Go West ! (37)

(…) Et moi, j’ai fini de jouer mon rôle, je suis fatigué et je voudrais bien que tout ça s’arrête, parce que moi, je n’ai ni secrétaire ni voiture et il va falloir que je m’arrête pour souffler un peu, il va falloir que je dorme. Seulement pour le moment, je ne pense qu’à m’éloigner de l’officier de police Jack Clemmons, de sa voiture et de cette foutue maison.
Tout au long des années qui ont suivi ces événements, j’ai souvent repensé à cette nuit du 4 août 1962, forçant ma mémoire à revenir sur chaque détail. Depuis, j’ai lu, je crois, presque tous les livres et articles de presse qui y ont été consacrés et aujourd’hui, je me rends compte que je suis sans doute l’une des rares personnes vivantes à connaître la vérité. 

Voici donc ce qui est arrivé après que j’aie traversé la dernière propriété privée et me sois retrouvé à trainer mon sac sur Bondy Drive.

Au bout d’un temps infini, j’ai fini par passer devant un chantier où l’on construisait une de ces grandes villas faites entièrement de bois. Il était ouvert sur la rue et j’y entrai sans difficulté. Il devait être un peu avant minuit et le lendemain était un dimanche. Au moins, je ne risquais pas d’être surpris à l’aube par une équipe d’ouvriers. Pourtant, si la police se mettait à fouiller le quartier, elle ne manquerait pas de s’intéresser à ce chantier. Mais je n’y croyais pas vraiment. Pourquoi se lancerait-elle à la poursuite d’un type disparu dans la nature et dont le seul crime était, croyait-elle, d’avoir voulu acheter un policier pour 100 $ ? A Los Angeles, ça ne devait pas être si rare qu’un éventuel dealer veuille se payer un flic et la police avait sûrement d’autres choses plus importantes à traiter. Et puis de toute façon, j’étais épuisé et dormir un peu à l’abri de ce chantier était trop tentant pour que j’y résiste longtemps. La structure et la couverture de la villa étaient pratiquement terminées mais, selon l’habitude américaine, la plupart des murs et des cloisons n’étaient encore que des panneaux à claire-voie, de sorte que l’on pouvait voir à travers comme à travers des grilles. Ce n’était pas l’idéal pour se cacher, mais j’avais fini par trouver un endroit à l’abri des regards derrière une pile de panneaux d’isolation. Je m’y étais fabriqué une sorte de litière avec les moyens du bord et, épuisé, allongé entre deux grandes plaques de carton, la tête sur mon sac, je n’avais pas tardé à m’endormir malgré mon état d’énervement extrême.

Quand je me suis réveillé, il faisait jour. J’avais des courbatures partout où il était possible d’en avoir. Je commençais à reprendre conscience en râlant contre l’inconfort de ces nuits de camping. J’en étais à me dire que « c’est la dernière fois que … » quand l’évidence de ma situation m’a sauté à la figure. Et elle n’était pas brillante, la situation : j’étais un fugitif planqué sur un chantier de construction à moins d’un demi mile de l’endroit où je m’étais enfui d’une voiture de police à peine quelques heures plus tôt ; presque tout l’argent qui me restait pour passer encore quatre semaines aux USA m’avait été volé ou confisqué par un flic ; pour survivre un peu plus de six semaines, traverser tout un continent et être à l’embarquement du vol Flying Tigers pour Paris le 16 septembre prochain à 15 heures 30, il me restait en tout et pour tout un billet de dix dollars, deux billets de cinq et deux quarters enfoncés dans ma poche de jean.

Vingt dollars et cinquante cents ! Bien sûr, j’avais toujours mon revolver, mais je n’allais quand même pas attaquer un commerçant pour lui faire sa caisse. Entre le shop-lifting et le vol à main armée, il y a quand même une distance, et pas seulement morale, que je n’étais pas prêt à franchir. D’ailleurs, il faudrait que je me débarrasse de cette arme qui ne pourrait me valoir que des ennuis encore plus graves que ceux que j’avais connus jusqu’à présent.

La première solution qui m’était venue à l’esprit était l’auto-stop : partir tout de suite vers l’Est, vers Washington DC. Là-bas, je rejoindrais Patricia ; elle pourrait sans doute m’accueillir jusqu’à mon embarquement à New York et peut-être même m’y conduire. Mais je ne voyais pas comment j’arriverais à parcourir plus de quatre mille kilomètres avec vingt dollars. Mon expérience récente de l’auto-stop me démontrait le contraire et je risquais de me retrouver sans un sou, planté a fond d’un cul-de-sac du Middle West.

