Go West ! (36)

(…) A droite, très reconnaissable, une Rolls-Royce, gris clair, énorme, décapotée. Sa plaque de Californie, noir sur fond blanc est bien visible : L-A-W-F-R-D. Aux USA, il est courant que les gens choisissent l’immatriculation de leur voiture en fonction de leur nom, de leur métier ou de leur hobby. Alors je cherche… LAWFRD, LAWFRD… ça doit vouloir dire quelque chose… ça veut surement dire quelque chose…et d’un coup, ça y est, j’ai compris : LAWFRD c’est pour LAWFORD et la Rolls, c’est la voiture du type en bermuda, et ce type, c’est Peter Lawford, le copain de Sinatra, le beau-frère de Kennedy… Incroyable ! Je viens de voir Peter Lawford !

Après tout, je suis à Los Angeles, tout près d’Hollywood et de Beverley Hills. Rencontrer un acteur de cinéma n’a rien d’exceptionnel. Mais quand même, qu’est-ce qu’il peut bien se passer dans cette maison ? J’ai entendu le mot suicide. Un suicide, ce n’est pas rien. On a dû appeler Clemmons pour faire les premières constatations, mais qu’est-ce que vient faire Lawford là-dedans ?  Et combien de temps Clemmons va-t-il me laisser seul dans sa voiture ? J’ai mon sac à côté de moi avec, dedans, mon foutu P .38. La voiture n’est pas fermée à clé. C’est peut-être le moment de ficher le camp. Je ne crois pas que le flic ait noté mon identité sur son carnet. Si je fichais le camp maintenant, il se souviendrait sûrement de ma nationalité, mais peut-être pas de mon nom. Le problème, c’est qu’il ne m’a pas rendu mon portefeuille. Je crois qu’il l’a posé tout à l’heure sur le siège à côté de lui. Peut-être qu’il y est encore ; merde ! Il n’y a rien sur la banquette. Dans la pénombre, sur le plancher du siège passager, il y a tout un fouillis de gobelets en carton, de canettes de soda et d’emballages de sandwiches qui ont dû tomber pendant les embardées de la voiture. Avec un peu de chance, mes papiers sont là-dessous. Il faut absolument que je passe devant. Est-ce qu’il vaut mieux sortir de la voiture ou passer par-dessus la banquette ? Sortir, c’est mieux parce que si je suis surpris, je pourrais toujours dire que j’avais un besoin urgent…

J’ai fini par sortir de la voiture. J’ai ouvert la porte avant et mon portefeuille était là, sous un emballage en carton avec encore un morceau de pizza molle à l’intérieur. Et me voilà, debout, à côté de la voiture, mon portefeuille dans ma poche, mon sac à mes pieds. Qu’est-ce qu’il faut faire ?
Ficher le camp, c’est à dire littéralement m’évader, aggraver encore mon cas, en espérant que le flic ne se rappellera pas mon nom et qu’il aura autre chose à faire que me rechercher ?
Balancer le Colt dans un buisson, remettre tout en place, rentrer dans la voiture et attendre qu’on m’emmène au commissariat en espérant que là-bas, les choses s’arrangent, qu’on reconnaisse ma bonne foi et qu’on me libère dans la foulée ?
Rien que la formuler me fait réaliser l’ineptie de cette alternative. Qu’on reconnaisse ta bonne foi ? Non mais, tu rêves ! Qu’on te libère ? Comme ça ? Mais tu rigoles, mon gars ! Et pourquoi pas avec des excuses, tant que tu y es ? Il faut que tu foutes le camp, mon gars ! L’occasion, c’est maintenant ; et c’est sûrement la dernière ! Alors bouge, imbécile ! Et plus vite que ça, s’il te plaît !

« D’accord, d’accord ! C’est décidé, je vais partir. »

