Go West ! (38)

Et puis partir au hasard de la bonne volonté des automobilistes, ça m’évitait temporairement d’avoir à choisir entre Seattle et Washington. Je verrais bien dans quelle direction le hasard m’entrainerait.
Comme je m’agitais sur mon matelas de carton pour rassembler mes affaires, je sentis quelque chose de dur dans une poche avant de mon jean. C’était le truc que j’avais ramassé sous la Rolls de Peter Lawford et que depuis, j’avais totalement oublié.

A peine plus long mais un peu plus étroit qu’un paquet de cigarettes, très compact, un peu lourd, avec sa petite fenêtre de plexiglass qui couvrait le logement de la cassette et son cordon tressé noir faisant office de gance, il dépassait à peine de ma main fermée. C’était un dictaphone de poche, en acier brossé gris, simple et élégant, le fruit de la technologie et du design allemands. Je le considérai tout d’abord avec hésitation, méfiance même, et puis je décidai d’écouter ce qu’il pouvait bien y avoir d’enregistré sur sa bande magnétique. Son maniement était simple et tout de suite j’ai entendu la voix. Elle disait :
« Je suis enfermée dans ma chambre. Je veux être seule parce que tout à l’heure je serai morte. Je ne supporte plus cette vie et tout à l’heure je serai morte. Depuis des mois je suis malade et je suis fatiguée. Je n’en peux plus de vivre comme ça.  Mes amis me disent que je bois trop et que je prends trop de médicaments, mais ce soir je n’ai bu qu’un peu de champagne, juste pour me donner du courage et faire cesser mes tremblements. J’ai l’esprit clair et je vais mourir. Joe, Peter, Dino, David, Joan, je vous aime. J’espère que vous me pardonnerez la peine que je vais vous faire. Je veux mourir parce que je ne veux plus passer ma vie à attendre que Jack veuille bien se souvenir de moi. Depuis cette nuit d’il y a deux mois au Madison, je n’ai pas eu une visite, pas un coup de téléphone, pas un signe de lui. Au contraire, c’est ce salaud de Bobby qui m’a appelée ce matin. Il m’a dit : « Si tu continues à nous emmerder, tu vas en baver, ma cocotte ! » Je ne l’avais jamais entendu parler comme ça. On aurait dit un gangster. C’est là que j’ai vraiment compris que jamais je ne récupèrerai Jack. Pourtant, il m’avait dit qu’il m’aimait, qu’il me garderait toujours et qu’il divorcerait bientôt pour m’épouser. Et maintenant il me fait menacer par son salopard de frère ! Maintenant, j’ai compris qu’avec Jack, c’était fini. Je n’ai plus de raison de vivre. Je vais mourir. Je ne sais pas comment. Je trouverai bien. Dans une heure, je serai morte et j’espère que Jack et Bobby pourriront en enfer. »

J’ai écouté et réécouté cette bande magnétique des dizaines de fois, des centaines peut-être. Dans les minutes qui ont suivi, je l’ai réécoutée sans pouvoir détacher mon regard du joli petit appareil. Et puis bien des années plus tard, je l’ai réécoutée encore et encore au point d’en connaitre par coeur chaque mot, chaque hésitation, chaque silence. La fragilité de la voix,  ses hésitations, sa tonalité… C’était à l’évidence celle d’une jeune femme. La tragédie que traduisaient ces mots me bouleversait. C’était la première fois que j’étais confronté de si près à un suicide. Pauvre fille, qui habitait cette maison et qui avait enregistré ces mots juste avant de mourir… Étrange besoin que celui de vouloir s’expliquer, se venger aussi… Comment pouvait-on en arriver là, mettre fin à ses jours, entrer volontairement dans le néant, mais avant, s’expliquer quand même, se venger quand même, tout en ayant conscience qu’on ne pourra jamais savoir si on aura atteint son but. À quoi bon, tout cela ?

J’en étais là de mes réflexions sur le sens de la vie et de la mort quand la montée en fréquence d’une nouvelle sirène de police m’a fait revenir d’un coup à ma réalité à moi. La voiture a dû passer tout près du chantier, dans la rue même, car sans la voir, j’ai pu entendre le puissant ronronnement de son 8 cylindres. Et puis le son a diminué très vite et disparu d’un seul coup. Cette fois-ci, ce n’était pas encore pour moi, mais il était clair que je ne pouvais rester plus longtemps dans mon abri à claire-voie.
Je sortis de la villa avec précaution et rejoignis Bundy Drive. Il était onze heures du matin, il faisait doux, c’était dimanche, tout était calme. Il n’y avait une voiture à l’horizon, mais de toute façon, faire du stop dans une zone aussi résidentielle, ce n’était pas prudent. Ça ne pourrait qu’attirer la méfiance des habitants et l’attention des flics. Vingt minutes plus tard j’étais sur le bas-côté d’une grande avenue où de rares voitures roulaient silencieusement. J’étais maintenant assez loin de la maison du suicide et je pensais pouvoir me remettre au stop.

Depuis cette année 62, je suis retourné souvent aux USA et plusieurs fois en Californie. Bien sûr, je n’y ai plus jamais pratiqué l’auto-stop, mais ça ne m’a pas empêché de remarquer qu’en cette matière, les choses avaient changé. Il n’y a pratiquement plus d’auto-stoppeurs sur le bord des routes et plus du tout en ville. Est-ce la conséquence d’un trop grand nombre de vols, de viols, de meurtres commis par les auto-stoppeurs ?  Est-ce la publicité faites par la presse américaine aux spectaculaires mais finalement assez rares affaires de serial-killers qui a effrayé les conducteurs ? Est-ce la multiplication des autoroutes à péage qui a rendu trop difficile l’accès des piétons, le confort grandissant des automobiles qui a renforcé l’assimilation de la voiture à son domicile, la montée de l’individualisme, de la volonté d’isolement, de l’égoïsme ? Un peu de tout cela, je pense, mais sans accorder trop d’importance à la cause « serial killers ». En effet, en France, ce genre de criminels ne fait pas continuellement l’objet d’articles à sensation comme aux USA, mais vous comme moi avez-vous pu observer chez nous la même désaffection pour l’auto-stop, et ce bien avant l’apparition des bla-bla cars et assimilés. Il est loin le temps où à l’entrée de l’autoroute du Sud, on pouvait choisir son auto-stoppeur à la Porte d’Orléans comme sur un marché aux esclaves bien approvisionné.
Toujours est-il qu’il y a soixante ans aux USA, et à condition de ne pas se trouver planté sous un chêne dans la banlieue résidentielle de Columbus, Ohio ou à une sortie d’usine au large de Jackson, Mississippi, l’auto-stop était un sport tout à fait florissant. Encore plus en Californie où le climat est favorable aux activités extérieures et la circulation dense.

Dix minutes plus tard, un pick-up poussiéreux s’arrêtait à ma hauteur. Le conducteur était seul à bord, et se penchant vers la fenêtre ouverte côté passager, il me demanda : « Où tu vas, mon gars ? » Je n’avais pas de carte routière, je n’avais qu’une très vague idée de la géographie du coin et je n’avais rien préparé. J’étais pris de court.
« Eh bien… n’importe où, répondis-je en hésitant.
— Tout va bien, mon gars ? Tu as un problème ? »
Je l’avais bien cherché, ce soupçon, avec ma réponse trop vague.
« Non, non, pas du tout ! répondis-je avec un peu trop de précipitation. Je veux juste sortir de la ville…
— Tu as un problème, répéta-t-il comme pour se confirmer dans son opinion première »

Je pensais que c’était fichu et qu’il allait me planter là, mais, tout en balayant d’une main tout le fatras qui encombrait la banquette du côté passager, gobelets de carton, vieilles cartes routières de Los Angeles, journaux, il me dit :
« Santa Clarita, c’est bon pour toi ?
— C’est loin ?
— Environ trente miles vers le Nord.
— Formidable !
— Alors monte, mon gars ; On y va ! »
En démarrant, il ajoute : « Je suis Joe. Et toi ? ». Mais je ne réponds pas parce que sur le plancher, devant moi, il y a un journal. C’est le Los Angeles Times. J’ai les pieds dessus. On dirait une édition spéciale. Elle est pliée en deux, mais entre mes chaussures, je lis :

MARYLIN MONROE DIES, BLAME PILLS

A SUIVRE

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