Go West ! (35)

(…) Et voilà ! Pour la deuxième fois en trois semaines, je suis enfermé à l’arrière d’une voiture de police ! Je ne suis pas menotté, c’est un progrès, mais cette fois-ci, je sais pourquoi je suis là et ça n’a rien pour me rassurer.
Tandis que le policier fait marche arrière pour se dégager, ses phares balaient mes cinq camarades. Éblouis, ils ne peuvent surement pas me voir mais moi, je vois bien leur air inquiet, désemparé. Derrière eux, j’aperçois l’arrière de l’Hudson Hornet et, au-delà, un petit morceau de plage et d’Océan Pacifique. Je ne le sais pas encore mais je ne reverrai plus notre belle voiture à 50 dollars.

Le flic s’appelle Jack Clemmons ; il est sergent ; c’est ce que dit son badge.  Ce crétin croit que j’ai voulu l’acheter avec un billet de 100 dollars glissé dans mes papiers ! Mais c’est complètement fou, ce truc ! Mon billet, il n’était pas glissé dans le permis ! Il était gentiment plié en deux dans un des compartiments de ce foutu portefeuille ! Et il a bien vu que je lui avais donné le portefeuille parce que je n’arrivais pas à le sortir, ce foutu permis rose à trois volets à la con que le monde nous envie, coincé qu’il était dans son foutu triptyque en plastique. Il a bien dû s’en rendre compte, cet abruti, que je lui avais donné pour qu’il puisse le lire sans le sortir du plastique !  Mais non ! Si ça se trouve, il voulait me voler, ce flic ! Il a fouillé mon portefeuille pour le trouver, le billet ! Ou alors, il avait envie de s’amuser, et il a fait semblant de prendre ça pour une tentative de corruption. « Vous avez voulu acheter un officier de police ! » Acheter un officier de police ! Tu parles ! Il s’ennuyait, l’officier de police, c’est tout ! Faut dire qu’à dix heures du soir, contrôler une grosse voiture marron sale immatriculée en Arizona rôdant à quinze miles à l’heure dans Santa Monica avec six types à bord, une vielle Hudson qui hésitait, faisait demi-tour sur Ocean Boulevard, hésitait encore pour s’engager dans un cul de sac menant à l’océan, ça pourrait égayer la morne nuit de patrouille de n’importe quel sergent de police de Los Angeles.

Alors me voilà dans sa voiture, en route vers je ne sais quoi, mon sac sur la banquette et l’angoisse au ventre.  Qu’est-ce qu’ils vont me faire au commissariat ? Vérifier mon identité, bien sûr. Il y a toujours le risque que la plainte de la fille de Colombus soit parvenue jusqu’ici, mais entre le Cove Creek Motor Inn et moi, il y a peut-être deux mille miles et une bonne demi-douzaine de frontières d’états, alors je n’y crois pas beaucoup. Par contre, ce qui est certain, c’est qu’ils vont fouiller mon sac et trouver le P. 38 ! Ça, ça ne va pas arranger mes affaires. Paniqué, je me dis qu’il faudrait que je sorte le Colt et que je le jette dehors, mais je garde assez de lucidité pour réaliser que si le flic me surprend en train de sortir mon revolver, il va encore s’imaginer des tas de choses ! Et ça, ça pourrait devenir vraiment ennuyeux. Finalement, je renonce à cette folie.  Alors, je me rencogne au fond de la banquette et j’attends que le ciel me tombe sur la tête.