Une autre solution était de tenter de rejoindre mes camarades et la Hudson. Eux pourraient sans doute me prêter de l’argent ou tout au moins me nourrir pendant le reste de leur voyage. Ils devaient être encore à Los Angeles ou pas bien loin sur la route de San Francisco. En effet, quelques jours plus tôt, nous avions fait le projet encore vague de suivre la côte jusqu’à San Francisco, y passer quelques jours et puis poursuivre jusqu’à Seattle où se tenait l’exposition universelle 1962, la Century 21 Exposition. Bien sûr, je n’imaginais pas tomber sur eux par hasard sur ce parcours de presque deux mille kilomètres et la Seattle World’s Fair était le seul endroit où j’avais une chance de les rencontrer. Encore faudrait-il que nous y soyons le même jour, au même moment, dans la même allée du même pavillon. C’était quand même beaucoup demander au hasard et là aussi, une fois dépensé les quelques dollars qui me restaient, je risquais de me retrouver encore plus éloigné de New York que je ne l’étais actuellement !

L’option P .38 étant exclue, la seule qui restait, c’était de gagner de l’argent et pour cela, trouver du travail. Trouver du travail… A l’époque, c’était le plus commun des lieux communs que d’affirmer qu’aux USA, il n’y avait pas problème pour trouver du travail. L’Amérique du plein emploi, le rêve américain, vous comprenez… En France, vous ne pouviez pas parler de trouver un travail en Amérique sans que quelqu’un n’affirme avec autorité que rien n’était plus facile et qu’il n’ajoute en soupirant ‘’Ah ! Ce n’est pas comme ici !’’ Et aujourd’hui, soixante ans plus tard, ce lieu commun est toujours à la mode. S’il a toujours été facile à l’heureux titulaire d’un passeport américain de trouver un travail, pour un étranger comme moi muni d’un simple visa de touriste, c’est impossible sans violer la loi.

J’étais là, allongé dans mon lit de carton, fixant sans les voir les solives du plafond, à tourner et retourner ces solutions dans ma tête. J’en revenais inéluctablement à la même conclusion : aucune ne pouvait raisonnablement m’amener à New York en moins de six semaines. Pour ne pas à avoir à affronter plus longtemps un vertige qui grandissait de minute en minute, je décidai de me rendormir. Rageur, je me retournai vivement sur le côté, tirai un bout de carton sur ma tête et me recroquevillai en chien de fusil comme un cloporte angoissé.

C’est une sirène de police qui m’a réveillé. Elle devait faire partie de mon rêve depuis quelques secondes, parce que lorsque que je repris véritablement conscience, elle était déjà en train de s’éloigner. Dans les grandes villes américaines, le hurlement lointain des sirènes constitue un fond sonore presque permanent, qu’il s’agisse des sirènes de police, de celles des pompiers ou des ambulances. Je n’eus donc pas trop de mal à me convaincre que celle-là n’était pas pour moi. Mais de toute façon, je ne pouvais pas rester plus longtemps dans ma cachette. Il fallait partir. Pendant mon sommeil, j’avais dû continuer à analyser les trois solutions qui s’offraient à moi car je m’étais réveillé avec une certitude en tête : que la solution soit de partir pour Seattle, de partir pour Washington ou de trouver un travail, elle commençait par de l’auto-stop. C’était une évidence pour les deux premières et le meilleur moyen d’accès à la troisième. Il fallait donc reprendre la route. J’avais acquis un peu d’expérience dans le domaine et j’imaginais que ça me serait un peu plus facile qu’au début de mon voyage entre New York et Flagstaff. Et puis partir au hasard de la bonne volonté des automobilistes, ça m’évitait temporairement d’avoir à choisir entre Seattle et Washington. Je verrais bien dans quelle direction le hasard m’entrainerait.

Comme je m’agitais pour rassembler mes affaires, je sentis quelque chose de dur dans une poche avant de mon jean. C’était le truc que j’avais ramassé sous la Rolls de Peter Lawford et que j’avais totalement oublié depuis.

A SUIVRE 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *