soir… »  Ce serait tellement moins fatiguant. Alors : « Voilà, Tom. Je suis un étudiant français en voyage aux USA… Tout allait bien jusqu’à hier soir à Santa Monica, et puis… » Et puis, non. Je n’allais pas lui dire ça. C’était trop dangereux. Je ne le connaissais pas, Tom. Il pourrait ne pas vouloir être mêlé à quoi que ce soit et me planter là, dans ce diner. Il pourrait même appeler la police. Je ne sais pas pourquoi il ferait ça, mais il pourrait. Je ne pouvais pas risquer ça. Et puis, j’avais encore besoin de lui. J’avais pressenti qu’il pourrait bien m’inviter à dormir chez lui. Ce serait toujours ça de gagné. Parce que je n’avais toujours que vingt dollars en poche, moi, et un sacré parcours à faire ! Je le savais parce que tout à l’heure, dans sa voiture, j’avais déplié une carte de la côte Ouest. Dans un coin, il y avait un tableau des distances : Bakersfield-Seattle : 1059 miles ! Seattle- Vancouver : 155 miles ! 1200 miles au total, près de 2000 kilomètres en tout. Ce n’est pas le moment de me faire lâcher dans ce diner perdu.

Donc, je vais mentir à Tom, comme j’avais menti à Cal pendant notre déjeuner à Electra. Je lui en dirai le moins possible, je collerai le plus possible à la vérité. New-York, Flagstaff, les amis, la Hudson 51, jusqu’au contrôle de Clemmons à Pacific Palisades, ce ne sera pas difficile.  Après, il faudra commencer vraiment à mentir, expliquer pourquoi j’étais désormais seul et sans argent et pourquoi j’étais en train de filer vers le Nord.

En fait, c’est venu tout seul. Je me suis même admiré de pouvoir dessiner en quelques secondes une histoire bien plausible qui aura en plus l’avantage de m’attirer la sympathie de l’auditoire. Grosse modo, mon histoire sera la suivante :
« Hier soir… » Je n’arrivais pas à croire que tout ça datait de moins de vingt-quatre heures ! « Hier soir, lors d’un contrôle routier à Santa Monica, un flic a subtilisé mon dernier billet de cent dollars que je gardais dans mon permis de conduire. Ah, le salaud ! Je ne m’en suis Continuer la lecture de Go West ! (50)

Go West ! (49)

(…) Du moment que ça m’éloigne de L.A., tout me va. Il n’y a pas de banquette arrière. Je jette mon sac sur le plateau et je grimpe à bord. Du côté gauche, calé contre la cabine, il y a un gigantesque réfrigérateur aux formes arrondies ; à côté du réfrigérateur, une grand fauteuil-club usé avec dedans un mexicain endormi. Le reste du plateau est encombré de chaises empilées, de tables renversées, de valises de cartons et de caisses. On est dimanche : ces gars-là doivent être des cambrioleurs ; ou alors, ils déménagent un copain. Ça redémarre brusquement. Je chancelle et m’affale sur le fauteuil-club.  Le dormeur se réveille, me regarde sans surprise et se rendort aussitôt. Je m’assieds sur une valise. Un quart d’heure plus tard, le pick-up me dépose une centaine de mètres avant la sortie pour Santa Clarita.

Il est 4 heures de l’après-midi. Hier soir, Marylin Monroe est morte à Brentwood, chez elle, et moi je suis à une centaine de miles de là, dans un diner au bord de l’US 5, un peu au sud de Bakersfield. En face de moi, il y a Tom, Tom Dooley.

Il ne s’est pas passé beaucoup de temps entre le moment où je suis descendu du pick-up des Mexicains déménageurs et celui où la voiture de Tom s’est arrêtée à ma hauteur. Vingt minutes, une demi-heure, pas davantage… Mais quand je me suis retrouvé en pleine chaleur, tout seul sur le bord de la route, à me faire secouer par les bourrasques de poussière soulevées par les camions hurlants qui me frôlaient, ça m’a laissé tout le temps pour repenser à ma situation. Elle n’était pas brillante : sans argent et probablement recherché par le LAPD, le FBI ou la CIA, ou par les trois à la fois, je risquais la prison ou pire. Pour moi, il ne suffisait plus de me débarrasser du Continuer la lecture de Go West ! (49)

Go West ! (48 bis)

FIN DE L’ENTR’ACTE

C’est au nord de Los Angeles que, le 5 juin dernier, nous avons laissé notre jeune héros au bord de l’US 5. Pour nous, c’était le 5 juin 2024, mais pour lui, c’était 22.585 jours plus tôt, le 5 août 1962. Entre son arrivée aux États Unis et le moment où nous le retrouvons, il s’est écoulé tout un mois, ou seulement un mois, comme vous voudrez, au cours duquel il a vécu quelques aventures anodines, quelques péripéties sans réelle gravité, jusqu’à cette nuit fatidique du 4 aout dans ce quartier chic de L.A., Brentwood. Si vous souhaitez revivre tout ce qui lui est arrivé, vous pouvez revenir sur les 48 épisodes qui ont précédé cette reprise de la publication de Go West ! Mais si vous ne souhaitez pas subir à nouveau cette épreuve ou que vous vous souvenez très bien de ce qui s’est passé, à partir du 1er octobre, vous allez pouvoir vivre de nouvelles aventures dont l’auteur, et il n’est probablement pas le seul, espère qu’elles auront une fin.
Pour vous remettre un peu dans le bain, je vous propose quand même de relire la fin de l’épisode 48 sur lequel l’histoire s’était arrêtée. 

(…) Après une aussi longue digression mâtinée d’allers et de retours dans le temps, je réalise que le lecteur est peut-être perdu dans la chronologie. Donc, avant de reprendre le récit, il ne me parait pas inutile de rappeler, sans trop entrer dans les détails cependant, où je l’avais laissé et même un peu avant. Voilà :
Dans la nuit du 4 aout 1962, j’avais été embarqué dans sa voiture par un flic qui me soupçonnait, à tort, de trafic de drogue et de corruption de policier. Appelé par radio, il avait dû se rendre d’urgence sur les lieux d’un suicide. Tandis que j’attendais sagement dans la voiture, j’avais vu l’acteur Peter Lawford cacher quelque chose sous sa Rolls Royce, quelque chose qu’il ne voulait pas remettre au policier. Ce quelque chose, c’était un magnétophone de poche. Pris par un de mes fantasmes habituels, j’avais commis cette folie de Continuer la lecture de Go West ! (48 bis)

À Illiers-Combray

C’est en revenant de vacances que nous nous sommes arrêtés à Illiers-Combray. 

Illiers-Combray — « Illiers » tout court  jusqu’en 1971, année du centenaire de la naissance de Marcel Proust où le conseil municipal vota l’augmentation du nom du village — se situe à quelques kilomètres au sud-ouest de Chartres au bord de l’autoroute Océane et jouit depuis quelques années d’un bel échangeur à son nom, avec péage, parking et tout. 

Depuis longtemps, ou plutôt, depuis le temps où je suis tombé dans la Recherche du Temps Perdu, peut-être une petite quinzaine d’années — je sais, c’est tardif, mais on ne peut pas être précoce en tout — depuis ce temps donc, j’avais le vague désir de m’arrêter un jour à Illiers-Combray, ou même de m’y rendre spécialement en un aller-retour spécifique. Mais ce désir était toujours contrarié par le manque de temps, le manque de volonté, et surtout par cette tendance presque irrésistible que l’homme a — et la femme, oui, oui, et la femme — que l’homme et la femme ont de céder à la procrastination, tendance qui nuit grandement à l’accomplissement de l’individu mais qui offre l’immense avantage de lui conserver l’illusion que rien ne sera jamais fini.
Or, par ce milieu de matinée Continuer la lecture de À Illiers-Combray

A LA RECHERCHE DU PEINTRE INCONNU


par Lorenzo dell’Acqua

Mes expéditions dans les musées se déroulaient toujours de la même manière ; au début, je ne voyais aucune proie intéressante et puis, tout à coup, surgissait de nulle part une silhouette à la tenue chamarrée ou à la coiffure étrange dont j’anticipais l’analogie avec un prochain tableau. Ensuite, ce n’était plus qu’une succession de rencontres merveilleuses qui s’offraient à mes yeux et que seul l’épuisement des batteries de mon appareil photographique, et non le mien, parvenait à interrompre.

Mon enthousiasme avait été tempéré par quelques déceptions comme cette jeune femme dont les boucles blondes allaient se fondre avec celles de la Dentellière de Vermeer. Hélas, elle traversa la salle sans même s’arrêter devant la célèbre peinture. Cette expérience me servit de leçon et je perdis l’habitude de pleurer la photo idéale que je n’avais pas réussi à faire. Le plus souvent, au contraire, je revenais le filet lourd de mes pêches miraculeuses.

Il arrivait parfois que la perspective d’une nouvelle correspondance m’entraînât à l’autre bout de la salle avant d’avoir eu le temps de noter l’auteur de la peinture photographiée, information pourtant indispensable si je parvenais un jour à trouver un éditeur. J’avais alors une solution de rechange en agrandissant le cliché où figurait son nom sur un petit rectangle blanc situé au-dessous du tableau. Quand il était masqué ou flou, il me restait encore la possibilité de retourner au musée pour le retrouver.

Cette négligence comportait un risque : Continuer la lecture de A LA RECHERCHE DU PEINTRE INCONNU

La Kubik

Chronique des années 50

7 -La Kubik

Citroën appelait ça un fourgon, mais nous l’appelions « la camionnette ». Elle était toute grise. On aurait dit qu’elle était faite de plaques de tôle ondulée soudées pour former une sorte de cube sur quatre roues. Sous son nez court et plat, on trouvait le moteur. Une grande glace presque verticale à l’avant pour le pare-brise, des glaces coulissantes pour les deux portières et une toute petite lucarne dans le panneau arrière constituaient les seules surfaces vitrées. Pour moi, l’attraction principale de cette voiture, c’était la porte latérale coulissante. Ménagée sur le flanc droit du fourgon, elle s’ouvrait et se fermait avec fracas et permettait, même aux grandes personnes, d’y entrer debout, comme dans un autocar !

On l’appelait aussi « la Kubik ».

Dans la Kubik, à l’avant, il y avait deux sièges à lanières de caoutchouc, séparés l’un de l’autre par un capot qui, chose extraordinaire, donnait depuis l’intérieur accès au moteur. Le reste du fourgon était totalement vide.

kubikJ’aimais beaucoup cette voiture. Quand elle était arrêtée, je pouvais presque courir à l’intérieur. Quand elle roulait, on pouvait se tenir debout, mais il fallait bien s’accrocher pour ne pas tomber. Quand j’avais droit au siège du passager, je dominais la route et je regardais de haut les autres automobilistes. J’aimais aussi le bruit que faisait cette  voiture. Il était infernal. À celui du moteur, que laissait Continuer la lecture de La Kubik

Une conception de la campagne

Cet article est une rediffusion du Post it n°20, paru une première fois le 14/02/2018, sous le simple titre « La Campagne ». Il en dit beaucoup plus qu’il n’y parait.  

Aujourd’hui, quelques jours après la Toussaint, le Jardin du Luxembourg est à son meilleur. Le soleil est radieux, l’air est purifié par un petit vent irrégulier et les nuages laissent une large place au ciel bleu. Il y a une dizaine de minutes, je me suis assis face au Sud. Les pieds bien posés sur la petite rampe métallique qui court au ras du sol le long de la pelouse en demi-lune, à peine renversé dans mon fauteuil de métal, les avant-bras appuyés sur les accoudoirs, j’ai ouvert le livre que l’on vient de m’offrir : « Les leçons du Vertige ». De temps en temps, je lève les yeux du bouquin et je vois le parterre de fleurs, l’herbe tondue, et plus loin les arbres et, au-dessus de leurs cimes vertes et jaunes, les nuages qui passent sans se presser du haut de la tour Montparnasse au dôme de l’Observatoire. Pas d’autre bruit que celui des conversations tranquilles des promeneurs qui passent derrière moi, des pieds des enfants qui raclent le sol et des ailes des pigeons qui m’effleurent. Le soleil me chauffe amicalement le visage.

Un couple s’est approché. Il s’est dirigé vers les deux fauteuils qui sont demeurés libres à ma droite. L’homme a la cinquantaine. Il est habillé d’un pantalon de flanelle grise, d’une Continuer la lecture de Une conception de la campagne