Mais au moment de saisir mon sac et de courir vers l’entrée de l’impasse, j’hésite. Je suis pratiquement en état d’arrestation et il se passe des choses graves dans cette maison ; oui mais je viens de voir une vedette de cinéma cacher quelque chose sous sa Rolls-Royce. Alors, un vieux démon me reprend, celui-là même qui m’avait fait jouer à “aventurier solitaire face à fille perdue“ du côté de Knoxville, et à l’homme recherché par toutes les polices entre Dallas et Amarillo. Alors, j’attrape mon sac et courbé à demi, j’avance vers le porche de la maison. Une fois entre les deux voitures, je me mets à genoux, je tâtonne un peu sous la Rolls-Royce et je finis par découvrir ce que Peter Lawford y avait glissé. On dirait un petit appareil photo ou peut-être un dictaphone. On verra ça plus tard. Pour le moment, il faut ficher le camp. Maintenant, je suis le privé de Los Angeles qui cherche à élucider une sombre affaire dans laquelle il risque sa liberté, peut-être même sa vie. Au moment où je glisse le petit appareil dans ma poche, ça s’agite du côté de la villa. La porte s’entrouvre et j’ai juste le temps de me cacher derrière la carrosserie massive de la Rolls. C’est le flic qui vient de sortir. Il passe sans me voir entre les deux voitures pour rejoindre la sienne. Au fur et à mesure qu’il avance, je contourne la grosse voiture pour rester caché à ses yeux. Je suis accroupi entre le porche de la maison et la calandre de la Rolls-Royce et si quelqu’un sort de la villa, je suis fichu. A présent, Clemmons a dû monter dans sa voiture ; il sait que j’ai fichu le camp et il va se mettre à ma recherche. Il faudrait que je me cache mieux que ça, mais je ne peux pas quitter l‘abri de la Rolls sans qu’il me voie.
Je n’ose pas passer la tête pour regarder ce qu’il fait, alors j’attends, une minute, deux minutes, trois minutes. Je n’y tiens plus et je vais risquer un coup d’œil quand j’entends une portière qui claque, puis des pas qui remontent vers les deux voitures. Ils passent le long de la Rolls tandis que je tourne autour dans l’autre sens. La porte d’entrée claque à son tour, c’est Clemmons qui vient de rentrer dans la maison. Je souffle un peu mais je ne peux pas rester là plus longtemps, à la merci de la prochaine personne qui sortira de la maison. Je ne peux pas non plus m’enfuir en remontant l’impasse car, malgré la pénombre, toute son enfilade est visible depuis le porche. A travers la haie, j’aperçois la villa d’à côté. Je ne vois aucune fenêtre éclairée. Avec un peu de chance, elle doit être inoccupée ; à moins que le salon ou les chambres ne donnent de l’autre côté. Occupée ou pas, maintenant que je suis sorti de la voiture de police, je n’ai plus que cette solution, traverser la propriété d’à côté pour parvenir à une autre rue que cette impasse où je serais trop visible.

Un passage étroit entre les arbustes d’une double haie de lauriers, l’enjambée d’un grillage bas et détendu oublié au milieu, et je débouche sur un parking pour deux voitures. Il est vide. Un étroit et long passage entre la haie de lauriers et un mur aveugle me mène jusqu’à une terrasse qui enveloppe une piscine aux formes molles. Les projecteurs immergés éclairent la façade de la maison d’une lueur bleutée. Derrière les immenses baies vitrées, tout est sombre. Au-delà de la terrasse, une longue pelouse se termine par un bouquet de magnolias discrètement éclairés. Derrière les magnolias, une impeccable barrière faite de planches accolées et taillées en pointe limite la propriété. Elle est trop haute pour être franchie en douceur et je dois la longer jusqu’à rejoindre une autre double haie de lauriers que je franchis aussi facilement que la première. Me voici dans le jardin d’une maison beaucoup plus petite. Plusieurs de ses fenêtres sont éclairées et dans la lumière qu’elles projettent, je peux apercevoir un portail ouvert sur une rue où des voitures sont stationnées.

Deux minutes plus tard, ce dernier jardin traversé, je remonte une impasse toute semblable à la précédente. Je prends à gauche dans une belle avenue. C’est Bundy Drive. Mon sac commence à tirer fort sur sa bandoulière et je suis fatigué ; je ne suis plus le détective des stars qui vient de récupérer les preuves de l’innocence de son client. Celui-là n’a plus de souci. Il a retrouvé la voiture qu’il avait garée un peu plus loin tout à l’heure. Il va rentrer à son bureau, le détective, il va retrouver sa secrétaire platinée, allumer une Winston et boire un Jack Daniels en dictant une note sur le dossier Lawford. Moi, j’ai fini de jouer mon rôle, je suis fatigué et je voudrais bien que tout ça se calme, parce que moi, je n’ai ni secrétaire ni voiture et il va falloir que je m’arrête, il va falloir que je dorme. Mais pour le moment, je ne pense qu’à m’éloigner de l’officier de police Jack Clemmons, de sa voiture et de cette foutue maison.

Tout au long des années qui ont suivi ces événements, j’ai souvent repensé à cette nuit du 4 août 1962, forçant ma mémoire à revenir sur chaque détail. Depuis, j’ai lu, je crois, presque tous les livres et articles de presse qui y ont été consacrés et aujourd’hui, je me rends compte que je suis sans doute l’une des rares personnes vivantes à connaître la vérité.

A SUIVRE

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