Nous roulons depuis moins de deux minutes quand la radio de bord se met à crachoter à nouveau. De la rafale de sons incompréhensibles qui sort du tableau de bord, je ne distingue que quelques mots : « Alamo… suicide… priorité… priorité » Ça doit être important parce que Clemmons répond brièvement quelque chose qui doit vouloir dire « compris » en même temps qu’il déclenche sa sirène et accélère brutalement. Poussant sur mes deux jambes, les bras en croix, je m’appuie très fort contre le dossier de la banquette pour éviter d’être projeté contre la portière quand la voiture vire brutalement sur la gauche. Elle vient de quitter Ocean pour s’engager dans une large avenue qui file vers l’est entre deux murs de petits immeubles, de restaurants et de commerces violemment éclairés. La circulation est devenue plus dense et Clemmons zigzague entre les voitures. Il grille un premier feu rouge, puis un second pour tourner à gauche dans une rue plus étroite. Bundy drive, me dit une plaque de rue. Une fois de plus, j’ai l’impression de vivre un film, un film que j’aurais vu cent fois : la ville interminable, la grosse voiture de police lancée à toute allure dans la douceur de la nuit, la sirène, le gyrophare, les enseignes lumineuses, les feux rouges qui se succèdent, le crissement des pneus, puis les rues plus obscures, les virages serrés, les maisons silencieuses cachées sous les magnolias…

Il ne manque plus qu’une musique de fond, vous dites-vous, sans doute lassés par cette nouvelle série de clichés. Mais, que voulez-vous, par la faute de son cinéma, l’Amérique elle-même est devenue un gigantesque cliché. Les maisons, les avenues, les voitures, les flics, la douceur du climat, la Californie et toute l’Amérique avec elle, sont devenues un seul et immense stéréotype. Alors comment pourrais-je décrire autrement cette course dans la nuit, ce plan-séquence à la Peter Yates, ce rêve éveillé ? Un rêve qui pourrait bien tourner au cauchemar dans les minutes à venir.

Un dernier virage à angle droit et la voiture de police s’engage dans une ruelle encore plus étroite, bordée de maisons modestes. Cinquante mètres plus loin, la voiture s’arrête et la sirène expire. Nous sommes au bout d’une impasse. Dans la lueur du gyrophare qui continue à clignoter, au-delà d’un portail ouvert, il y a deux voitures garées côte à côte dans une allée qui mène à une maison basse. Clemmons sort de sa voiture et se dirige à pas rapides vers le porche. J’ai presque l’impression qu’il m’a oublié. De derrière les voitures, un homme sort de l’ombre et se dirige vers Clemmons. Il est moyennement grand et porte une chemise à manches courtes blanche sur un bermuda vert sombre. Il est nu-pieds dans des chaussures de bateau. On dirait qu’il arrive de la plage et même dans cette demi-obscurité, on voit bien qu’il est bronzé. J’ai l’impression de l’avoir déjà vu quelque part. Clemmons et lui discutent un court instant, puis le policier avance vers la maison suivi de l’homme en bermuda. Mais au moment où il passe entre les voitures, je le vois qui sort sa main de sa poche, se retourne et dépose subrepticement quelque chose sur le sol. Au moment où il le pousse du pied sous la voiture de droite, il regarde autour de lui et je peux bien voir son visage. Je suis sûr que je le connais, ce type, mais d’où ? Puis l’inconnu se retourne et rejoint Clemmons au moment où il entre dans la maison. Les deux hommes disparaissent à mes yeux.

Plus rien ne bouge. La lumière qui provient d’une porte fenêtre éclaire une portion du jardin. L’éclairage est violent, ça doit être la cuisine. Le temps passe et je réfléchis. La plainte aiguë d’une sirène de pompiers naît et meurt dans le lointain laissant la place au silence. Ça doit bien faire dix minutes que Clemmons est entré dans la maison. Je regarde les deux voitures garées devant moi. Deux décapotables. A gauche, un cabriolet, deux places, noir. Je crois bien que c’est une T’bird. A droite, très reconnaissable, une Rolls-Royce, gris clair, énorme, décapotée. Sa plaque de Californie, noir sur fond blanc est bien visible : L-A-W-F-R-D. Aux USA, il est courant que les gens choisissent l’immatriculation de leur voiture en fonction de leur nom, de leur métier ou de leur hobby. Alors je cherche… LAWFRD, LAWFRD… ça doit vouloir dire quelque chose… ça veut surement dire quelque chose… et d’un coup, ça y est, j’ai compris : LAWFRD c’est pour LAWFORD et la Rolls, c’est la voiture du type en bermuda, et ce type, c’est Peter Lawford, le copain de Sinatra, le beau-frère de Kennedy… Incroyable ! Je viens de voir Peter Lawford !

A SUIVRE

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *