Tous les articles par Philippe

Go West ! (113)

(…) Je réalisais que, dans quelques jours, je serai dans la même situation que lui, que moi aussi je serai séparé de Patricia, mais pour moi, ce serait sans espoir de la revoir avant longtemps, et probablement jamais. Ça me tordait l’estomac, mais je gardais ça pour moi. De toute façon, notre séparation était écrite, inéluctable. Que je gémisse sur notre sort n’aurait mené à rien d’autre que gâcher nos derniers jours.

Je me souviens de cette dernière nuit. Nous étions rentrés au Biltmore fatigués par une longue promenade. Elle avait commencé dans la pleine chaleur de l’après-midi sur les bords de l’Hudson et s’était poursuivie à travers West Village jusqu’à l’Université de New York. A Washington Square, assis dans l’herbe, nous avions écouté de la musique de chambre par un quatuor formé d’étudiants. De là, dans la moiteur de la nuit, nous avions remonté la 5ème avenue puis Broadway pour arriver à l’hôtel vers minuit.   Épuisés mais heureux, nous nous étions jetés sur le lit sans même nous déshabiller. Dans la chambre, l’obscurité était totale. Gaiment, Patricia s’était mise à imaginer sa vie future à New-York, entre Manhattan et Brooklyn. J’étais allongé sur le dos, les yeux grand ouverts et je l’écoutais sans rien dire.
Elle habiterait avec Frances ou alors elle chercherait Continuer la lecture de Go West ! (113)

Plaidoyer pour Amazon

Oui, oui, je sais, je sais…

Beaucoup des lecteurs du Journal des Coutheillas répugnent à aller acheter mes bouquins sur Amazon, parce qu’Amazon est un géant peu sympathique, qu’il fait de la concurrence déloyale aux libraires, et patati et patata… Ils répugnent, mes lecteurs, au point qu’ils n’y achètent jamais de livres. Peut-être, par pure commodité, ou parce qu’ils n’ont pas le temps de procéder autrement, ou parce que les centre-villes ne sont plus accessibles à cause des stupides travaux de voirie, ou parce que les commerces ferment parce que les centre-villes ne sont plus accessibles à cause des stupides travaux de voirie, ou peut-être pour toutes ces raisons à la fois consentent-ils Continuer la lecture de Plaidoyer pour Amazon

Aux coiffeurs

Ce texte a été diffusé déjà deux fois par le passé, mais le problème avec les coiffeurs, c’est qu’il faut y retourner régulièrement. De plus, par les temps qui accélèrent, un peu de chaleur humaine et humide, de rêve et de poésie ne peuvent pas vous faire de mal.  

Dehors, il fait gris sombre, froid humide et triste angoisse. Quand on passe badaudant devant la vitrine floue de la rue Saint Jacques longue, le trottoir est jaune enluminé.
Si on entre dans l’aquarium boutique, c’est encore mieux : il fait blanc lumineux et chaud tropical. Les vents électriques des séchoirs mangeurs de crânes recouvrent à peine les conversations molles et la musique en tube. D’étranges êtres capés immobiles se contemplent assis dans des miroirs lumière encadrés. Des esclaves serviles légers leur reforment la crête luisante hirsute.

Si l’on a pris bonne et due date, c’est le paradis retrouvé. On se place aussitôt parmi les maitres absolus que des serviteurs emblousés arrosent Continuer la lecture de Aux coiffeurs

Carnet d’Écriture (7) – une histoire pleine de bruits et de fureur, racontée par un idiot

(…) Plutôt que de développer devant cet ami tous mes arguments en réponse à sa remarque, j’ai préféré annoncer que je ne tarderai pas à lui prouver le contraire par une prochaine nouvelle.
Voilà pour le « pourquoi » de Blind diner ».

Passons maintenant au « comment ».

Très rapidement, je décidai de raconter mon histoire en gestation à la première personne du singulier et au présent de l’indicatif. Ce choix présente quelques avantages propres à faciliter la rédaction : ce temps de narration élimine pratiquement tous les problèmes de concordance des temps et le choix du narrateur-acteur, au contraire de cet insupportable pédant qu’est le narrateur omniscient, permet d’avancer dans l’histoire en toute innocence, sans prescience de ce qui va se passer, conditions imposées ipso Continuer la lecture de Carnet d’Écriture (7) – une histoire pleine de bruits et de fureur, racontée par un idiot

L’incertitude comme principe

Rediffusion

Le principe d’Heisenberg ou « On n’est jamais sur de rien »

— Dis-donc, je viens d’en entendre une bonne. Y a un savant, un allemand, Wurtemberg je crois qu’il s’appelle, ou quelque chose comme ça, il a dit qu’en principe, c’est pas possible connaitre en même temps la vitesse et la position d’un truc qui se déplace un peu vite. Non mais, j’y crois pas ! C’qu’ils vont pas chercher quand même ! En tout cas, si c’est vrai, il faudra le dire aux flics ! Parce qu’ils arrêtent pas de m’envoyer du papier pour me dire que, j’sais plus quand, j’étais Porte de la Chapelle à 129 kilomètres-heure sur le Périphérique. Y doivent pas en avoir entendu parler, de Gutenberg ! Eh, garçon ! Un aut’ Calva, siouplait ! Tu r’veux un café ?
— Non, merci. Il s’appelle Heisenberg, Werner Heisenberg.
— Qui ça ?
— Eh bien, le savant dont tu parles. C’est un physicien : Heisenberg. Pas Gutenberg, ni Wurtemberg : Heisenberg.
— Ah bon …
— Et ce dont tu parles, c’est de son principe, le Principe d’Heisenberg. C’est de la science.
— Comme le Principe d’Archimède, alors ?
— C’est ça. On dit aussi Principe d’Indétermination ou Principe d’Incertitude.
— T’es certain ? Non, j’rigole ! Et c’est bien ça qu’y dit, Machinberg, qu’on peut pas savoir en même temps où on est et à quelle vitesse on va ?
— Si on veut, mais ça ne s’applique qu’à des particules.
— Des trucs tout petits alors ?
— C’est cela, de la taille de l’atome, ou plus Continuer la lecture de L’incertitude comme principe

Go West ! (112)

(…) Et après, quoi faire ? Décider de ne pas prendre cet avion, de rester plus longtemps aux États-Unis, d’y rester toujours ? J’y avais déjà pensé, bien entendu, mais seulement dans un éclair, comme une de ces solutions magnifiques dont on sait qu’elles sont impossibles car finalement, au contraire de Patricia, moi, je n’étais pas prêt à de tels bouleversements. Alors quoi ? Partir tout de suite, arracher le sparadrap d’un seul coup pour ne pas souffrir davantage un peu plus tard ? Mais cela voulait dire renoncer aux quelques jours de bonheur que Patricia me promettait à côté d’elle, et ça, je n’en avais ni l’envie ni le courage
— Philippe ! Est-ce que tu veux ? Vraiment ?

J’ai dit oui, bien sûr, et le lendemain nous avons pris le Shuttle.

Le Shuttle, c’est le DC 4 qui vous amène en trente-cinq minutes de Washington à l’aéroport de Newark pour la somme de 12 dollars. C’est tout simple, il n’y a pas de réservation, pas de contrôle ; vous vous présentez au départ et s’il y a de la place, vous montez, sinon vous prendrez le suivant, une demi-heure plus tard. De Newark, nous avons pris un bus qui nous a amenés à la gare de Grand Central, en plein cœur de Manhattan, et de là, nous avons marché jusqu’au Biltmore. Pour respecter un minimum de convenances, c’est moi qui ai pris la chambre tandis que Patricia faisait semblant de s’intéresser aux vitrines du lobby, mais j’ai bien vu que l’employé à la réception regardait Patricia du coin de l’œil et qu’il n’était pas dupe. Patricia connaissait sans doute déjà bien l’hôtel, car elle m’avait demandé de prendre une chambre ‘’low rate special’’ au quatorzième étage. Ces chambres étaient les plus économiques de tout l’hôtel pour plusieurs raisons. La première était qu’au Biltmore, par superstition, le treizième étage n’existait pas. On passait donc directement du douzième au quatorzième. Ça n’empêchait pas les clients superstitieux de refuser les chambres du prétendu quatorzième, dont ils savaient pertinemment que c’était en réalité le treizième. La deuxième raison était que, Continuer la lecture de Go West ! (112)

Carnet d’Écriture (6) – Quand on connait personne, on s’emmerde comme jamais

Blind diner – Pourquoi ?

Je me propose aujourd’hui de vous raconter comment est né et comment s’est développé ce bref roman, cette longue nouvelle, cette pièce de théâtre qui ne dit pas son nom, ‘’Blind dinner’’.

L’idée m’est venu de la remarque que me fit un jour un ami. « Hier soir, m’avait-il dit, nous avons dîné chez Untel. Personne ne connaissait personne. On s’est ennuyé comme des rats morts. On n’a pas idée d’organiser un dîner comme ça. Pour qu’une soirée soit réussie, il faut que les gens se connaissent, tout le monde sait ça ! » Je ne suis pas certain que ce soit là les mots exacts qu’il employa, mais c’était bien le concept : « Quand on ne connaît personne, on s’emmerde. »

Mon esprit de contradiction, qui toujours sommeille en moi juste à côté du cochon, me fit réagir immédiatement à Continuer la lecture de Carnet d’Écriture (6) – Quand on connait personne, on s’emmerde comme jamais

Don Juan – Acte V – Scène II

Après avoir fait preuve à de multiples reprises de son incommensurable égoisme et de sa totale indifférence aux sentiments des autres, et notamment à ceux des femmes qu’il séduit de manière compulsive, Don Juan vient de déclarer à son père un faux repentir. Devant Sganarelle, son valet, qui a été témoin de tous les précédents méfaits de son maitre, il fait maintenant l’éloge de l’hypocrisie en tant que moyen de « profiter des faiblesses des hommes » et de « s’accommoder des vices du siècle ». Sganarelle réagit : 

SGANARELLE

Ô Ciel ! Qu’entends-je ici ? Il ne vous manquait plus que d’être hypocrite pour vous achever de tout point, et voilà le comble des abominations. Monsieur, cette dernière-ci m’emporte et je ne puis m’empêcher de parler. Faites-moi tout ce qu’il vous plaira, battez-moi, assommez-moi de coups, tuez-moi, si vous voulez : il faut que je décharge mon coeur, et qu’en valet fidèle Continuer la lecture de Don Juan – Acte V – Scène II

Le Roman des regards – Critique aisée n° 266

Le Roman des regards
Daniel Pennac-Laurent Mallet
Éditions Philippe Rey – 25€

Moi, je ne suis pas comme Daniel Pennac. Je n’ai pas eu la chance de rencontrer Lorenzo dell’Acqua pour la première fois dans un musée. La première fois que je l’ai vu, c’est dans le cabinet médical qu’il exploitait sous le nom de guerre de Laurent Mallet. Ce médecin avait-il pour habitude de discuter avec tous ses patients d’autre chose que de leurs intérieurs, ou m’avait-il trouvé particulièrement sympathique, on ne sait ; toujours est-il qu’il me demanda ce que je faisais pour m’occuper pendant ma retraite car, depuis quelques temps, celle-ci était devenue évidente. Quand je lui eu expliqué mon cas, il me précisa que cette question le préoccupait beaucoup car lui-même allait bientôt prendre la sienne et se demandait si son hobby de toujours, photographier, suffirait à remplir son futur. Je lui dit que le mien, l’écriture dans les bistrots, y parvenait aisément. Ainsi rassuré, il me laissa repartir sans plus barguiner.

Quelques mois plus tard, Lorenzo me contacta. Sa retraite était prise, et il aurait bien pris aussi un café, une bière Continuer la lecture de Le Roman des regards – Critique aisée n° 266